Librairie de Firmin-Didot et Cie (p. 1-8).


I.


Je venais de remporter ce soir-là un de ces petits triomphes qui sont si doux aux jeunes filles, et plus doux encore, s’il se peut, à leurs parents. J’avais joué passablement, à première vue, un morceau de musique arrivé pour moi par le dernier courrier. C’était cette Marche funèbre d’une Marionnette que Gounod a empreinte d’une si fine ironie et dont les notes piquées sautillantes portent un deuil pour rire et se lamentent en gambadant.

Après le dernier accord, j’imprimai un mouvement de rotation à mon tabouret de piano pour juger de l’effet produit sur mon auditoire qui se composait de mon grand-père et de ma tante Paule, et je leur vis échanger un sourire qui me paya de mes efforts pour les contenter.

Ils n’étaient, ni l’un ni l’autre, prodigues de louanges à mon égard, ce qui donnait un grand prix à leurs plus légers encouragements. J’étais donc radieuse de leur approbation, lorsque tante Paule tira un long soupir du fond de sa poitrine et dit, en me regardant avec des yeux humides :

« Chère Anna ! Pauvre… pauvre petite ! »

C’était là une exclamation familière à tante Paule ; mais elle ne s’en servait jamais qu’à mon sujet, et du ton le plus navré, surtout quand elle me voyait en gaieté ou en succès. J’avais longtemps accepté, avec l’insouciance du jeune age, la commisération que ces deux mots faisaient tomber sur moi ; puis je m’en étais étonnée et j’avais demandé à tante Paule en quoi elle me trouvait à plaindre. Je n’avais obtenu d’elle que la répétition de ces mèmes mots qui décidément étaient son refrain à mon égard.

Peut-être les aurais-je laissé passer ce soir-là, comme d’habitude, sans soupçonner qu’ils déploraient une injustice du sort à mon égard ; mais mon grand-père quitta brusquement son fauteuil et se pencha sur le métier à broder de tante Paule pour lui parler tout bas. Quoique je n’entendisse pas ce qu’il lui disait, son ton, ses gestes exprimaient du mécontentement. Il la grondait au sujet de son exclamation, et elle lui répondit, sans prendre la peine de baisser la voix :

« Mais, mon père, elle a seize ans, et vous n’espérez point la garder sa vie entière ignorante de tout ce qui l’intéresse ? »

Qu’y avait-il donc ? Quel était ce mystère de malheur que grand-père tenait à me cacher, et que la pitié de tante Paule aurait dù me faire pressentir depuis longtemps ? Déjà un peu émue par la musique, je fus prise d’un accès de sensibilité d’autant plus vif qu’il était sans cause appréciable pour moi, et j’allai me jeter en pleurant dans les bras de tante Paule.

« Vous le voyez, » dit-elle à mon grand-père, « j’ai pourtant observé l’engagement de me taire que vous m’avez imposé. L’enfant peut vous dire elle-même si je lui ai jamais ouvert les yeux sur ce qui la touche. Vos précautions, vos scrupules, mon cher père, ne l’empêchent pas de sentir d’elle-même qu’elle est malheureuse.

— Paule, » répondit grand-père, « vous avez respecté la lettre et non l’esprit de votre promesse. Voici, d’ailleurs, de trop grands mots pour peu de chose, Cette disproportion peut faire rêver Anna de cent infortunes romanesques dont, Dieu merci, sa destinée est exempte. Si elle pleure, c’est que vous l’effrayez, Paule, par vos attendrissements sans sujet… Voyons, Anna, essuie tes yeux et dis-moi s’il sied à une jeune personne de seize ans de pleurer comme une petite fille, sans savoir pourquoi. »

J’obéis à l’instant. L’autorité de grand-père n’était pas de celles qui se laissent méconnaitre. Je me levai, j’essuyai mes yeux et mes joues ; mais les larmes y revenaient à flots malgré moi. Pendant le peu d’instants que j’étais restée la tête enfouie dans les jupes de tante Paule, mon imagination m’avait présenté des sujets de chagrin auxquels je ne m’étais jamais arrêtée jusque-là, tant la réserve observée à mon égard les avait éloignés de ma pensée.

Grand-père se promenait à pas lents dans le salon. Il allait de la porte d’entrée à une des fenêtres du jardin, levant la tête chaque fois qu’il passait devant le portrait de ma mère, placé au-dessus du piano. Après l’avoir regardé, il reprenait sa marche vers la porte et disparaissait pour moi dès qu’il dépassait l’angle du paravent ouvert derrière le métier à tapisserie de tante Paule. C’était seulement alors que je me risquais à regarder ma tante à travers le voile humide qui obscurcissait ma vue. Tante Paule tirait ses points avec une régularité mécanique, et, si ses soies sifflaient en traversant le canevas, c’est que la brodeuse exhalait ainsi son dépit d’avoir été rabrouée ; mais elle se tenait pour dit qu’elle ne devait plus s’occuper de moi. Pas une fois elle ne leva la tête pour me montrer qu’elle s’intéressait à ma peine. Cet abandon me fut cruel, et mes sanglots, mal contenus, m’étouffaient lorsque grand-père finit par s’arrêter devant moi après des allées et venues silencieuses, qui avaient bien duré un quart d’heure.

« Encore ? » dit-il d’un ton sévère. « À qui en as-tu ? que te manque-t-il ! »

Je donnai passage à mes derniers sanglots et je m’enhardis assez pour répondre tout franc :

« Il me manque ce qu’ont les autres jeunes filles : l’affection de mon père. Pourquoi n’est-il pas ici avec nous, ou moi avec lui ? Pourquoi répond-il par quelques lignes banales aux lettres que je lui écris deux fois par an ? Autrefois, je ne savais que lui dire dans ces lettres, mon père était un étranger pour moi. Je me creusais la tête sans trouver un mot, et vous me tiriez de peine en m’engageant à lui rendre compte de mes études. Je me rejetais sur ce chapitre, heureuse qu’il me fournit une matière de correspondance… Est-il naturel que les rapports soient tels entre un père et sa fille ?… Depuis que je suis grande, sachez que je ne lui ai pas écrit une seule fois sans me demander s’il ne serait pas dans mon droit de me plaindre à lui de son insouciance à mon égard. Mais j’ai craint d’être irrespectueuse, et aussi de commettre une injustice. Sais-je pourquoi il me laisse si loin de lui, pourquoi il ne vient jamais me voir ici ? »

Après avoir parlé d’abondance, je me tus tout à coup, tremblant d’avoir blessé les deux êtres dont le dévouement ne m’avait jamais manqué depuis que j’existais.

« Je ne relèverai pas, » répondit gravement mon grand-père, « ce qu’il y a d’attristant pour notre affection dans ce que tu viens de dire. Je préfère aller droit au fond du sujet de tes plaintes. Ton père est retenu à Paris par ses affaires. Il ne mérite pas les reproches que tu lui adresses, t’ayant confiée à des parents qui, j’ose l’affirmer, savent quelle mission sérieuse est l’éducation d’une jeune fille. Il peut d’ailleurs avoir voulu me consoler ainsi de la perte de ma fille Marcelline, de ta mère, ma chère Anna, morte dans sa vingtième année, après dix-huit mois de mariage. Je n’ai à entrer avec toi dans de plus amples détails que si tu te déclares décidément malheureuse dans la maison de ton grand-père… Ne réponds pas si vite, mon enfant. Je te laisse à tes réflexions jusqu’à demain soir. J’annule le programme d’études de la journée prochaine. Emploie tout ton temps à résumer ton passé de seize ans dans ton for intérieur ; si demain soir tu persistes à te trouver à plainplaindre, je t’éclaircirai tous les points dont l’obscurité t’inquiète, et tu jugeras alors en toute connaissance de cause. Maintenant, dis-moi bonsoir et rentre chez toi. Paule, vous aurez la bonté de m’accompagner jusque dans ma chambre, n’est-ce pas ? »