Calmann-Lévy, éditeurs (p. 49-61).

VI

LA PROPRIÉTAIRE

Et nous voilà sur la route. de Courance. Nous n'étions pas fiers. Grand' mère roulait sous son chapeau de sombres pensées qui s'exprimaient tant bien que mal par de gros soupirs. Qu'allait-elle dire à Félicie ? Par où commencerait-elle ? Quand elle portait des messages tristes ou difficiles, sa coutume était de servir d'un coup tout le paquet, comme font souvent les êtres faibles. Mais il fallait tenir compte de l'état de Félicie et de la gravité particulière des nouvelles.

Je revois sa figure dans notre étroit compartiment de drap bleu. Elle avait un nez épais : celui de Philibert, un peu moins long, un peu plus charnu, des yeux soumis, un beau front, une figure régulière. Elle était mise avec la plus grande simplicité, car elle n'avait jamais d'argent, et taillait elle-même ses robes dans des pièces d'étoffe enroulées sur une planchette de bois, qu'une ou deux fois par an Félicie apportait de Beaumont et lui donnait en disant: « Tiens, voilà ! » Sa peur était de perdre nos billets de chemin de fer qu'elle tenait contre la paume de la main, et surveillait toutes les cinq minutes par l'ouverture de son gant de fil noir.

Et ses yeux malheureux se relevaient vers la portière, un peu pareils par l'hébétement à ces pauvres beaux yeux des bêtes qu'on aperçoit dans les trains de marchandises. Enfin, quand nous fûmes sur le point d'arriver, elle pencha la tête au dehors, reconnut la voiture et me dit :

— Si, par hasard, tante Félicie était venue au-devant de nous, il ne s'agirait pas de faire le petit bavard. Tu diras que tu t'es bien amusé, et ça suffit. Fridolin, seul, était là avec le break et une quantité de châles, Il nous avertit que madame n'avait pas voulu laisser sortir la calèche, crainte de verser, à la nuit, dans le chemin de Gruteau, où l'on passe à gué la rivière. Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/58 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/59 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/60 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/61 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/62 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/63 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/64 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/65 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/66 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/67 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/68 dit-il ; elle fait pour l’Église ce qu’elle peut… Dieu lui en saura gré.

Ce fut dit si simplement et d’une figure si garantie de toute arrière-pensée, que les plus farouches eussent été désarmés. En vérité, si Félicie lui eût exprimé ses reproches, il n’eût pas compris. Il n’y avait plus qu’à s’en aller.

Le bon curé, le sang au visage, s’exténuait à ramasser les parcelles de la tasse brisée.

— Allons ! dit Félicie en lui tendant la main, monsieur le curé, je vois bien qu’il faudra que je répare ma maladresse en vous priant d’accepter un service complet.

Ces demoiselles ne continrent pas leur joie. Elles faillirent embrasser Félicie qui avalait son dépit et leur disait :

— Ah ça ! mais qu’avez-vous ?

Madame. François se montra à propos pour reconduire ces dames. Elle glissa dans l’oreille de Félicie :

— Vous voyez bien, madame Planté, il ne s’agit que de s’entendre. Félicie se tapit au fond de, la calèche et ne dit rien le long de la route. De temps en temps elle penchait à la portière sa tête diaphane et ses yeux de poule pourchassée, afin de surveiller la carriole, parce que Pidoux était ivre.

Grand’mère, qui récitait son chapelet, s’interrompait pour supplier sa sœur :

— Mais ne te tourmente donc pas tant !