Calmann-Lévy, éditeurs (p. 61-73).

VII

LES FEUILLETS DU CALENDRIER

Cette défaite fut extrêmement pénible à Félicie. Son amour-propre déjà blessé par l’affaire de Gruteau, qui n’en était qu’à ses débuts, se trouva tout à vif pour endurer la nouvelle épreuve. Elle en exagéra l’importance. Elle ne voyait que ruse et spoliation du haut en bas de l’échelle sociale. Dans l’intervalle de ses crises de nerfs, elle se mit à vérifier de vieux comptes. Elle se rappelait tout à coup telle et telle circonstance où l’on avait dû la voler, elle convoqua à plusieurs reprises ses métayers. Ensemble ils exerçaient leur mémoire et exhumaient d’anciens cours de marchés, en regardant en l’air, les yeux vers les taches de rousseur du plafond. Le pire était que l’incident de la Ville-aux-Dames troublait sa foi, qui, sans être vive, lui laissait l’espoir d’occuper là-haut, avec l’indulgence de Dieu, un petit coin, — oh ! de moindre importance que Courance, probablement, elle n’était pas exigeante, — mais qui serait bien à elle et qu’elle administrerait de façon à édifier le souverain maître… Et, moins elle était certaine de la vie future, plus elle se cramponnait à la présente qu’elle sentait lui échapper par la maladie.

Elle m’enseignait le respect de la terre et l’amour de tout objet qui contribuait à donner à Courance sa physionomie. Elle m’inculquait les vertus conservatrices :

— Mon petit, méfie-toi des idées nouvelles : des fariboles !

Et je me trouvais mal à l’aise pour lui parler de ma petite cousine, comme le voulaient grand’mère et ces demoiselles : car je sentais que, pour Félicie, cette famille de Philibert était une intruse qu’on essayait de pousser à Courance afin de partager la propriété.

Depuis son mariage, Philibert se permettait, dans sa correspondance, de timides allusions aux siens ; il écrivait « Adrienne » tout court, pour désigner sa fille ; il parlait de « sa femme », mais avec discrétion. À table, quelquefois, quand cela n’allait pas trop mal, grand’mère se risquait à prononcer : « la petite Adrienne » ou : « la femme de Philibert », et c’était très héroïque de sa part. Elle tachait d’accoutumer les oreilles, après quoi les esprits suivent aisément. Nous n’étions qu’à l’entrée de l’hiver et Pâques, demeurait la date extrême. On avait le temps.

La veille de la Toussaint, en même temps qu’on allumait le premier feu et que l’on serrait dans une armoire le chapeau de paille de Félicie, on disposait un paravent vis-à-vis la porte du corridor. C’était un cérémonial immuable. À l’heure du déjeuner, on entendait frapper à la porte. « Qui est là ? » Personne ne répondait. On allait ouvrir, et l’on ne voyait qu’une feuille de paravent en papier jaune, à vignettes, et deux mains rouges. Cela s’avançait gravement, et, par derrière, éclatait tout à coup le rire de Valentine. Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/70 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/71 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/72 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/73 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/74 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/75 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/76 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/77 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/78 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/79 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/80

— Dix heures ! mais qu’est-ce que vous faites-là ? Il est temps d’aller se coucher.

Elle alluma elle-même les bougies rangées sur la console. Grand’mère et ces demoiselles, émues et désolées, les yeux pleins d’eau, barbotaient et se dépensaient en vains mouvements.Une d’elles osa dire, en tendant les lettres :


— Lis cela avant de t’endormir, Félicie !

Le ton avait une telle éloquence qu’il n’était pas possible de dire davantage. On se coucha encore confiants dans le lendemain. Mais Félicie ne fit plus jamais allusion à cette tentative d’introduction de la famille légitimée. Elle dit seulement à sa sœur :

— Quand tu écriras à ton fils, préviens-moi avant de fermer ta lettre.

C’était pour y glisser un billet de banque.

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