E. Plon (p. 227-246).

XII

LES PROJETS DE MADEMOISELLE BERTHIER

M. du Longpré n’avait pas vu sa fille depuis plusieurs jours, et il se préparait un matin à se rendre avenue d’Eylau, lorsque son valet de chambre vint l’avertir que madame Brétigny désirait lui parler.

— Faites entrer, commanda vivement Paul, en s’élançant au-devant de la personne à laquelle le domestique livrait passage.

L’institutrice paraissait vivement émue.

— Qu’avez-vous donc, madame ? lui demanda M. du Longpré déjà fort inquiet ; est-ce que Jeanne est malade ?

— Non, rassurez-vous, monsieur, répondit madame Brétigny, mademoiselle Jeanne se porte à merveille, mais je n’ai pas moins un grand malheur à vous apprendre.

— Un malheur ?

— Oui : madame Berthier est de retour à Paris ; elle sort de la pension où elle était venue m’informer qu’elle me retirait sa fille.

— Elle reprend Jeanne ?

M. du Longpré ne croyait pas à cet événement qu’il n’avait jamais voulu prévoir. Il avait jeté ce cri avec un accent de doute.

— Madame Berthier m’a ordonné de la rejoindre, à quatre heures, chez sa couturière, rue de la Paix, reprit l’institutrice. C’est pour vous prévenir et pour que vous puissiez embrasser cette chère petite que je suis sortie de chez moi deux heures avant ce rendez-vous.

— Alors, Jeanne est là ?

— Dans la voiture qui m’a amenée.

— Ayez la bonté, je vous prie, d’aller la chercher.

Madame Brétigny s’empressa de sortir pour satisfaire au désir de M. du Longpré, qui, une fois seul, se laissa tomber sur un siége.

Il était littéralement atterré. Qu’allait-il devenir ? Comment parer ce coup inattendu ? Son esprit affolé n’avait pas une idée.

Le bruit des pas de Jeanne, qui arrivait en courant, le fit revenir à lui.

Elle avait sauté dans ses bras. Il la prit sur ses genoux.

Pendant plusieurs minutes, on n’entendit que le bruit sonore des baisers de la fillette sur les joues de son ami. Les yeux de M. du Longpré étaient humides.

À la pensée qu’on lui enlevait cet être bien-aimé qui lui coûtait si cher, il le serrait plus fortement contre son cœur.

Madame Brétigny assistait à cette scène en regrettant presque de n’avoir pas conduit directement son élève chez sa mère.

— Oh ! pourquoi pleures-tu, mon ami ? demanda tout à coup Jeanne, qui avait éloigné son visage de celui de son père et plongeait ses grands yeux dans les siens. Est-ce que je t’ai fait de la peine ?

M. du Longpré, si fort, nous l’avons vu, contre les orages de la vie, se sentait sans courage et sans énergie.

— Certes non, chère petite, répondit-il, en s’efforçant de sourire, tu ne m’as fait aucun chagrin, mais tu vas quitter madame Brétigny, et nous ne pourrons plus nous voir.

—Ah ! oui, maman est venue me chercher. Mais tu viendras chez elle ?

— Chez ta mère…

Le malheureux étouffa brusquement les paroles qui venaient sur ses lèvres, comprenant qu’il ne devait pas maudire Gabrielle devant sa fille, et il mit celle-ci à terre, car il sentait qu’à son contact son indignation ne tarderait pas à éclater.

— Monsieur du Longpré, lui dit à ce moment l’institutrice, voulez-vous me permettre de vous laisser Jeanne un instant ? Je vais profiter de ce que je suis dans votre quartier pour rendre visite au père d’une de mes élèves ; je reviendrai dans un quart d’heure.

— Faites, chère madame, je vous en prie, répondit Paul.

Et madame Brétigny étant sortie, il attira de nouveau sa fille auprès de lui.

—Je suis contente, lui dit la fillette, que madame me laisse seule avec toi, car j’ai une explication à te demander.

— Quoi donc, ma chérie ? répondit Paul, en reprenant Jeanne sur ses genoux.

— Vois-tu, poursuivit-elle, je n’aurais pas osé en présence de madame, parce que je ne veux pas faire gronder une de mes camarades, qui, j’en suis sûre, m’a dit une vilaine chose. Toi qui es grand, tu vas m’expliquer cela.

— Voyons, que t’a dit cette petite camarade ?

— Elle m’a appelée bâtarde. C’est sans doute une mauvaise parole, puisque mademoiselle Bernardin, notre sous-maîtresse, lui a imposé silence et l’a punie. Qu’est-ce que c’est que ça qu’une bâtarde ?

À cet horrible mot, répété si naïvement par Jeanne, M. du Longpré se sentit envahi par une immense douleur. Ainsi, voilà l’outrage que la société jetait à sa fille par la bouche d’un enfant ; voilà ce qu’on dirait d’elle un jour. Cette pensée le rendait fou.

Cependant il lui fallait répondre à Jeanne, pour qu’elle ne demandât pas cette explication à d’autres qu’à lui, à lui son père.

— Oui, lui dit-il en l’entourant de ses bras, c’est une mauvaise parole, et ta petite camarade est une méchante. On dit cela aux enfants que leurs parents abandonnent ; or, toi, tu n’es pas abandonnée.

— Par toi, non ; mais je le suis par mon père, qui ne vient jamais me voir, et aussi un peu maman, qui est toujours bien loin. Toi, tu n’es pas mon père, tu es mon ami, que j’aime plus que tout au monde. Ainsi, je suis une bât…

Paul étouffa dans un baiser l’odieuse épithète qu’allait redire la fillette. Son valet de chambre, en arrivant au même instant, mit fin à cette douloureuse scène.

Le domestique lui annonça la visite de Me Dumarest.

M. du Longpré se souvint qu’il avait, en effet, donné rendez-vous à cet officier ministériel, qui était devenu son notaire depuis le jour où il lui avait été présenté par M. de Martry, dans les tristes circonstances dont on se souvient.

Il ordonna de le faire entrer tout de suite, et, après une caresse à Jeanne, il la confia au valet de chambre pour qu’il la promenât dans le jardin, en attendant le retour de madame Brétigny.

— Cher monsieur, dit Me Dumarest, en prenant place dans le fauteuil que son client lui avait offert du geste, me voici à vos ordres ; j’ai fait le placement dont vous m’aviez chargé, et j’espère que vous trouverez tout terminé à votre entière satisfaction. Voici vos titres.

— Fort bien, cher maître, répondit le créole en plaçant sur son bureau, sans même y jeter les yeux, les papiers que lui avait remis le notaire ; permettez-moi de ne pas causer finance avec vous aujourd’hui ; j’ai quelque chose de bien plus important à vous dire.

M. Dumarest s’inclina pour indiquer qu’il écoutait.

— Vous avez vu cette enfant qui vient de sortir ? demanda Paul.

— Oui, répondit le notaire ; une adorable fillette.

— Eh bien, c’est la fille de mademoiselle Berthier, la mienne !

L’officier ministériel ne put retenir un mouvement de stupéfaction, et ce sentiment devint une profonde tristesse, lorsqu’il eut appris par M. du Longpré ce qui s’était passé depuis trois ans entre lui et l’enfant, puis le retour de Gabrielle et la résolution de celle-ci de reprendre sa fille auprès d’elle.

— Comprenez-vous mon désespoir, cher monsieur Dumarest ? poursuivit le malheureux père. Ne plus voir Jeanne et tout craindre du milieu funeste où sa mère va la faire vivre ! Voyons, n’y a-t-il rien à faire ? Ne puis-je empêcher l’épouvantable prostitution de cette âme vierge ? Conseillez-moi.

—Je ne puis vous donner aucun conseil, répondit le notaire, véritablement peiné. La loi ne nous fournit nulle action contre mademoiselle Berthier. Tous les droits sont de son côté.

— Mais si je conservais Jeanne, si je la cachais, si je refusais de la rendre ?

— Gardez-vous-en bien ; c’est là un cas prévu par le Code pénal. Il irait pour vous et pour madame Brétigny de la prison, car, n’en doutez pas, mademoiselle Berthier vous dénoncerait immédiatement au parquet.

— Ainsi, rien, rien ! Savez-vous que cela est odieux ! Et il y a des peines pour l’affamé qui vole un pain, pour le malheureux qui mendie ! C’est horrible !

— Il n’y a qu’un homme qui peut tout, c’est celui qui s’est déclaré le père de la fille de mademoiselle Berthier. Cette fille a plus de sept ans ; il obtiendrait facilement la garde de son enfant ou tout au moins son maintien dans l’institution de madame Brétigny, où vous pourriez continuer à aller. M. de Martry a dû conserver quelque influence sur M. Berney ; voyez-le. C’est peut-être là qu’est le salut. De tout autre côté, je ne vois rien.

— Vous avez raison, je vais courir chez M. de Martry. Ah ! cette misérable femme ! Maudit soit le jour où je l’ai rencontrée sur ma route !

Quelques instants plus tard, M. du Longpré, le cœur brisé, se séparait de Jeanne, qui, de la voiture où elle était remontée avec madame Brétigny, lui répétait encore, en lui envoyant un dernier baiser :

— À bientôt, n’est-ce pas, mon ami, tu viendras me voir ?

Paul donna immédiatement l’ordre d’atteler, et, moins d’une heure après cette scène pénible, il arrivait rue du Cirque.

M. de Martry, que le créole n’avait pas vu depuis plusieurs semaines, était chez lui, et il ne fut pas moins surpris que Me Dumarest en apprenant tout ce qui s’était produit depuis trois ans, car l’ancien officier de marine n’était pas mieux renseigné que le notaire. M. du Longpré avait fait mystère à tout le monde de la façon dont il avait rencontré sa fille et des suites de cette rencontre.

— Maintenant, que faire ? demanda Paul au commandant lorsqu’il eut terminé son récit. Me Dumarest pense qu’en vous adressant à M. Berney vous obtiendrez peut-être quelque chose : par exemple, le renvoi de Jeanne dans sa pension.

— Mon cher monsieur du Longpré, j’obtiendrai tout de Richard s’il n’est pas retombé sous le joug de Gabrielle ; mais, dans le cas contraire, nous n’arriverons à rien. Je pense que le plus pressant est de connaître les intentions positives de mademoiselle Berthier. Je savais qu’elle devait revenir à Paris, car il y a déjà six mois qu’elle a donné congé au locataire de son hôtel des Champs-Élysées. Aujourd’hui même, j’irai chez Richard et ferai en sorte de rencontrer Gabrielle. Mais il ne faut pas nous le dissimuler, s’il y a parti pris de cette infernale créature, nous nous briserons contre une muraille d’airain. Enfin, nous allons voir ; demain, je vous donnerai des nouvelles exactes. Ah ! mon cher ami, que je savais bien ce que je faisais, il y a quelques années, lorsque je refusais de vous faire savoir où l’on élevait Jeanne ! Vous n’auriez pas dû chercher cette fillette.

— Je viens de vous dire que le hasard seul a tout fait.

— Oui, mais vous vous êtes hâté d’en profiter. Pourvu que Gabrielle ignore tout cela.

— Quel danger y verriez-vous ?

— Quel danger, mon pauvre ami ? Un terrible ; car si Gabrielle sait que vous avez vu Jeanne, que vous l’aimez, que vous la désirez, elle sera impitoyable. C’est une femme capable de tout. Vous ne l’ignorez pas. Enfin ne perdons pas un instant. Retournez-vous chez vous ?

— Oui.

— Alors jetez-moi rue des Martyrs ; je vais commencer ma campagne par l’atelier de Richard.

Les deux amis montèrent en voiture, et lorsque, dix minutes plus tard, M. du Longpré quitta M. de Martry, ce fut après lui avoir fait promettre de le tenir au courant, sans nul retard, de ce qu’il aurait fait et obtenu.

M. Berney n’était pas chez lui, et le commandant apprit de Dominique, qui préparait mélancoliquement des palettes, que l’artiste avait à peine paru dans son atelier depuis une huitaine de jours.

L’ancien officier de marine étouffa un juron, réfléchit un instant, puis, se décidant à aller droit au danger, il sauta dans un fiacre et se fit conduire aux Champs-Élysées.

Le petit hôtel de Gabrielle, élevé entre cour et jardin, était une charmante construction à l’italienne. Au rez-de-chaussée, deux grands salons de réception, une salle à manger et une serre. Au premier, une chambre à coucher, une galerie, un boudoir et un cabinet de toilette, marbre blanc et argent, comme la salle de bain. Tout cela meublé avec un luxe de bon aloi et un goût parfait.

Il était facile de s’apercevoir, en franchissant le seuil de l’hôtel, que la maîtresse de la maison était de retour, car il y régnait, dans les écuries, dans la cour et dans les vestibules, une agitation de fourmilière. C’était un véritable défilé de fournisseurs.

M. de Martry craignit un instant que mademoiselle Berthier ne voulût ou ne pût pas le recevoir, et il hésitait à lui faire passer sa carte, lorsqu’il s’entendit appeler par Gabrielle elle-même.

De la salle à manger, dont les portes étaient ouvertes et où elle donnait des ordres à son tapissier, elle avait reconnu le commandant, était venue au-devant de lui et lui disait avec sa gracieuseté d’autrefois :

— Quelle bonne fortune vous amène, mon cher Martry ? Quels que soient les motifs de votre visite, j’ai le plus grand plaisir à vous voir.

Mademoiselle Berthier était à peine changée. Peut-être était-elle encore plus belle que l’ancien officier de marine ne l’avait jamais vue. Les années avaient passé sur elle sans l’effleurer. Sa taille était la même ; son buste avait conservé l’aristocratique richesse de ses merveilleux contours. On n’aurait pu découvrir la moindre esquisse de rides sur son front ; ses grands yeux avaient toujours les mêmes éclairs, et ses lèvres de pourpre le même sourire.

Elle avait introduit son visiteur dans un des salons du rez-de-chaussée, et M. de Martry avait profité de ces quelques secondes de répit pour se remettre un peu de cette réception amicale, à laquelle il eût infiniment préféré un accueil plus en rapport avec la mission qu’il venait remplir.

Il lui sembla qu’au moment où il entrait dans la pièce où l’avait précédé Gabrielle, quelqu’un s’en échappait, et il pensa que ce quelqu’un pouvait bien être Richard.

Cela le mit encore sur ses gardes. Le commandant savait bien que, chez les femmes de la nature de mademoiselle Berthier, le sourire est trop souvent le reflet de la mauvaise pensée.

Aussi, pour lutter à armes égales contre son redoutable adversaire, répondit-il à Gabrielle qui avait renouvelé sa question :

— Mon Dieu ! madame, vous devez un peu ma visite au hasard, je dois vous l’avouer, dussiez-vous en accuser ma galanterie et…

— Voyons, commandant, est-ce que vous m’appelez : Madame, sérieusement ? interrompit mademoiselle Berthier avec un éclat de rire qui déconcerta M. de Martry. Comment ! vous un homme pétri d’esprit et d’indulgence, vous avez cet horrible défaut, pour les hommes, qu’on appelle : la mémoire ! Vous vous souvenez toujours de cette vieille querelle où vous avez pris le parti d’un étranger contre moi ; moi, votre Gabrielle !

— Dame ! c’est que ce parti était…

— Prenez garde, vous allez me dire une chose désobligeante. Eh bien ! si vos souvenirs sont aussi fidèles, je vous jure que les miens ont tout à fait disparu. M. du Longpré m’a refusé son nom, c’était son droit, je le veux bien, quoiqu’il me l’eût promis ; moi, je lui ai refusé sa fille, c’était encore bien plus mon droit, à moi qui ne lui avais fait aucune promesse. Partant, nous sommes quittes. Il vit de son côté, je vis du mien, sans les rentes qu’il a eu la générosité de me faire. Que peut-on me reprocher ? Jeanne est-elle malheureuse ? Est-elle mal élevée ? Suis-je une mauvaise mère ? Forcée de quitter la France et voulant éviter à ma fille les fatigues d’un long voyage, ainsi que les rigueurs d’un climat dangereux, je l’ai placée dans une excellente institution, chez une bonne et digne femme qui a eu pour elle toutes les tendresses et tous les soins. En quoi ma conduite peut-elle me mériter votre froideur et votre rancune ? Faites-moi le plaisir de ne plus penser à cette ridicule histoire, et redevenez bien vite mon ami comme jadis. Le voulez-vous ?

L’ancien officier de marine était absolument interdit, car enfin tout ce que disait là mademoiselle Berthier était exact, et pour des gens moins initiés que lui au drame qui s’était joué entre la jeune femme et M. du Longpré, il n’y avait pas grand-chose à dire contre Gabrielle, vu le monde auquel elle appartenait.

De plus, si de nouveau il se brouillait tout à fait avec la mère de Jeanne, il n’en obtiendrait rien, se ferait fermer sa porte, et ne pourrait ainsi rendre aucun service à son malheureux ami.

Convaincu de toutes ces vérités, il fit alors contre mauvaise fortune bon cœur, et, tendant la main à Gabrielle, il lui dit :

— Vous êtes décidément très forte. Eh bien ! maintenant qu’allez-vous devenir ? Vous vous réinstallez à Paris ?

— Complètement, mais pas immédiatement. J’ai rêvé une foule d’améliorations pour mon hôtel, et comme j’ai les maçons en horreur, je vais leur livrer ma maison pendant quatre ou cinq mois.

— Où irez-vous ?

— À Nice et un peu en Italie. Les cinq années que je viens de passer en Russie m’ont donné soif de soleil et de liberté. Je partirai dans une quinzaine de jours, car, avant de m’éloigner, je veux réunir quelques intimes pour leur annoncer la prochaine réouverture de mon hôtel. Oh ! une petite sauterie bien innocente. Vous viendrez, n’est-ce pas ? Ne craignez rien, je ne vous compromettrai plus : je vais être un modèle de sagesse. D’ailleurs je dois vous l’avouer, et cela va vous faire rire, de la part d’une vieille femme comme moi, je suis redevenue amoureuse de Richard. Le pauvre garçon ! je l’ai fait assez souffrir, depuis cinq ans surtout, pour que l’heure des compensations soit arrivée. Nous partirons ensemble.

— Et votre fille, qu’en ferez-vous ?

— Je l’emmènerai.

— Avec Richard ?

— Eh bien ! est-ce que Richard n’est pas son père ?

— Ah ! c’est vrai !

— Vous savez, mon cher ami, que tout cela finira un beau jour comme un vaudeville de Scribe, par un mariage.

Tous ces projets, que mademoiselle Berthier énumérait comme choses déjà faites, épouvantaient M. de Martry. Ses yeux fixés sur le visage souriant de la jeune femme, il ne savait que répondre.

— Ah çà, reprit-elle, en quoi tout cela vous étonne-t-il aussi fort ?

— C’est que vous me paraissez oublier quelqu’un, répondit enfin le commandant.

— Qui donc ?

— M. du Longpré.

— M. du Longpré ! Oui, je vous avoue que je n’y songe guère, ou plutôt que je n’y songe pas du tout. Oh ! si cela lui plaît tant soit peu, qu’il vienne à mon bal ! Ce sera pour lui une excellente occasion d’admirer Jeanne. Vous savez que c’est vraiment la plus ravissante fillette qu’il y ait au monde.

— Vous êtes deux fois folle, Gabrielle. D’abord, je doute fort que M. du Longpré ait la curiosité de franchir le seuil de votre hôtel.

— Qui sait ?

— Et j’espère bien que vous n’allez pas commettre la faute de présenter votre fille à vos amis.

— Pardon ! ce serait une faute si Jeanne avait dix-huit ans, mais comme elle en a douze à peine.

— Qu’importe ! sa place n’est pas dans votre salon.

Mademoiselle Berthier était devenue subitement sérieuse.

— Tenez, Martry, reprit-elle après un instant de silence, jouons une fois de plus cartes sur table, mais sans nous brouiller. C’est M. du Longpré qui vous envoie.

— Pourquoi supposer cela ?

— Je vais vous le dire : parce que M. du Longpré a vu Jeanne toutes les semaines depuis trois ans, qu’il en est fou, et qu’ayant appris déjà sans doute que je la retire de chez madame Brétigny, il ne peut se faire à l’idée de ne plus la revoir.

L’ancien officier de marine ne put dissimuler sa surprise.

— Ah ! vous ne me saviez pas aussi bien renseignée. Pauvres sots que vous êtes tous, vous autres hommes, lorsque vous voulez entrer en lutte avec nous ! Mais lorsque vous nous trompez et que nous vous laissons faire, en paraissant l’ignorer, c’est que nous avons intérêt à être trompées ! Oui, je sais les visites de M. du Longpré, avenue d’Eylau ; oui, je connais ses promenades avec Jeanne, qui l’appelle « mon ami » et l’adore ; je sais tout cela depuis le premier jour. Si j’étais une mauvaise femme, comme le dit votre ami et comme vous le pensez peut-être, je me serais opposée à ces réunions, j’aurais privé M. du Longpré de cette joie…

— Dont vous le priverez désormais.

— Moi ! je n’y pense pas ! Seulement, si M. du Longpré veut voir ma fille, vous entendez, ma fille, il viendra la voir chez moi, sa mère.

— Vous savez bien que c’est impossible.

— Je n’y puis rien, mais je ne me séparerai certes pas de nouveau de Jeanne pour la lui donner.

— D’ailleurs, vous allez partir.

— Oh ! pour quelques mois.

— De plus, en admettant que, par impossible, M. du Longpré vienne ici, chez vous, de quel œil le verra Richard ?

— Richard ? mais il ne connaît pas votre ami. Je crois que la seule fois qu’il ait entendu prononcer son nom, c’est lorsque vous avez arrêté la carte de M. du Longpré au passage. Or, il y a de cela plus de douze ans ; donc il l’a oublié. Quant à ses traits, ils n’ont pu se graver dans la mémoire de M. Berney, car vous vous souvenez bien que ce certain jour où vous vous êtes présentés, rue des Martyrs, pour me disputer la place, Richard avait déjà disparu avant que vous eussiez franchi le seuil de son atelier.

— Oui, c’est peut-être vrai, mais néanmoins M. du Longpré ne viendra jamais chez vous.

— Tant pis pour lui ! Quant à vous, vous y serez toujours le bien reçu. N’allez pas oublier que mon bal est d’aujourd’hui en quinze, sans remise. Il me tarde de partir.

Et prétextant quelques ordres à donner, Gabrielle congédia affectueusement M. de Martry, qui se retira tout soucieux.

— Infernale créature ! se disait-il en descendant les Champs-Élysées ; le temps lui-même n’en aura pas raison.