La Bonne aventure (Sue)/1/VII

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 203-218).
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VII

L’hôtel de Morsenne (appartenant au prince de Morsenne) était l’une des plus magnifiques demeures du faubourg Saint-Germain.

À peu près au même moment où se passaient les scènes précédentes, — chez la veuve du colonel Duval, et chez la jolie parfumeuse, madame Fauveau, — madame la duchesse de Beaupertuis (fille du prince de Morsenne) rêvait et songeait, à demi-étendue sur une causeuse placée au coin de la cheminée d’un immense salon meublé avec une splendeur royale.

Madame de Beaupertuis, âgée d’environ vingt-quatre ans, représentait le type accompli de ce que Saint-Simon appelait une grande dame du plus bel et du plus grand air. Sa taille svelte, élevée, son port de tête ordinairement impérieux, son nez aquilin, quelque chose de dédaigneux, de caustique dans la coupe de sa lèvre inférieure un peu proéminente, donnaient à ses traits fins et réguliers une remarquable expression d’orgueil aristocratique. Aussi, lorsque Diane de Beaupertuis entrait dans un salon, vêtue d’une robe de satin traînante à long corsage, éblouissante de pierreries, redressant sa jolie tête encadrée des boucles vaporeuses de ses cheveux châtain clair et disposés à la Sévigné, et regardait autour d’elle avec une fierté hardie, en clignant à demi ses grands yeux d’un brun oranger (sa vue était assez basse), on aurait cru voir descendre majestueusement de son cadre un des plus hautains portraits de Mignard.

Ce jour-là les traits de madame de Beaupertuis exprimaient l’ennui le plus morne. Nonchalamment étendue sur sa causeuse de satin-damas ponceau à bois doré, son regard fixe errait dans le vide ; accoudée à un coussin, une de ses belles mains blanches veinées d’azur pendait, languissante, tandis que de l’autre elle caressait avec distraction une petite chienne microscopique de la plus pure race des king-Charles, couchée à côté d’elle.

Un bâillement nerveux, prolongé, ayant contracté pendant quelques instants son joli visage, Diane de Beaupré murmura avec un accent d’une irrécusable sincérité :

— Mon Dieu ! que je m’ennuie !… oh ! quelle vie !… quelle vie !

Puis s’adressant à sa petite chienne dont elle enroulait machinalement autour de ses doigts effilés les longues soies noires et parfumées.

— Tu es bien heureuse, toi, Préciosa ; tu ne t’ennuies pas. Pourvu que tu aies chaque jour ton biscuit émietté dans la crème et que tu fasses ta promenade, pelotonnée dans mon manchon, ou couchée sur les coussins de ma voiture, ta vie est satisfaite, et le soir tu dors paisible dans ta niche d’édredon. Heureuse ! heureuse Préciosa ! tu ne sais pas ce que c’est que de réunir en soi toutes les conditions du bonheur possibles, rang, fortune, beauté, jeunesse, indépendance, et de traîner dans l’opulence une vie morne et glacée, — non point par pruderie sauvage, mais parce que rien autour de nous ne nous plaît, et que notre orgueil de rang, notre délicatesse de nature, nos seules vertus peut-être, se soulèvent de mépris à la seule pensée de chercher l’inconnu dans un monde si au-dessous du nôtre. Mais que dis-je, heureuse ? Non, tu n’es pas heureuse, chère petite Préciosa ! De par la pureté de ton noble sang, qui remonte au temps du bon roi Charles, n’es-tu pas condamnée, de peur de déroger à ne faire ta société que de bichons de ton espèce, petits animaux de haut lignage, coquets, frisés, parfumés, nourris comme toi de crème et de biscuits, et comme toi n’allant jamais à pied, mais qui, sauf quelques différences insignifiantes dans leurs jolis museaux, sont tous si absolument pareils qu’entendre l’un d’eux japper, ou le voir faire le beau et donner la patte, c’est avoir vu et entendu tous les autres. Aussi, pour toi, quelle mortelle uniformité dans ce monotone entourage, pauvre Préciosa, et combien j’approuve ton goût pour la solitude ! Tu as raison, petite Préciosa. Imagine ce que serait pour toi, si fière, si distinguée, qui de ta vie n’as quitté le salon de cet hôtel que pour m’accompagner dans d’autres hôtels, si tu allais aventurer tes pattes mignonnes et soyeuses sur la fange du pavé des rues. Ah ! chère petite Préciosa, mieux vaut encore vivre dans un morne et pesant ennui, avec tes pareils en race et en manières. Végète et meurs dans ton isolement, pauvre Préciosa ! On vantera ta hautaine austérité, et, un jour, te déposant sous une touffe de perce-neiges, tristes fleurs pâles et glacées, je te consacrerai cette épitaphe :

Ci-gît l’incomparable Préciosa, modèle de toutes les qualités que l’on peut avoir eues malgré soi !

À moins, pauvre petite, — ajouta madame de Beaupertuis avec un sourire ironique et moqueur, — à moins que, comme ta maîtresse, tu sois condamnée par la fatalité du destin à mourir de mort violente, ainsi que me l’a prédit, il y dix-huit mois, je crois, cette ridicule sorcière, qui n’a pas été dupe de mon déguisement. Il est vrai qu’elle ne s’est pas positivement expliquée, nous laissant le choix, à une autre curieuse et à moi, entre une fin tragique ou une condamnation aux galères à perpétuité !… Et quand on songe que l’ennui peut pourtant nous pousser à aller entendre de pareilles sottises !

Le soliloque philosophique de la duchesse de Beaupertuis fut interrompu par la voix d’un valet de chambre qui, soulevant la portière, annonça :

M. le chevalier de Saint-Merry !

Ce personnage était un homme de cinquante ans, d’une tournure distinguée, encore alerte et juvénile ; il avait les cheveux teints, les sourcils teints, les favoris teints ; véritable type de l’ancien beau ; ses traits assez fatigués expimaient ordinairement une morgue hautaine, tempérée d’ailleurs par les habitudes de la meilleure compagnie.

Les méchants disaient que M. de Saint-Merry avait été charmant dans sa jeunesse. Et à l’appui de cette assertion, ils prétendaient qu’en tenant compte des différences qui existent entre la beauté d’un homme et la beauté d’une femme, madame de Beaupertuis ressemblait extraordinairement à M. de Saint-Merry dans sa jeunesse. Toujours est-il que le chevalier, grâce à son double privilège de parrainage et de très ancien ami de la famille, embrassa familièrement (pour ne pas dire paternellement), embrassa sur le front Diane de Beaupertuis qui, par déférence, s’était à demi levée à l’approche du chevalier ; puis s’asseyant à côté de la jeune duchesse, il lui dit d’un air aussi courroucé que consterné :

— Eh bien ! ma belle filleule (c’était son expression accoutumée), vous ignorez sans doute, la nouvelle !

— Quelle nouvelle ?

— Une indignité ! Mais ces monstruosités-là ne peuvent se rencontrer que de nos jours ! Voilà les suites de cette abominable révolution de 89 ! Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu ! dans quel temps vivons-nous !

— Achevez donc…

— Du reste, — reprit M. de Saint-Merry, — vous aurez l’étrenne de la nouvelle. C’est tout frais. Le fait m’a été certifié, il y a deux heures, par la belle-mère de la marquise. La pauvre femme est si outrée, si désespérée, que, pour échapper à cet opprobre de famille, elle part ce soir pour sa terre, malgré le froid et la neige.

— Mon cher parrain, je ne comprends pas un mot à ce que vous me dites là. Et d’abord de quelle marquise voulez-vous, parler ?

— Eh ! mon Dieu ! de la marquise de Blainville.

— Ma cousine ? Ce n’est pas celle-là, j’imagine, qui aura commis quelque indignité, car avant et depuis son veuvage, je n’ai jamais entendu courir sur elle le moindre méchant bruit.

— C’est possible, mais l’on n’aura rien perdu pour avoir attendu.

— Comment ! l’on aurait quelque chose à reprocher à madame de Blainville ? — dit la duchesse en secouant la tête d’un air de doute. — Impossible ! C’est médisance, erreur ou calomnie ! Ma cousine ! est peut-être la seule femme dont je répondrais.

— Vraiment ? Eh bien…

— Eh bien ?

— Elle a épousé hier… son médecin !…

Madame de Beaupertuis partit d’un tel éclat de rire, que M. de Saint-Merry la regarda tout ébahi, pendant que la rieuse disait avec un redoublement d’hilarité qu’entrecoupaient ses paroles :

— La marquise de Blainville, une des plus grandes dames de France… et des plus rigoureusement formalistes… Madame de Blainville… épouser, ah ! ah ! ah ! épouser une espèce ! épouser son médecin ! ah ! ah ! ah ! un monsieur en noir… qui tâte le pouls… et fait tirer la langue… en vérité, c’est à mourir… de fou… rire ! surtout lorsque l’on connaît la marquise, et que l’on se représente sa figure hautaine et sévère. Tenez… mon cher parrain… il n’y a que vous au monde pour des imaginations semblables. Merci, du moins, de ce bon et franc rire… cela fait du bien… Il y a si longtemps que je n’ai ri de bon cœur !… Vous êtes adorable !…

— J’étais bien certain, chère duchesse, que vous ne voudriez pas croire à une pareille énormité, mais…

— Ce qu’il y a de charmant, c’est votre sérieux, votre sang-froid, en contant cette bouffonne histoire ! L’effet en est doublement plaisant. Mais, au moins, avez-vous inventé un nom, un bon nom, pour ce médecin !

— Je n’ai rien eu du tout à inventer ; ce médecin, qui a accompagné la marquise dans son voyage, d’Allemagne, se nomme Bonaquet.

— Vous dites ? — reprît madame de Beaupertuis, en contraignant à grand’peine une nouvelle explosion d’hilarité. — Répétez donc le nom… je vous prie… Vous dites ?

— Eh ! mon Dieu ! — répondit impatiemment le chevalier, — je dis le docteur Bonaquet, parce que Bonaquet c’est son nom, si cela peut s’appeler un nom !

Cette fois, M. de Saint-Merry crut que madame de Beaupertuis allait tomber en spasme, tant ses éclats de rire étaient violents, convulsifs.

— Ah ! ah ! ah ! — reprit-elle en se renversant en arrière, — je me figure la marquise, ayant toujours porté, soit de son chef, soit de celui de son mari, un des plus grands noms de France, se faisant annoncer Madame… Ah ! mon Dieu ! que vous êtes donc amusant !… Se faisant annoncer Madame la doctoresse Bo… Bona… Bonaquet !!

Et la duchesse de rire à se tordre.

L’entrée d’une troisième personne vint interrompre l’accès de folle hilarité de madame de Beaupertuis.

Le valet de chambre annonça :

— Madame la princesse.