Librairie de Firmin-Didot et Cie (p. 24-36).


III.


Au bout d’un quart d’heure d’allées et venues, de pas précipités au rez-de-chaussée et sur l’escalier, tante Paule entra dans ma chambre en déshabillé de nuit.

« J’ai vu de la lumière sous ta porte, » me dit-elle, « j’ai pensé que tu ne dormais pas encore. Mon père me réclame, et à l’instant. Je ne pouvais vraiment pas me présenter dans ce désordre devant M. de Capmont ; je venais te prier de m’aider à m’arranger ; mais, puisque tu es encore tout habillée, descends à ma place, vois si tu peux me suppléer. En tout cas, ton arrivée fera prendre patience à ton grand-père et me donnera le temps de me rajuster. »

Je descendis sans me faire prier davantage. J’avais un brin de curiosité. Quand j’entrai au salon, M. de Capmont et grand-père, debout en gens pressés, s’expliquaient avec une telle vivacité que je restai un instant en arrière, n’osant les déranger en me présen- tant trop vite.

« Vous auriez dû, Monsieur, » disait grand-père, « empêcher vos gens de faire cette imprudente, cette coupable gageure.

Eh ! Monsieur, » répliqua M. de Capmont avec un peu de raideur, « je n’ai pas l’habitude de m’immiscer chez moi dans les plaisanteries plus ou moins heureuses qui se font à l’office. Mon valet de chambre m’avait demandé la permission d’y faire diner ce soir cet étameur ambulant qui avait établi sa carriole au bout de mon avenue, et qui avait, je crois, réparé aux Effraies quelques ustensiles de cuisine. De chez moi, j’ai entendu cet invité de mes gens racler de la guitare et chanter des airs catalans d’une voix enrouée. Ce pauvre diable, payant galamment ainsi son écot, j’ai commandé qu’on le régalât ; mais je ne l’avais mème pas aperçu avant le moment où mes gens sont venus me chercher, effrayés d’avoir vu tomber cet homme comme une masse après son exploit stupide d’avaler deux grands verres de cognac. J’ai même cru d’abord qu’ils m’en imposaient. La sobriété des Espagnols est si proverbiale ! Mais ces guerres civiles du Nord de l’Espagne ont pu changer les mœurs des populations.

— Ce malheureux homme est donc mort sur le coup ?

— Monsieur Semalens, je vous jure que je lui ai fait prodiguer sur-le-champ tous les soins que j’ai pu imaginer. L’on a cru d’abord à un simple évanouissement, pourtant j’ai fait atteler le break et j’ai envoyé chercher le docteur Léris. C’est lui qui a constaté le décès et aussi nos efforts pour sauver cet homme. C’est le docteur qui m’a enjoint de vous informer de ce triste fait, et de vous consulter au sujet de cette pauvre petite, a demi folle de douleur, que nous avons dû emmener de force dans notre voiture, le docteur ayant dit qu’il fallait l’éloigner du mort par humanité et par convenance. Vous savez, Monsieur, qu’il n’y a que des hommes aux Effraies. »

M. de Capmont se tut après avoir donné ces explications d’un ton compassé qui pouvait être celui d’un embarras pénible, mais que je trouvai bien froid, de la part d’un homme chez lequel venait d’avoir lieu un événement aussi cruel que celui d’une mort subite.

Grand-père avait pris son menton dans sa main, par ce geste familier qui dénotait chez lui la réflexion. Je profitai de cet instant de silence pour m’avancer.

Aussitôt M. de Capmont me salua avec la grâce dégagée d’un homme du monde qui n’a d’autre souci que celui de maintenir sa réputation de courtoisie.

« Mademoiselle Desbray, si je ne me trompe ? » dit-il à mon grand-père d’un ton interrogatif.

« Oui, ma petite-fille… Anna, monsieur le baron Roger de Capmont. »

Telle fut la brève réponse qui lui fut faite d’un air préoccupé.

« Mademoiselle, » me dit le visiteur du même ton aimable, « rien qu’à vous voir il est facile de juger que les inquiétudes de M. Desbray au sujet de la délicatesse de votre santé n’ont plus de raison d’être et qu’il ne se privera pas plus longtemps de…

— Ce n’est pas de ceci qu’il s’agit ce soir, monsieur de Capmont, » interrompit brusquement mon grand-père, « mais de savoir ce que nous déciderons au sujet de cette pauvre orpheline. Le docteur Léris vous a chargé de me consulter là-dessus parce qu’il sait que ma maison est peut-être la seule de la ville où l’on parle l’espagnol. Allons chercher l’enfant. Il est bon d’ailleurs que je l’aie sous la main pour les renseignements nécessaires. Anna, fais préparer la chambre jaune et… Oui, commande à Marion d’apprêter quelque chose de chaud pour cette pauvre créature qu’il faudra tâcher de restaurer… Vous dites, Monsieur, que vous l’avez laissée dans votre voiture, devant la maison du docteur ?

— Oui, et l’on a peine à l’y maintenir. Elle veut s’en échapper à tout moment, et, bien que nous ne comprenions pas son espagnol qui me parait être du patois catalan, il est évident que son idée fixe est de retourner aux Effraies près de… »

M. de Capmont n’acheva point, et il pâlit visiblement en répondant ainsi. Grand-père prit son chapeau en disant :

« Allons, Monsieur, la vue d’un vieillard qui parle sa langue rassurera un peu cette malheureuse fille. »

J’avais à peine eu le temps de transmettre à Marion les ordres que j’avais reçus, que tante Paule descendit. Je lui contai ce qui s’était passé aux Effraies, et nous allâmes ensemble nous assurer que la chambre jaune était en état de recevoir un hôte pour la nuit. En entendant s’ouvrir de nouveau la porte de la rue, nous courûmes toutes les deux au-devant de l’étrangère.

Je m’étais figuré, d’après les paroles de M. de Capmont, que c’était une enfant. Je fus donc surprise d’apercevoir une jeune fille d’apparence plus âgée que moi.

Ce n’est pas qu’elle fût grande et forte, loin de là : sa figure have, ses bras maigres sortant de manches en lambeaux, devenues trop courtes, ses pieds nus et grêles auraient pu la rajeunir de quelques années, si les lignes accentuées de sa physionomie, et son front déjà coupé d’une ligne perpendiculaire entre les deux sourcils, n’eussent été d’une femme faite.

Malgré les encouragements que grand-père lui donnait dans sa langue maternelle, l'Espagnole semblait pénétrer à regret dans notre maison. Elle jetait de côté et d'autre des regards effarés, mais s'adressant plutôt aux diverses issues qu'aux nouveaux visages qui s'offraient à elle. On aurait dit qu'elle se figurait être notre prisonnière, et cherchait par où elle pourrait s'évader.

Ses grands yeux noirs qui erraient de place en place, bien qu'elle tint sa tête obstinément baissée, avaient quelque chose de tragique. Ils étaient farouches, presque fauves. Je me demandai s'ils savaient pleurer. Ils paraissaient ignorer les larmes, qui ont leur douceur, après tout. Brulés par la fièvre qui avait noirci leurs paupières, ils dilataient leur pupille avec une sorte d'horreur terrifiée qui faisait mal à voir.

L'étrangère s'était assise ou plutôt affaissée sur le siège où grand-père l'avait installée dans la salle à manger. C'était en vain que Marion avait placé devant elle un plateau chargé de mets, dont un bol de bouillon chaud tenait le milieu. Ses mains jetées sur ses genoux, le corps secoué par un frisson qui faisait claquer ses dents, l’Espagnole restait inerte, n’ayant de vivant dans la figure que ses grands yeux noirs qui ne s’arrêtaient jamais sur nous.

Tante Paule n’avait qu’un seul préjugé, mais il était invincible : c’était sa répulsion pour les choses ou les gens étranges, sortant du moule habituel. Son indulgence l’abandonnait dès qu’elle se trouvait en présence de ce qu’elle nommait une monstruosité. Me voyant émue et prête à me rapprocher de l’étrangère, elle me retint et me dit tout bas :

« Rentre chez toi ; ne reste pas plus longtemps à regarder cette figure de cauchemar, et ferme ta chambre à clé surtout. La charité de mon père nous donne des hôtes bizarres. Cette fille a l’air d’une criminelle ou d’une folle. »

Je n’avais nulle envie de me retirer ; mais les habitudes d’obéissance auxquelles on m’avait pliée l’auraient emporté sur mon désir de rester si grand-père ne m’eût dit en espagnol :

« Anna, viens donc engager cette pauvre petite à se réconforter. Tu seras peut-être plus persuasive que moi. »

Et, comme je m’approchais avec empressement, il ajouta :

« Elle se nomme Andrésita. »

J’allai vers l’étrangère, qui, jusque-là, n’avait paru rien entendre et qui tressaillit quand je lui pris la main pour lui souhaiter la bienvenue, l’assurer de notre sympathie et la prier de se restaurer. Elle me regarda, et je vis se fondre dans une expression de surprise reconnaissante cet égarement de ses yeux qui m’avait été si pénible. Puis, elle embrassa d’un coup d’oeil toutes les physionomies qui l’entouraient et elle murmura :

« Je suis donc enfin chez des chrétiens, chez de bonnes gens !

Oui, Andrésita, » lui dit mon grand-père. « Vous êtes de plus chez un magistrat auquel vous pourrez porter vos plaintes si vous en avez à faire, et qui soutiendra votre cause si elle est juste. »

L’Espagnole secoua la tête et répondit d’un air sombre :

« On vous a raconté les faits tels qu’ils se sont passés, Monsieur. S’il y a eu mauvaise intention, ce n’a pas été jusqu’à l’idée de causer un malheur. Dieu seul, et non pas la justice, peut punir les gens qui abusent d’un pauvre malheureux pour s’égayer à lui faire perdre la raison, »

Elle avait parlé avec cette noblesse instinctive, familière au peuple dans les moments de profonde émotion ; mais la qualité des sentiments qu’elle avait exprimés était supérieure pour moi à la forme de son langage, éloquente dans sa concision.

Je lui parlai de mon mieux, la pressai de prendre quelque nourriture ; elle me refusait ; j’insistai au moins pour qu’elle avalât quelques gorgées de bouillon. Il m’échappa de lui dire qu’elle m’affligeait par sa résistance.

Elle prit ma main, la baisa malgré moi, et répondit avec émotion :

« Je vous afflige, Mademoiselle ? Pour ce mot-là, le meilleur qu’on m’ait adressé depuis longtemps, je vous obéirai, je me forcerai même à manger. Aussi bien, il faut que je me soutienne pendant un ou deux jours. Après… »

Sa main droite étendue fit le geste de jeter loin d’elle tout souci de ce qu’elle pourrait devenir.

Elle but, elle mangea même, mais avec peine, en s’efforçant, suivant son expression. Elle en fut ranimée. Sa figure perdit ces teintes livides qui mettent comme des taches de craie sur les teints olivâtres.

« Et maintenant, » nous dit-elle en se levant, « je vous remercie de vos bontés, mais il est temps que je m’en aille. Vous comprenez bien que je ne puis pas le laisser seul ou veillé par les gens de là-bas. »

Grand-père lui promit de la conduire aux Effraies de grand matin : on ne pouvait lui permettre d’y aller seule, en pleine nuit. Il épuisa tous les raisonnements possibles pour lui prouver que son projet était impraticable. Il finit en l’assurant que nul des honneurs mortuaires ne manquerait à son père.

« Il n’était pas mon père, » dit Andrésita, « mais le frère de ma mère, le seul parent qui me restât. Notre village a été brûlé pendant la guerre carliste ; tous les miens ont péri : père, mère et deux frères, deux beaux jeunes hommes. Ils ont tous eu nos larmes et nos prières à leur veillée mortuaire. Mon oncle Perez Ruiz, ruiné aussi, m’a vue languissante entre toutes ces tombes et il m’a dit : « Quittons ce pays de mort. » Nous avons passé par l’Andorre, et nous sommes venus en France, gagnant notre pain par les chemins. Mon oncle n’avait plus que moi au monde ; il était vieux, je le soignais, nous parlions ensemble de tous les nôtres… Je n’avais plus que lui. Vous voyez que je ne puis pas rester ici à dormir dans un bon lit pendant qu’il passe sa dernière nuit sur terre tout seul ou avec ces gens qui l’ont tué. »

Andrésita parlait avec tant de véhémence que son corps frêle recommençait à trembler ; ses mains, qu’elle tendait vers nous, se crispaient, et ses dernières paroles sortirent de sa bouche avec un sanglot ; mais ses yeux restaient secs et je craignis une explosion de révolte chez elle lorsque grand-père lui répondit :

« Mon enfant, je vous répète que vous n’êtes pas en état de faire à pied la lieue qui nous sépare des Effraies. Je vous promets de vous y mener moi-même demain. Prouvez-moi que vous avez honoré vos parents par votre obéissance en obéissant ce soir à votre hôte, à un vieillard.

C’est bien, » murmura l’Espagnole en baissant la tête, et elle se laissa conduire sans résistance à la chambre qui lui était destinée.