E. Plon (p. 199-226).

XI

DOUZE ANS PLUS TARD

Il était à peu près cinq heures du soir, et la nuit commençait à tomber ; on entrait dans le mois de novembre. En attendant l’heure du dîner, une dame d’un certain âge et une jeune fille paraissant avoir à peine vingt ans, bien qu’elle en eut déjà près de vingt-trois, causaient à demi-voix, au coin du feu, dans un élégant petit salon de l’hôtel de la rue de Flandre, où nous avons jadis introduit nos lecteurs.

Un troisième personnage, remarquablement beau encore, quoiqu’il approchât de la quarantaine, écoutait avec distraction les deux interlocutrices, tout en parcourant les journaux du jour.

Lorsqu’il interrompait sa lecture, ses regards s’arrêtaient avec une expression tout à la fois affectueuse et triste sur la plus jeune des deux femmes.

Ces trois personnes ainsi réunies étaient Blanche du Longpré, madame Dormeuil et Paul du Longpré.

Blanche n’est plus la fillette rieuse que nous avons connue il y a douze ans ; c’est maintenant une charmante jeune fille, pleine de distinction et de grâce, avec les plus beaux yeux du monde et un air de bonté impossible à décrire. Mais ceux qui l’entourent de tendresse et de respect la voient rarement sourire. Autant que le lui permet sa situation sociale, elle fuit le monde, les fêtes, les plaisirs ; et la plus grande partie de ses revenus, revenus considérables, car elle a perdu son père depuis longtemps, est employée en bonnes œuvres, au lieu d’être encaissée par quelque couturier à la mode,

On ne connaît cependant aucune cause de chagrin à Blanche, sauf peut-être madame Dormeuil, qui, après avoir terminé l’éducation de la jeune fille, est restée auprès d’elle en qualité de dame de compagnie, ou mieux comme amie et aussi comme gouvernante de la maison.

Mademoiselle du Longpré est ainsi depuis quatre ou cinq ans. Sa gaieté et son insouciance ont disparu subitement un jour, et rien, depuis cette époque, n’a pu ramener sur ses lèvres les rires d’autrefois.

Effrayé de cet état spleenétique qui avait une influence funeste sur la santé de sa cousine, M. Paul du Longpré avait essayé de tous les moyens pour la distraire, et les voyages qu’il avait faits avec elle aux eaux et en Italie parurent d’abord produire un excellent résultat ; mais, à la dernière saison, Blanche avait refusé de partir, sans donner d’autre motif que son désir de rester à Paris, et Paul, qui ne voulait pas la quitter, ne s’était pas éloigné un seul jour.

Le brave docteur Duval, le médecin de la famille, n’y comprenait rien lui-même. Il avait bien hasardé, à diverses reprises, qu’il était peut-être nécessaire de marier mademoiselle du Longpré, et Paul s’était hâté de présenter à sa cousine une véritable collection d’épouseurs, également épris de sa beauté et de sa dot ; mais tous avaient été refusés les uns après les autres, sans même en avoir passé par l’espèce d’examen préalable d’admissibilité que les jeunes filles les moins coquettes se plaisent à faire subir, en pareil cas, à leurs prétendants.

À la dernière tentative matrimoniale de son cousin, cinq ou six mois avant l’époque où nous sommes arrivés, Blanche avait répondu : Non, d’un ton si ferme, et elle avait si nettement affirmé qu’elle ne voulait pas se marier et qu’on la chagrinait profondément en insistant sur ce sujet, que M. du Longpré, d’accord avec madame Dormeuil, avait décidé que cette question ne serait plus jamais abordée.

Quant à Paul, il s’était également produit de grands changements en lui, depuis ces jours de fièvre où nous l’avons connu amoureux comme un fou de Gabrielle Berthier, et ces autres jours de désespoir et de colère, où, rompant avec la misérable femme dont la rencontre devait peser d’un si grand poids sur sa vie, il s’était résigné à ne pas être père pour ne pas avoir la honte d’être époux.

Cette épreuve douloureuse l’avait, en un seul jour, vieilli de dix années, et lorsque M. Armand du Longpré mourut, moins de trois ans après l’arrivée de son neveu, comme il avait appris, de celui-ci même, tout ce qui s’était passé, il ferma les yeux, rassuré sur l’avenir de sa fille. Le vieillard était persuadé qu’il laissait à son enfant bien-aimée, en la personne de Paul, un protecteur que rien ne détournerait jamais de son devoir. Le pauvre père, qui connaissait bien le cœur humain et savait qu’il est peu, si même il en est, de regrets éternels, espérait peut-être mieux encore.

Ce qui est certain, c’est que le créole se mit à sa tâche de tuteur et d’exécuteur testamentaire avec un dévouement absolu. Jusqu’au moment où Blanche atteignit sa quinzième année, il fut pour elle un véritable frère aîné, ne s’occupant que de la jeune fille et des grands intérêts qui la concernaient, elle ainsi que lui, car il avait voulu que sa cousine restât son associée, afin qu’elle partageât les bénéfices de l’établissement que M. Armand avait fait un des plus importants de Paris.

De mademoiselle Berthier, Paul n’avait plus voulu rien savoir ; mais les échos galants qui, forcément, arrivaient jusqu’à lui, le faisaient parfois rougir du passé, en lui apprenant les scandaleux triomphes de celle dont il avait failli faire sa femme.

Comme pour se venger du monde qu’elle avait entrevu dans ses rêves ambitieux, de ce monde dont elle avait touché le seuil, Gabrielle, en effet, s’était plu à le braver. Son retour vers Richard Berney n’avait pas été de longue durée, et le malheureux artiste, pour ne pas perdre tout à fait sa maîtresse, avait dû se soumettre lâchement à ne plus venir qu’en second ou troisième rang dans l’existence de la courtisane à la mode.

À cette époque dont nous parlons, elle occupait aux Champs-Élysées un merveilleux petit hôtel qu’un grand seigneur russe lui avait donné, ne manquait pas une première représentation, et les petits journaux la citaient dans ces énumérations où l’on trouve pêle-mêle, sans qu’une honnête femme ait jamais le courage de protester, tant est grande la vanité féminine, les noms les plus honorables, ceux des comédiennes qui, avec cent écus d’appointements par mois, dépensent ostensiblement cent mille francs par an, et ceux des filles absolument tarifées.

Les voitures de mademoiselle Berthier passaient pour les mieux tenues de Paris ; une véritable cour de gentilshommes et d’artistes se disputait ses sourires ; les femmes du monde copiaient ses toilettes excentriques et soudoyaient ses domestiques, pour savoir comment était installée sa salle de bain et tendue sa chambre à coucher.

On disait alors qu’elle avait un demi-million de diamants, et certains même enviaient Richard de rester l’éternellement aimé de cette femme, dont le corps était au plus offrant, mais dont le cœur lui appartenait toujours.

C’est que notre époque est ainsi faite d’indulgence honteuse qu’on rit volontiers de l’homme qui achète l’amour, et que les plus honnêtes gens n’hésitent pas toujours à serrer les mains de celui qui le vole.

Cependant Richard, qui n’avait pas encore rompu avec tout respect humain, souffrait cruellement de ces partages auxquels il était condamné, et s’il oubliait parfois ses tortures morales dans les bras de Gabrielle, lorsque, capricieuse ou blasée, elle redevenait pour lui maîtresse dominatrice et irrésistible, souvent aussi il s’éloignait le cœur bourrelé de remords et l’esprit obsédé par des pensées sinistres.

M. de Martry, qui habitait toujours Paris, l’avait rencontré dans un de ces moments terribles, et le prenant en pitié, il s’était rapproché de lui, ce dont le jeune peintre était profondément reconnaissant.

L’ancien officier de marine n’était revenu sur le passé que pour rappeler à Richard ce qu’il lui avait prédit, mais il n’avait pas eu beaucoup à faire pour que l’artiste rougit de la mauvaise action dont il s’était rendu coupable envers M. du Longpré. Malheureusement le mal était irréparable. Il était, de par la loi, le père de cet enfant qui n’était pas à lui, que d’ailleurs il ne voyait jamais.

Mademoiselle Berthier, en effet, dont la mère avait suivi à l’étranger nous ne savons quel aventurier, n’avait pas gardé sa fille dans son hôtel. Elle l’eût gênée. La fillette était élevée dans une maison de campagne aux environs de Paris, et Gabrielle la voyait à peine trois ou quatre fois par an.

Quant au commandant, quelques avances que lui eût faites celle dont il avait été le tuteur, il s’était abstenu de retourner chez elle. Lorsqu’il la rencontrait au bois, dans quelque endroit public ou dans ce monde interlope avec lequel, vieux garçon oisif, il n’avait pu rompre, il la saluait, lui répondait laconiquement si elle lui adressait la parole, car elle affectait de le traiter avec la même familiarité et la même amitié qu’autrefois, comme s’il ne s’était rien passé, mais c’était tout.

Avec M. du Longpré, au contraire, les relations de M. de Martry n’avaient pas cessé ; elles étaient peu fréquentes en raison de leur mode d’existence si différent, mais ces messieurs se voyaient parfois. De temps en temps l’ancien officier de marine s’exilait, comme il le disait, pour aller demander à déjeuner au créole, et le plus affectueux accueil lui était toujours fait dans l’hôtel de la rue de Flandre.

Il est inutile d’ajouter que jamais, dans ces entrevues, le nom de Gabrielle n’était prononcé. À certains intervalles, Paul n’avait pu s’empêcher de demander à son ami ce qu’était devenu l’enfant de mademoiselle Berthier, et c’est ainsi qu’il avait appris qu’elle s’appelait Jeanne et que sa mère s’en occupait si peu.

Plusieurs fois même, M. du Longpré avait demandé au commandant où se trouvait la maison de campagne de Gabrielle ; mais, pressentant quelle pouvait être l’intention du pauvre père, M. de Martry lui avait toujours répondu :

— Il est préférable, mon ami, que vous l’ignoriez. Vous voudriez voir cet enfant, c’est-à-dire rouvrir une blessure que le temps a déjà un peu cicatrisée. Attendez ; un jour ou l’autre, le hasard et Dieu se mettent du côté des honnêtes gens.

Paul n’avait pas insisté, mais il était resté bien évident pour l’ancien officier de marine que cet homme d’honneur, en qui le sentiment du devoir primait tous les autres, ne se pardonnait pas l’impuissance à laquelle il était condamné par les événements.

Les choses duraient ainsi depuis cinq ans déjà, lorsque Paris fut réveillé un matin par la nouvelle de l’un de ces scandales financiers devenus si fréquents à notre époque qu’ils émeuvent à peine.

Cette fois, le fait était fort piquant, car il avait pour théâtre un monde plus à l’abri qu’aucun autre de semblables catastrophes, et pour héros le membre d’une corporation particulièrement honorable.

Il s’agissait d’un notaire des environs de Paris, M. Daubray, qui s’était enfui laissant un déficit de près de deux millions et cent dossiers en complet désordre.

Ce n’était pas seulement un désastre financier pour de nombreuses familles, mais encore une source intarissable de difficultés.

Or, M. Daubray était une des victimes de mademoiselle Berthier. On ne savait trop dans quelles circonstances l’officier ministériel et Gabrielle s’étaient rencontrés ; on supposait que c’était à l’occasion de l’achat fait par cette dernière d’une maison de campagne ; mais ce qu’il y avait de certain, c’est que M. Daubray, comme tant d’autres, s’était attelé au char de la célèbre courtisane, et que son amour lui coûtait l’honneur en même temps que la fortune.

On ignorait que les relations du notaire et de mademoiselle Berthier dataient de l’époque où celle-ci s’était absentée de Paris pour cacher ses couches à M. du Longpré, et que c’était dans l’étude de Me Daubray qu’elle avait trouvé toute facilité pour faire reconnaître sa fille par Richard Berney, puis toute complaisance, non seulement pour que cet acte ne fût pas signalé en marge du registre de l’état civil où l’enfant était inscrit, ce qui était légal, mais encore pour qu’il ne fût pas enregistré, ce qui était une irrégularité grave.

Lorsqu’elle avait imposé cette première concession à M. Daubray, l’intelligente et dangereuse créature ne doutait pas de ce qu’elle obtiendrait plus tard : la remise de l’acte de reconnaissance de sa fille par Richard. Or, pour que cet acte fût une arme sérieuse entre ses mains, à elle, il fallait qu’il n’en restât de traces ni dans l’étude du notaire, ni sur les registres de l’état civil, ni sur ceux de l’enregistrement.

Éperdument épris, l’officier ministériel, déjà compromis et ruiné, ne résista pas longtemps, et, un beau matin, au prix d’une quinzaine de jours passés auprès de M. Daubray, mademoiselle Berthier rentra à Paris, maîtresse absolue de l’avenir. Selon sa volonté, son enfant était ou n’était pas la fille de Richard Berney.

Malheureusement pour Gabrielle, si la justice ne s’inquiète parfois que dans une certaine mesure des causes de ruine de ceux que des faits criminels amènent à sa barre, elle va toujours plus au fond des choses lorsqu’il s’agit d’un homme que ses fonctions mêmes défendaient contre les soupçons.

C’est ce qui arriva dans le cours de l’instruction contre M. Daubray. On y découvrit aisément mademoiselle Berthier, et le magistrat devant lequel elle dut comparaître la traita de telle sorte qu’elle jugea prudent de s’éloigner ; non pas qu’elle craignît contre elle quelque action judiciaire, elle connaissait son code et savait qu’elle n’avait commis ni crime ni délit, mais elle n’ignorait pas que, grâce à sa situation équivoque, on pouvait lui susciter des ennuis qu’elle préférait éviter.

Le hasard, qui l’avait déjà si souvent servie, lui fournissait, d’ailleurs, une excellente occasion de quitter Paris avec tous les honneurs et les profits de la guerre. Son amant, le prince Romanoff, était obligé de retourner en Russie. Elle lui persuada aisément qu’elle était prête à tout abandonner pour le suivre, et le monde galant apprit un jour que sa plus brillante étoile avait filé pour les rives de la Néva.

Du notaire Daubray, qui fut peu de temps après condamné à vingt ans de travaux forcés, mademoiselle Berthier ne s’inquiéta pas un instant, non plus que de Richard. Elle abandonnait celui-ci une seconde fois, autant amoureux que jadis, mais plus misérable encore ; car il ne lui restait même plus, pour se consoler de sa lâcheté et oublier sa honte, ces quelques instants d’ivresse que lui accordait çà et là sa maîtresse, lorsque, blasée ou inassouvie, elle revenait à lui avec cette impétuosité que la nature met aux flancs des fauves dont ses lois veulent le rapprochement.

Il est vrai que Gabrielle promit à Richard, avant de partir, de lui faire signe dès qu’elle serait installée en Russie, et qu’ils convinrent, en outre, de se retrouver le plus souvent possible, en Allemagne ou en Italie, en attendant l’époque où elle pourrait rentrer en France.

Quant à sa fille, mademoiselle Berthier ne songea pas un seul instant à l’emmener avec elle, bien que le prince Romanoff n’eût contre cette enfant nulle jalousie.

Le Russe n’était jaloux ni de personne ni de rien. Son amour pour Gabrielle était ce que sont les passions des étrangers pour ces filles de Paris qui se croient adorées parce qu’elles sont cotées à un haut prix : une question de curiosité, de vanité et de possession.

Ces amours-là ne s’intéressent pas plus au passé qu’à l’avenir de celles qu’ils achètent ; le présent leur suffit. Leur cœur est plus invulnérable que leur caisse. Or, bien que Gabrielle ne fût pas tombée aussi bas que la plupart des courtisanes en renom, bien qu’elle eût conservé, dans ses allures et dans ses relations, un certain respect d’elle-même, et quelle que fût enfin sa puissance sur le prince, celui-ci cependant ne lui faisait ni l’honneur ni l’aumône d’une jalousie rétrospective. Il ne s’inquiétait des actions de sa maîtresse qu’autant que le lui commandaient son orgueil et son habitude du commandement, restant sur tous les autres points : liberté relative et question d’argent, un véritable grand seigneur.

Le prince Romanoff aurait donc parfaitement compris que mademoiselle Berthier emmenât sa fille, ou plutôt ce fait l’eût laissé dans une indifférence complète ; mais la présence de la petite Jeanne aurait pu gêner sa mère, et celle-ci avait préféré mettre l’enfant en pension.

Le hasard, une fois de plus, avait favorisé mademoiselle Berthier, car madame Brétigny, qui dirigeait la maison d’éducation où elle avait placé sa fille, était une bonne et charmante femme, dont le cœur s’était subitement ouvert en faveur de cette pauvre petite si délaissée.

Richard Berney, tout naturellement, avait été chargé de surveiller la fillette et de régler avec madame Brétigny ; mais la vue de Jeanne, qui portait son nom par le fait d’un marché infâme, lui était odieuse. Elle éveillait ses remords et rouvrait ses plaies. Aussi ne tarda-t-il pas à cesser tout à fait de s’occuper de l’enfant, dont il se contentait de payer exactement la pension.

C’est à peine si, tous les deux ou trois mois, il avait le courage de franchir le seuil de la maison de madame Brétigny, dans la lâche espérance de recevoir quelques remercîments de mademoiselle Berthier, en échange des nouvelles qu’il lui envoyait de sa fille.

M. de Martry, à qui Richard avait souvent fait part de tout ce qu’avait de douloureux pour lui cette mission imposée par Gabrielle, s’était toujours contenté de répondre :

— Tu es un pauvre fou, qui n’a que ce qu’il mérite. Tu as aidé à torturer un honnête homme ; tu as commis une faute irréparable, c’est le châtiment ! Dieu veuille que l’avenir ne le réserve rien de plus cruel encore ! Aie l’énergie, au moins, de racheter ta faiblesse en remplissant ton devoir. Jeanne n’est pas coupable des mauvaises actions de sa mère. Puisque tu lui as volé son père, remplace-le de ton mieux.

Tout se passa ainsi pendant deux ans, et M. Berney n’avait revu Gabrielle que deux ou trois fois, à Bade et à Nice, lorsque la jeune femme arriva tout à coup à Paris.

Le prince Romanoff ayant dû s’absenter pour aller visiter ses mines de l’Oural, et cette absence devant durer près d’un mois, mademoiselle Berthier en avait profité pour venir passer huit jours à Paris, mais dans le plus complet incognito.

Richard pensa que ce voyage était en son honneur, et sa joie fut immense. En un instant, il oublia toutes ses tortures, en se retrempant dans sa honte.

La vérité, c’est que Gabrielle voulait s’assurer de la solidité du terrain où elle espérait bien trôner de nouveau un jour ; c’est qu’elle voulait savoir si le silence s’était fait enfin sur l’affaire Daubray, qui l’avait si complètement compromise.

Depuis six mois au moins, il n’en était plus question, et mademoiselle Berthier fut bientôt certaine qu’elle pourrait, dès qu’elle le voudrait, faire sa rentrée triomphale dans ce monde galant où elle n’avait pas été remplacée.

Ce fut seulement ensuite qu’elle pensa à sa fille et alla la voir.

Jeanne, on le conçoit, n’embrassa que du bout des lèvres, et même avec une certaine terreur, cette grande et belle dame qu’elle ne reconnaissait pas et que madame Brétigny lui avait recommandé d’appeler maman ; et quant à mademoiselle Berthier, pour qui cette fillette ne représentait qu’une spéculation matrimoniale avortée, elle ne sentit pas un instant s’éveiller en son sein les enivrantes émotions de l’amour maternel.

Sa visite dura un quart d’heure à peine, et elle se trouvait sur le pas de la porte de l’institution, où elle faisait à madame Brétigny, qui tenait Jeanne par la main, quelques recommandations banales, où certes le cœur n’était pour rien, lorsque tout à coup elle aperçut à quelques pas d’elle un cavalier qui venait d’arrêter brusquement sa monture. Elle reconnut M. du Longpré.

Une étrange pensée lui traversa sans doute immédiatement l’esprit, car, attirant à elle sa fille, elle fit face à son ancien amant, comme pour lui permettre de ne pas douter de leur identité à toutes deux, et au lieu de s’éloigner, ainsi qu’elle était sur le point de le faire, elle rentra dans la cour de la pension et dit à madame Brétigny :

— Je pense que Jeanne sera bien aise de passer une journée avec moi ; soyez donc assez bonne pour me l’envoyer demain, vers dix heures du matin, à l’hôtel du Louvre, par une de vos domestiques, car je n’ai pas même de femme de chambre.

Si surprise qu’elle fût de cette marque d’affection subite de mademoiselle Berthier pour son enfant, l’institutrice se hâta de lui promettre qu’il lui serait fait selon son désir, et seulement alors Gabrielle franchit le seuil de la porte pour remonter dans sa voiture.

Elle s’était assurée d’un coup d’œil que M. du Longpré n’était plus aux environs.

Le créole, en effet, n’avait stationné qu’un instant devant cette maison où le hasard seul l’avait conduit. La pension se trouvait avenue d’Eylau, où il allait voir un cheval qu’il voulait acheter pour Blanche. C’est au moment où certes Gabrielle et sa fille étaient bien loin de son esprit, qu’il avait reconnu l’une et deviné l’autre. Malgré lui alors, pour ainsi dire, il s’était arrêté.

À la vue de cet enfant qui ne pouvait être que le sien, son cœur avait tressailli ; et, pour fuir cette apparition qui le bouleversait, il était reparti à fond de train, mais non sans avoir gardé dans sa mémoire l’adresse de l’institution où l’on cachait celle qui avait été si cruellement enlevée à son affection.

Le lendemain matin, madame Brétigny ne manqua pas d’envoyer Jeanne à sa mère. Elle avait fait conduire la fillette par une de ses sous-maîtresses, mademoiselle Bernardin, vieille fille de trente-cinq à quarante ans, dont le teint jaune, le visage émacié et les lèvres pincées disaient toutes les tortures morales qu’elle devait à sa situation subalterne.

Mademoiselle Berthier jugea sans doute du premier coup d’œil que c’était bien là l’auxiliaire qu’elle désirait pour l’exécution de son projet, car, laissant Jeanne dans son salon en compagnie de journaux à images, elle emmena la sous-maîtresse dans sa chambre à coucher et lui dit, après lui avoir offert gracieusement un siége :

— Mademoiselle, vous pouvez me rendre un grand service, dont je vous témoignerai toute ma reconnaissance.

— Je suis à vos ordres, madame, répondit avec empressement mademoiselle Bernardin.

— Voici ce dont il s’agit. J’ai toute confiance dans madame Brétigny, mais je préfère m’adresser à vous. Je désire être tenue au courant tous les mois, tous les quinze jours, si c’est nécessaire, des visites que reçoit ma fille et de ses sorties.

— Mademoiselle Jeanne ne sort jamais qu’avec nous, madame, observa l’institutrice, et M. Richard Berney ne vient guère à la maison que tous les deux ou trois mois.

— Je le sais, mais il pourrait se faire que, d’ici peu, quelques personnes vinssent voir ma fille et l’emmenassent promener. J’ai autorisé certains de mes amis à agir ainsi. Seulement, ainsi que je viens de vous le dire, je désire être informée de ces sorties et de ces visites. Je serais heureuse de recevoir, en même temps que ces renseignements, des nouvelles de la santé et des progrès de ma fillette. Si vous voulez me rendre ce service, mais entre nous, tout à fait entre nous, vous me permettrez de vous offrir cent francs par mois. Laissez-moi vous exprimer d’avance ma gratitude.

En disant ces mots, mademoiselle Berthier glissait dans la main maigre et sèche de mademoiselle Bernardin deux billets de cent francs, qu’elle avait pris dans un élégant petit portefeuille bourré de billets de banque.

Les yeux ternes de la vieille fille eurent un éclair de convoitise, et elle balbutia un remercîment, en promettant à la mère de Jeanne de lui écrire tous les quinze jours, plus souvent même, si elle le désirait.

Cette convention bien arrêtée, les deux femmes rejoignirent la petite fille, que sa mère renvoya à la pension quelques heures plus tard, après l’avoir embrassée et lui avoir fait ses adieux. Elle ne pensait pas qu’elle aurait le temps de retourner avenue d’Eylau.

Gabrielle n’avait pas oublié de donner son adresse à mademoiselle Bernardin, en lui renouvelant ses recommandations. Quant à la fillette, elle n’avait conservé de cette journée qu’un souvenir pénible, si beaux que fussent les jouets qu’elle avait rapportés de l’hôtel du Louvre.

Malgré les prières et les colères de Richard, mademoiselle Berthier quitta Paris peu de jours après sa visite à madame Brétigny, et elle était rentrée à Saint-Pétersbourg depuis une semaine à peine, lorsqu’elle reçut de mademoiselle Bernardin la lettre suivante :

« Madame, je m’empresse de tenir la promesse que je vous ai faite, en vous apprenant que mademoiselle Jeanne a été appelée hier chez madame Brétigny, et qu’elle a trouvé auprès de notre directrice un étranger qui l’a prise sur ses genoux, l’a embrassée et lui a demandé si elle voulait qu’il devint son ami. C’est la petite elle-même qui a raconté cela à ses camarades. Comme je guettais la sortie de cet inconnu, pour cette raison seule que madame avait fait venir votre fille, je puis vous dire que c’est un homme de trente-cinq ans à peu près, brun, de haute taille et de tournure fort distinguée.

« En sortant de la maison, il est remonté dans une fort belle voiture de maître qui l’attendait à quelques pas de notre porte. Si cette personne revient, je ne manquerai pas de vous en informer, et j’ajouterai à mes prochaines lettres les divers renseignements intéressants qui me parviendront.

« Comptez toujours, madame, sur l’entier dévouement de votre très humble servante. »

Cette lettre fut rapidement suivie d’une seconde, puis de plusieurs autres, et c’est ainsi que mademoiselle Berthier apprit que cet inconnu, M. du Longpré, était revenu voir Jeanne et n’avait pas tardé à l’emmener souvent avec lui pendant des journées entières.

Mademoiselle Bernardin gagnait consciencieusement son argent ; ses renseignements étaient d’une complète exactitude.

C’était bien M. du Longpré qui, peu de jours après sa rencontre fortuite avec Gabrielle et lorsqu’il se fut assuré qu’elle avait quitté Paris, s’était présenté chez madame Brétigny.

Avec sa droiture ordinaire, le créole avait tout raconté à l’institutrice, et la brave femme, comprenant les douleurs de cet honnête homme, n’avait pas hésité un instant à livrer Jeanne à sa tendresse. Elle ne se doutait certes pas de l’espionnage dont elle était l’objet.

La fillette, on le comprend aisément, se prit bientôt de la plus vive affection pour « son ami », qui ne venait jamais les mains vides, la couvrait de caresses et l’emmenait promener dans de belles voitures.

Les enfants sont de grands psychologistes ; ils devinent les sentiments qu’ils font naître : amour ou haine. Ils aiment ceux qui les aiment, et s’éloignent avec un merveilleux instinct de ceux dont les lèvres ont des baisers de Judas.

Ces réunions de Jeanne et de son père, un peu mystérieuses au début, devinrent bientôt plus fréquentes, puis régulières. Au moins une fois par semaine, M. du Longpré venait voir ou chercher sa fille. Un jour même, profitant de ce qu’il savait ne pas devoir rencontrer Blanche rue de Flandre, il l’y conduisit, et rien ne saurait exprimer la joie qu’éprouva Paul à introduire sa fille dans cette maison d’où elle était exclue par l’odieuse combinaison de sa mère.

Puis il fit faire le portrait de Jeanne, qu’il suspendit d’abord timidement dans sa chambre à coucher, mais dont un second exemplaire se trouva bientôt placé dans un cadre de velours rouge, devant lui, sur son bureau.

M. du Longpré avait, du reste, le droit d’être fier de sa fille : c’était la plus ravissante enfant qu’il fût possible de voir. Elle avait, de plus, un charme inappréciable pour lui : c’est que sa beauté ne rappelait en rien celle de sa mère.

Jeanne avait pris à son père son teint chaud, ses cheveux noirs et ses grands yeux bruns d’une inexprimable douceur. Ses cils étaient si longs que leur frange d’ébène se redressait à ses extrémités, comme pour ne pas voiler ses regards naïfs. Sa mignonne bouche, aux lèvres de corail, était un nid de sourires, et ses petits bras se faisaient chaîne de fer lorsque, dans un élan spontané, elle se jetait au cou de son ami, dont l’arrivée lui causait toujours une espèce de spasme nerveux qui se traduisait par une pâleur subite.

La première fois que Blanche aperçut cet adorable portrait d’enfant, tout naturellement elle questionna Paul. Celui-ci dut mentir.

— C’est la fille, répondit-il à sa cousine, d’un de mes amis mort aux colonies ; la pauvre petite est orpheline ; j’aimais beaucoup son père, je m’intéresse très vivement à elle.

Mais Paul mentait mal, et comme mademoiselle du Longpré, dont le cœur seul était indiscret, multiplia chaque jour ses questions à propos de ce portrait, le créole laissa si bien paraître son embarras que la jeune fille soupçonna quelque mystère.

Un mois plus tard, grâce à l’indiscrétion du cocher de M. du Longpré, indiscrétion qu’elle avait généreusement payée, Blanche savait que son cousin allait deux fois par semaine avenue d’Eylau et qu’il emmenait très souvent la petite Jeanne dans sa voiture.

Instinctivement, mademoiselle du Longpré comprit qu’un lien plus puissant qu’une simple protection attachait son cousin à cette fillette, et c’est à partir de cette époque que son esprit s’assombrit, en même temps que sa santé s’altéra visiblement. Elle avait alors dix-neuf ans.

Madame Dormeuil, véritablement effrayée, s’efforça de pénétrer cette transformation ; elle surveilla son élève, la questionna, mais vainement. Blanche resta d’autant plus impénétrable que, de jour en jour, elle se rendait mieux compte de ses sentiments.

Elle aimait Paul de toute son âme. Elle l’aimait pour les soins affectueux dont il l’avait entourée depuis tant d’années ; elle l’aimait parce qu’elle ne connaissait nul être meilleur ni plus noble que lui, parce qu’elle l’avait vu n’avoir pour elle que des sourires, alors qu’il souffrait visiblement, parce qu’il représentait le passé heureux et répondait à toutes ses aspirations et à tous ses rêves de jeune fille.

Elle ignorait, la chaste enfant, que l’affection de son cousin, qui l’avait vue grandir, n’était pas moins complète que la sienne ; mais M. du Longpré, tout entier d’abord à ses douleurs, puis tout entier plus tard à ses joies nouvelles, n’avait rien deviné de l’amour de Blanche, et il étouffait son propre amour, se jugeant indigne de cette vierge à laquelle il ne pouvait offrir qu’un cœur souillé par une passion dont le souvenir le faisait rougir.

De plus encore, le créole avait consulté Me Dumarest pour savoir ce qu’il lui serait permis de faire si, par hasard, Jeanne devenait orpheline, et le notaire lui ayant appris que l’état d’homme marié, même sans enfant, est, jusqu’à cinquante ans, un cas absolument rédhibitoire pour l’adoption, il avait sacrifié son propre bonheur au devoir que l’avenir lui réservait peut-être.

C’est alors que M. du Longpré avait voulu marier sa cousine, et c’est alors aussi que madame Dormeuil, arrachant enfin un jour à la jeune fille son douloureux secret, était venue lui dire :

— Monsieur Paul, ne cherchez pas un époux pour mademoiselle Blanche ; elle vous aime et n’aimera jamais que vous !

Cette révélation, on le conçoit, fut accablante pour M. du Longpré, car elle éveilla en lui, non pas un sentiment d’orgueil, mais de violents remords et les plus douloureux regrets. Elle le plaçait dans cette situation terrible pour un homme de son caractère : ou d’abandonner à jamais l’espoir de rapprocher de lui son enfant, ou de sacrifier cette jeune fille que son père avait confiée à sa tendresse, qui n’avait que lui pour famille.

Entraîné par son propre sentiment pour Blanche, il hésita un instant, et ce fut une horrible lutte que celle qui s’engagea dans son esprit entre ces deux passions également profondes, si différentes qu’elles fussent ; mais le devoir et l’amour paternel restèrent les plus forts. Il ne se crut pas le droit d’être heureux ni de rendre heureux au préjudice de l’avenir de Jeanne, et il ferma les yeux, étouffa les battements de son cœur, pour ne pas voir, pour ne pas comprendre davantage tout le bonheur que lui coûtait un passé maudit.

Seulement, à partir de ce jour-là, il se priva d’amener sa fille rue de Flandre et ne la vit, pour ainsi dire, qu’en secret ; il évita de se trouver seul avec mademoiselle du Longpré, se persuadant qu’elle l’oublierait, comme les jeunes filles oublient si souvent leur premier amour, et il s’efforça de lui procurer mille distractions, que Blanche ne repoussait pas toujours, mais qui ne ramenaient sur ses lèvres décolorées qu’un triste sourire.

Telle était la situation faite par un intervalle de douze années aux divers personnages de notre récit, à l’heure où nous le reprenons pour peindre les épisodes qui vont en précipiter le dénoûment.