Librairie de Firmin-Didot et Cie (p. 8-23).


II.


Résumer mon passé de seize ans ! Il n’était pas tellement compliqué qu’il me fallût vingt-quatre heures pour venir à bout de cette tache. En montant les deux volées du vieil escalier droit à rampe de bois supportée par des colonnes sculptées, qui conduisait au premier étage, j’avais vu défiler devant moi ces seize années. J’avais pu les embrasser d’un seul vol de pensées, depuis le temps où tante Paule me portait dans ses bras de crainte que je ne tombasse par l’escalier, depuis ma première ascension furtive où j’avais gagné, pour prix de cet exploit de mes petites jambes, une bosse à la tête, jusqu’au temps actuel où, mêlée à l’administration intérieure de la maison, j’avais égayé l’aspect sombre de cet escalier quasi-monumental en parant ses paliers d’arbustes en caisses et de grandes gravures aux murs.

J’entrai dans ma chambre, où flottait le parfum frais des deux magnolias que je mettais chaque matin dans mes porte-bouquets. Ce luxe ne faisait pas tort aux magnoliers du jardin, forts comme des chênes, et qui, tout le temps de leur floraison, ouvraient tous les jours par centaines les corolles lactées de leurs fleurs. J’aimais, en rentrant dans ma chambre, à respirer cette atmosphère parfumée ; mais je la savais pernicieuse pour la nuit, et ce soir-là, comme d’habitude, j’ouvris une fenêtre pour aller déposer mes porte-bouquets sur le balcon.

Il était dix heures du soir. Les rues et les places des petites villes du Midi sont désertes à cette heure-là. Montserrou, que nous habitons, cet humble chef-lieu de canton de l’Ariège, n’a aucun mouvement de commerce et d’industrie qui le pose en exception de cette loi générale. Pas un passant sur cette vaste place que mon balcon dominait, et c’était vraiment dommage qu’il n’y eût personne pour admirer les jeux du clair de lune de cette belle nuit d’août.

La haute façade en briques de l’église, sa tour octogone à meurtrières et à créneaux était toute rose dans la lueur qui la baignait et qui allumait des feux de diamants dans les vitraux de sa rosace. La lune étendait sur les pavés un voile de blancheur que dentelaient en ombre portée, légèrement bleuâtre, les tuiles de la toiture de la halle qui tient le milieu de la place. Ses rayons pénétraient sous l’abri des arcades romanes des maisons qui me faisaient face, y traçant sur le carrelage en dalles des portiques lumineux encadrés par l’ombre des piliers.

Si la place était déserte, Montserrou n’était pourtant pas encore endormi. Il m’arrivait, de l’esplanade qui entoure notre petite ville, un de ces airs patois que les jeunes gens du pays chantent en chœur, à trois parties, avec cette justesse de ton qui est instinctive chez eux et un don du terroir. Cette mélodie m’arrivait par bouffées de sonorités éclatantes ; elle semblait fêter cette nuit lumineuse et monter dans l’éther comme un hymne de reconnaissance et d’amour.

La fraicheur de l’air avait fait du bien à mes yeux, à ma tête en feu. La sérénité de la nuit m’avait calmée. Ce chœur de voix lointaines, scandant les syllabes accentuées du patois languedocien, berça la rêverie qui me gagnait.

Je me revis toute petite fille, épelant dans le livre que tante Paule tenait sur ses genoux, suivant les lettres que m’indiquait son aiguille à tricoter. Dans ce temps-là, j’étais délicate, facilement enrhumée, et tante Paule ne me promenait jamais sans emporter un renfort de châles de laine qu’elle étageait sur moi dès que je m’étais un peu agitée. Toutes les contrariétés que j’avais subies à cette époque se résumaient dans l’horreur que ma rancune m’avait laissée contre les engins de toilette propres à emmitoufler les gens.

J’avais par contre toutes sortes de petits bonheurs dont le plus apprécié était nos excursions à ma petite propriété de Palommiers, — j’ignorais alors qu’elle m’appartint et qu’elle représentât la dot de ma mère. — Nous ne partions jamais pour cette métairie sans que j’allasse garnir mes poches, mon sac, le fond de mon chapeau de soleil, de gros morceaux de pain que j’échangeais à Palommiers avec les enfants du métayer contre du pain de maïs, qui était un régal pour moi.

La métayère me disait bien, en me coupant des tranches énormes de sa miche couleur d’or, à pâte fraiche et grenue, à croûte brune :

« Ce n’était pas la peine d’apporter du pain blanc, mademoiselle Anna. Tout est à vous à Palommiers. »

Mais j’aurais cru lui être à charge sans cet échange, et puis ses enfants, Bernard et Mariannette, mordaient dans mon pain blanc avec la mème gourmandise satisfaite que moi dans leur pain de maïs, et nous courions tous les trois au verger. Bernard montait dans les figuiers et jetait des figues dans mon tablier, tandis que Mariannette cueillait pour moi des fraises qu’elle m’apportait dans une large feuille de chou.

Le bon temps que celui-là ! Je trouvais qu’il était toujours trop tôt pour redescendre à Montserrou, et je disais : « Déjà ! » quand je voyais atteler la voiture.

Nous partions par la route en zigzag qui contourne les pentes du coteau de Palommiers ; nous perdions de vue et nous dominions tour à tour notre petite ville, toute rouge par ses toitures et ses constructions en briques, et entourée de la ceinture verdoyante de son esplanade dont le demi-cercle est coupé droit à ses deux extrémités par la ligne bleue de la Varèze, la rivière de notre vallée.

Je rentrais à la maison, la main droite chargée d’un bouquet de fleurs sauvages, un panier de fruits à l’autre bras. Grand-père écoutait le récit de ma journée et m’embrassait en me disant :

« La promenade t’a fait du bien. Tu me rapportes aussi des fleurs sur tes joues.

Je me revis ensuite plus âgée de deux ou trois ans, ayant passé des gâteries maternelles de tante Paule sous la direction de grand-père. Il court par le monde une phrase toute faite sur la piteuse éducation que les grands-pères donnent à leurs petits-enfants, pour leur être trop tendres. Si l’exception justifie en toutes choses la règle, la sévérité de grand-père est propre à donner un poids de plus à cette maxime courante.

Dans tout Montserrou et dans les familles habitant les villes voisines qui nous fréquentaient, il n’y avait qu’une opinion sur ce point. Chacun y disait :

« M. Semalens élève parfaitement sa petite-fille. »

D’aucuns ajoutaient même :

« Il est trop rigoureux à son égard ; il exige trop de cette enfant. »

C’était là aussi la pensée de tante Paule et son grief contre grand-père. Quand elle le voyait me reposer de quatre heures d’étude en me fatiguant à la gymnastique, elle lui criait :

« Mon père, est-ce que vous voulez faire un garçon de notre Anna ? Elle sera dégingandée si vous continuez à la plier à ces tours de saltimbanque. Et la voici qui lève un poids dans sa main ! Ah ! fi ! Elle gagnera ainsi des allures de danseuse de corde. Est-ce là ce que vous voulez ? »

Grand-père répondait, tout en me faisant continuer mes exercices :

« Non, mais je prétends lui faire acquérir des muscles solides, consolider sa frêle structure en lui élargissant la poitrine et en harmonisant ses fonctions physiques. »

Tante Paule prenait de plus mauvaise grâce encore les études scientifiques aux éléments desquelles grand-père m’initiait.

Elle s’écria un matin avec un accent désolé, en nous voyant tirer d’une caisse, venant de Paris, une mappemonde sur pied, un système solaire, une loupe, une boite de compas, quelques figures géométriques en bois, et un carton de gravures coloriées représentant des végétaux et des minéraux :

« Mon Dieu ! vous voulez donc faire d’Anna une savante ?

— J’en serais bien fâché, » répondit grand-père en souriant, « mais encore plus si je la laissais ignorante.

— Et tous ces livres d’histoire que vous lui faites lire, et ces conversations qui dépassent ma portée et où vous parlez à cette petite fille des causes de la chute de l’empire romain, de la formation des mots de notre langue, de la lutte pour l’existence qu’a inventée je ne sais plus quel Anglais, en quoi tout cela peut-il être utile à une jeune fille ? Moi, je m’y perds. Mon père, ce n’est pas ainsi que vous m’avez élevée. Il vaudrait mieux pour Anna qu’elle apprit de moi à tenir une maison.

— L’un n’empêche pas l’autre, » répondit grand-père, « et, puisque tu m’as fait cette observation devant Anna, c’est devant elle que je dois y répondre. Je t’ai élevée autrement, il est vrai, parce que j’avais moins réfléchi sur les résultats de l’éducation féminine et aussi parce que mes fonctions de juge au tribunal de Foix ne me laissaient pas le temps de diriger l’éducation de mes deux filles. Je n’ai point à te prier de m’excuser si j’ai agi d’après d’autres principes à ton égard. Tu n’as pas été tentée de courir les risques de l’existence pour ton propre compte. Simple spectatrice des combats de la vie sociale, tu es restée confinée au foyer paternel, te dévouant à moi. Je t’en remercie, et, telle que tu es, je te trouve parfaite. Mais, quant à ma petite-fille, je veux qu’elle ait des ressources dans l’esprit, et qu’elle gagne de la force d’âme afin de pouvoir résister aux épreuves, aux déceptions de la vie… Me comprends-tu, Paule ? Je veux enrichir Anna autant que possible pour qu’elle ne se trouve pas moralement ruinée si quelque bonheur lui manque. M’entends-tu ? »

Tante Paule baissa la tête en soupirant ; elle n’était qu’à demi convaincue. Mais elle adhéra à tout, même à ces conversations qu’elle n’entendait point, lorsqu’il eut été convenu que deux après-midi par semaine lui seraient attribués pour qu’elle fit de moi une bonne ménagère.

À partir de ce moment, j’avais eu l’inspection de la lingerie ; puis, les mardis et les vendredis, j’avais confectionné le dîner de la maison, surveillée, conseillée par tante Paule et par notre cuisinière Marion qui poussait des cris de paon à chacune de mes maladresses.

Grand-père exigeait de moi beaucoup de travail ; mais il variait assez mes études pour les rendre toujours intéressantes. Je comprenais maintenant l’utilité de tous ces devoirs qu’il m’avait imposés pendant des années. Je commençais mème à jouir du fruit de mes travaux, par le goût que je trouvais à apprendre des choses nouvelles ; mais il y avait eu des moments de langueur, de paresse, où j’avais trouvé très dur le règlement inflexible qui disposait de toutes les heures de mes journées.

Aucune étude ne m’avait coûté tant de larmes que celle du piano. J’aimais pourtant la musique et, même toute petite, j’accourais du jardin au salon dès que j’entendais le violon de grand-père, qui était un excellent musicien. Tante Paule me contait que jadis, quand ils habitaient Foix, il donnait chez lui des séances de musique de chambre dont il était le meilleur exécutant.

Mais, quand il fallut remuer en mesure mes doigts sur le clavier, ce fut une tout autre affaire. Grand-père ne laissait passer ni une fausse note, ni une faute de rythme. Sa sensibilité auditive était extrême, et, comme il e me laissait rien jouer sans me donner la note sur son violon, dès que je me trompais, son archet me cinglait les doigts. Je me mettais à pleurer. Tante Paule accourait ; mais à la première occasion grand-père se livrait à la mème vivacité, malgré lui, disait-il.

Il y faussa ou cassa cinq archets, et ma haine des archets devint plus forte que celle que je professais pour les châles de laine. Après tout, maintenant que l’archet de grand- père ne s’égarait plus du côté du clavier, pou- vais-je inscrire ces deux rancunes à la liste de mes griefs contre le sort ?

Les châles de laine m’avaient peut-être préservée d’une maladie grave… mais ce n’était là qu’un peut-être. Les coups d’archet de grand-père m’avaient rendue assez bonne musicienne pour jouer avec lui toutes les sonates d’Haydn et de Mozart (piano et violon). Il parlait déjà de m’acheter celles de Beethoven pour l’hiver prochain, et j’attendais ce moment avec impatience.

On ne se doute pas de quelle ressource est la musique dans une petite ville où l’on n’en peut entendre ni aux concerts ni au théâtre. J’avais toutes les partitions d’opéras anciens ou nouveaux, transcrites pour piano seul. Grand-père me disait parfois le soir :

« Anna, j’ai envie d’aller aux Italiens. Prends la Sonnambula ou plutôt I Puritani du maestro Bellini. Ils ne jouent plus ce dernier opéra à Paris. Donnons-nous le luxe de le reprendre à Montserrou. »

Il me disait le plan du libretto afin que je pusse donner aux mélodies leur juste expression. J’ouvrais mon piano ; je partais sur l’ouverture et ne fermais le cahier qu’après l’accord final. Aux entr’actes, nous causions et tante Paule nous disait parfois :

« Quels fous vous faites, autant l’un que l’autre ! Voilà que vous parlez du jeu des acteurs maintenant, et de la cavatine mal accentuée par la première chanteuse ! Vous me faites tourner la tête avec vos fantasmagories. »

Je lui demandais :

« Est-ce que je vous ai ennuyée, tante Paule ?

— Du tout, mais vous êtes tous les deux bien enfants. Je demande pardon à mon père de ma franchise. »

… Je me rappelais toutes ces scènes et tant d’autres détails encore qui me prouvaient combien j’étais aimée de ces deux êtres chers. Aimée, non pas lâchement, selon l’expression de grand-père, non pas en flattant les défauts de ma nature, en m’y abandonnant, mais pour mon bien, pour mon incessant progrès moral.

Je souriais, accoudée à mon balcon ; il me semblait que si j’avais vu à ma portée tous les châles de laine de tante Paule et les cinq archets cassés de grand-père, je leur aurais donné des baisers reconnaissants.

Pourquoi donc avais-je pleuré, affligeant ainsi ces bons parents ? C’était une injure au bonheur dont ils m’avaient entourée jusque-là.

Oui, j’étais heureuse, je le déclarerais le lendemain matin sans attendre davantage ; heureuse de rester à Montserrou, dans une ville où les nuits sont si belles et d’où l’on voit le coteau de Palommiers, sa métairie blanche et ses grands châtaigniers tout ronds ; dans un pays où les simples artisans ont des voix de chanteurs d’opéra et font aux petites filles qui pleurnichent sans raison la grâce de bercer, de charmer leur bouderie par un chœur exécuté en plein air.

Tout en faisant ce raisonnement, je tendis l’oreille du côté de l’esplanade et je n’entendis plus rien. Au même instant, j’aperçus un groupe de jeunes gens qui traversaient la place et je me dissimulai derrière la tendine de mon balcon pour n’être pas aperçue d’eux.

C’étaient bien les chanteurs de l’esplanade ; ils causaient en marchant, et le silence de la nuit, la prononciation méridionale accentuant les consonnes, me permirent d’entendre leurs paroles. Ils étaient arrivés d’ailleurs près de notre maison.

« C’est sur cette place que la voix résonnerait bien, » dit l’un d’eux. « Il n’est pas très tard. Si nous donnions un concert à ces paresseuses de fenêtres endormies !

— Non, » dit un autre, « pas devant la maison du juge de paix. Il nous ferait une affaire sous prétexte de tapage nocturne.

— Bah ! » fit un troisième, « M. Semalens est trop bon musicien pour cela. Mais nous avons tant chanté que nos gosiers sont un peu éraillés et il ne faudrait pas nous exposer à ses moqueries. Et puis, il y a ses dames qu’on réveillerait.

— C’est juste, » reprirent les autres. Et le groupe se remit en marche.

Ils allaient disparaitre à l’angle de la rue du Pont quand je les vis ôter leurs bérets à un passant qui s’avançait vers la place à grands pas.

« Bonsoir, monsieur de Capmont, » dit un des artisans.

Que venait faire si tard à Montserrou ce gentilhomme ruiné qui passait sept mois de l’année à son château, ou pour mieux dire à sa bicoque des Effraies, afin de se permettre cinq mois d’existence parisienne ? Après m’être adressé cette question, comme la réponse à y faire m’était impossible à trouver, et que d’ailleurs elle ne m’intéressait guère, j’allais fermer ma fenêtre pour aller dormir, quand j’entendis frapper deux grands coups à la porte d’entrée de la maison. M. de Capmont était entré juste sous l’arcade qui supportait mon balcon. C’était évidemment lui qui frappait à cette heure indue. Grand-père ne le recevait point. On se saluait simplement par les chemins. Cette visite à onze heures du soir était donc un événement.