E. Plon (p. 247-262).

XIII

AMOUR DES SENS ET AMOUR DU CŒUR

En avouant à M. de Martry que, de nouveau, elle était éprise de Richard, Gabrielle avait dit vrai, cela était honteusement exact.

Une fois de plus, elle était revenue à lui, ramenée à ses anciennes amours, en même temps par ses sens et son esprit de domination. Si, lorsqu’elle voulait expliquer ses retours vers l’artiste, elle disait, orgueilleuse même pour ses propres vices, qu’elle payait ainsi à l’amant si souvent trahi les tortures qu’elle lui avait affligées, c’est en s’exprimant de la sorte qu’elle mentait.

La vérité, c’est que, parfois, elle aimait à la folie cet homme, qui, tour à tour, la domptait et tombait à ses pieds, la maudissait en l’adorant, était également son esclave et son maître, la serrait dans ses bras à l’étouffer, la couvrait de baisers prêts à se changer en morsures, la méprisait à genoux, et manifestait sa passion mieux encore dans une menace que par une caresse.

Comme il plaît au psylle hindou d’exciter la colère des vipères naja pour prouver davantage encore sa puissance de fascination sur les terribles reptiles, de même il plaisait à Gabrielle de jouer avec les désespoirs et les accès de colère du malheureux que, d’un regard, d’un geste ou d’un sourire, elle pouvait attirer palpitant sur son cœur.

Depuis le jour où la femme s’était éveillée en elle, mademoiselle Berthier n’avait été inspirée que par deux sentiments : son amour pour Richard et son incommensurable ambition de briller dans quelque monde que ce fût.

Rejetée deux fois des milieux honnêtes par des circonstances fatales et logiques, elle s’était juré d’être au premier rang parmi les courtisanes, et elle s’était tenu parole, sacrifiant impitoyablement à cette irrévocable volonté son amour même, pour n’y revenir que lorsqu’elle était saturée de satisfactions de vanité.

Fatiguée d’adulations fades et des marchés infâmes, elle éprouvait alors, après s’être vendue, un enivrement immense à se donner.

Il ne faudrait pas supposer que nous créons ici un tempérament féminin tout exprès pour les besoins de notre récit. Mademoiselle Berthier n’était une exception, dans le monde où se déroule cette seconde partie de notre drame, que parce qu’elle en représentait la quintessence ; mais elle n’en était pas moins le produit naturel, la personnification absolue.

Mieux élevée, plus instruite que ses rivales, admirablement douée du côté de l’intelligence et de l’esprit, complétement désirable pour les vaniteux, les passionnés et les fous, c’est-à-dire pour la masse des chercheurs d’amours ; décidée à renverser tous les obstacles, Gabrielle devait atteindre au sommet du vice élégant sans jamais rouler dans la boue.

Son cynisme était de bonne maison, et elle disait : Monsieur, à son amant de la veille, d’un tel ton et avec un tel regard que nul ne se serait jamais hasardé à lui répondre autrement que : Madame.

À Athènes, elle eût été Aspasie ; à Corinthe, Laïs. Ainsi que Leontium, elle eût dicté à Épicure le code des voluptés. Comme Marozia, à Rome, elle eût fait et défait des papes. Ne pouvant, à l’imitation de Phryné, offrir une statue d’or au temple de Jupiter, ou, à celle de Rhodope, construire une pyramide, elle imitait, autant que le lui permettait son siècle prosaïque, ses illustres aïeules, en manifestant, dans ses moindres actes, son horreur du commun et du vulgaire.

Il venait de s’ouvrir à Paris une école de grossièreté. Quelques gentilshommes, blasés des respects dont ils étaient l’objet dans la vie de famille, trouvaient un plaisir épicé à entendre des filles de bas étage leur lancer, même en public, les épithètes les plus outrageantes. Ils en riaient et les excitaient à ces abjections. Cette école faisait de nombreux prosélytes. Certains fils d’enrichis, affamés de bruit et de scandale, marchaient fièrement sur les traces de leurs maîtres, sans réfléchir que ce qui glissait sur les blasons sans tache de ceux-là s’accrochait aux angles roturiers de leurs noms à eux.

Mademoiselle Berthier trouvait cela odieux et voulait réagir contre ces mœurs de barrière. On s’en aperçut moins de huit jours après sa rentrée à Paris. Chez elle, tout se passait avec le plus grand air, rien n’y trahissait les origines : ses domestiques étaient silencieux et polis, nul nom ne les faisait sourire ; sa femme de chambre, même en la décoiffant le soir, lui parlait à la troisième personne, et ses amis les plus intimes n’auraient osé, devant elle, se tenir moins bien que dans leur salon.

Ainsi qu’avant son départ pour la Russie, Gabrielle ne recevait que des hommes, tous du meilleur monde, sauf quelques artistes dont le talent et la réputation étaient les quartiers de noblesse et excusaient, chez quelques-uns, le manque de distinction. On rencontrait chez mademoiselle Berthier la plupart des illustrations parisiennes, et il était certain qu’elle allait avoir très rapidement un cercle des plus intéressants.

Richard, dont les premiers jours de sa réunion avec sa maîtresse avaient été un incessant délire, prenait bien un peu d’ombrage de ces réceptions pendant lesquelles mademoiselle Berthier n’était plus qu’à ses courtisans, et il hasardait çà et là quelques observations, mais Gabrielle lui disait alors avec un charme infini :

— Cher fou ! laisse-moi au moins ces satisfactions d’amour-propre et sois sans souci, puisque je t’aime et ne veux aimer que toi. D’ailleurs, n’allons-nous pas partir, n’allons-nous pas vivre seuls, tous les deux, pendant des mois entiers !

Et le malheureux, enivré du présent, plein de confiance dans l’avenir, s’efforçait d’oublier les années de torture que lui avait infligées cette femme qu’il adorait toujours, mais avec des intermittences de remords et de colère.

Ainsi que le joueur qui, après avoir perdu, joue encore et court après son argent, Richard, à qui Gabrielle coûtait la jeunesse, les illusions, le talent, Richard ne pouvait se séparer de celle qui représentait pour lui tout ce qu’il avait perdu. Alors, sans vouloir s’avouer la lâcheté de sa conduite, il acceptait cette nouvelle situation honteuse qui lui était offerte. Si mademoiselle Berthier lui eût proposé de l’épouser, il aurait certainement refusé cette consécration officielle de son abaissement, mais il acceptait d’être l’intendant, le factotum, l’homme de confiance, l’amant, l’esclave de cette courtisane millionnaire dont il aurait rougi d’être le mari.

Depuis le retour de Gabrielle à Paris, c’était M. Berney qui traitait avec les fournisseurs, discutait avec les architectes, visitait les agents de change et surveillait les domestiques.

C’est dans une de ces fonctions que M. de Martry l’avait surpris en entrant dans l’hôtel des Champs-Élysées, et c’est par pudeur que Richard s’était caché.

Mais il avait guetté le départ du commandant pour rejoindre aussitôt mademoiselle Berthier et l’interroger sur ce qui s’était passé entre elle et M. de Martry.

La jeune femme ne lui en laissa pas le temps.

— Ce brave Martry, lui dit-elle, n’était peut-être venu que pour me faire quelque sermon, mais nous nous sommes quittés les meilleurs amis du monde.

— Tu lui as parlé de ton projet de donner un bal ? demanda M. Berney.

— Certes oui, je l’ai même invité.

— Je le regrette.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je me soucie peu de me rencontrer avec M. de Martry.

— Mon pauvre Richard, tu n’auras jamais la moindre énergie. Tu as peur du commandant. Quelle autorité a-t-il sur toi ? Si tu n’avais pas commis cent fois la sottise de le prendre pour confident, tu le craindrais moins. Mais tu lui as confié tes pensées ; Dieu sait ce que vous avez échangé de duretés sur mon compte ; et aujourd’hui tu ne tiens pas beaucoup à ce qu’il te les rappelle. Il faut cependant que tu te résignes à le revoir, car tu comprends bien que je ne puis lui fermer ma porte. Forcément il fera partie des quelques intimes que je désire grouper autour de moi. Du reste, tu t’effrayes trop vite ; Martry ne t’adressera peut-être aucun reproche, pas même celui de m’aimer encore. Tu sais ce dont nous sommes convenus : après cette fête, qui sera ma rentrée officielle à Paris, nous partirons pour l’Italie, et, à notre retour, tu trouveras un atelier dans ce quartier, afin que nous soyons moins loin l’un de l’autre. Puis tu te remettras au travail. On dirait vraiment que maintenant que tu le tiens, ce bonheur pour lequel tu aurais tout donné, il t’épouvante.

— C’est que j’ai peur qu’il ne m’échappe un jour de nouveau, murmura le peintre en s’agenouillant devant sa maîtresse.

— Fou ! mille fois fou ! dit-elle en attirant sur son épaule la tête de Richard et en appuyant chacun de ses mots d’un baiser. Je t’aime ! je t’aime ! je t’aime ! Cela te suffit-il ?

Une fois de plus dompté, le malheureux ferma les yeux pour être tout entier à cette étrange ivresse des sens, dans laquelle Gabrielle le plongeait pour ainsi dire à sa volonté.

Mademoiselle Berthier ne s’était pas trompée à l’égard des intentions de l’ancien officier de marine.

Comprenant que Richard était retombé sous le joug, car dès le lendemain il avait acquis la certitude que le peintre ne quittait plus l’hôtel des Champs-Élysées, M. de Martry avait renoncé à toute tentative dans le sens convenu entre lui et M. du Longpré. Il le dit à ce dernier, dont le désespoir ne saurait se peindre.

Il était donc condamné à ne plus revoir Jeanne ; il était donc privé à tout jamais des caresses de cette enfant dont les sourires le consolaient depuis trois ans ; de ces humiliations, de ces longues tortures, du sacrifice qu’il avait fait de sa jeunesse, de son bonheur et de celui de Blanche, il ne lui restait donc que le souvenir des quelques instants de joie qu’il avait volés à l’implacable logique des choses. Cela le rendait fou.

Et lorsqu’à ces pensées, déjà douloureuses, venait succéder l’inquiétude que lui causait l’avenir de Jeanne, transportée dans ce milieu funeste où trônait sa mère ; lorsqu’il songeait à ce que le mauvais exemple pouvait faire d’elle un jour, il se jugeait responsable devant Dieu et sa conscience de la perte de cette âme ; il se demandait si, à quelque prix que ce fût, au prix de son honneur même, il n’était pas de son devoir de la sauver.

Aussi, vingt fois en huit jours, monta-t-il les Champs-Élysées dans l’espoir de rencontrer sa fille, prêt qu’il était à quelque acte de violence ; mais jamais il ne put apercevoir Jeanne, et jamais non plus il n’osa franchir le seuil de cette habitation maudite où son cœur voulait entendre les plaintes de l’être bien-aimé qui l’attendait.

Quant à Jeanne, qui ne connaissait pas, d’ailleurs, le nom de son ami, elle se gardait instinctivement d’en parler, mais elle ne pouvait s’accoutumer à sa nouvelle existence, quelques distractions dont s’efforçât de l’entourer l’institutrice anglaise à laquelle sa mère l’avait confiée, avec ordre de ne jamais promener la fillette qu’en voiture et lorsqu’elle l’aurait autorisé.

La pauvre petite était devenue toute sérieuse ; on lui arrachait difficilement un sourire ; elle passait des journées entières courbée, silencieuse, sur un livre qu’elle ne lisait pas. Dans son grand lit aux rideaux de mousseline brodée, elle avait des nuits sans sommeil, pendant lesquelles elle regrettait sa couchette modeste de l’avenue d’Eylau, et son petit cœur, si joyeux sous l’uniforme de la pension, se gonflait de sanglots sous les robes élégantes dont l’habillait orgueilleusement sa mère.

Elle dépérissait à vue d’œil, et Richard, qui s’en était aperçu, si peu qu’il la vît, en avait fait l’observation à mademoiselle Berthier ; mais celle-ci s’était contentée de répondre qu’elle n’avait plus que quelques jours à rester à Paris, et que, bien certainement, les plaisirs du voyage et le changement d’air suffiraient pour remettre sa fille.

Ignorant les causes véritables de l’affaiblissement de Jeanne, et supposant seulement qu’elle regrettait madame Brétigny et ses petites amies, M. Berney n’avait pas osé insister ; seulement il évitait de plus en plus d’arrêter ses regards sur cette enfant dont les traits fatigués et les lèvres pâlies ravivaient ses remords.

Ce qu’il y avait de navrant, c’est que l’odieuse machination de mademoiselle Berthier ne pesait pas seulement sur M. du Longpré et sur sa fille, mais que mademoiselle du Longpré, qui vivait si loin de ce triste monde, en ressentait cruellement le contre-coup.

Blanche, en effet, avait été frappée du changement qui s’était produit en son cousin, et bientôt son cœur, plus encore que son imagination, avait pressenti que Paul souffrait de quelque nouvelle douleur. Craignant qu’il ne s’agit de cette fillette si chère à M. du Longpré, elle se renseigna, et c’est ainsi qu’elle apprit à peu près tout ce qui s’était passé avenue d’Eylau.

Pendant quelques jours, elle hésita sur le parti qu’elle devait prendre, puis, un matin, s’armant de courage et sans consulter madame Dormeuil, elle fit prévenir son cousin qu’elle avait à lui parler, et le rejoignit dans son cabinet de travail.

C’était la première fois que, depuis bien des mois, Paul et Blanche se trouvaient seuls.

— Mon ami, lui dit la jeune fille, en lui tendant amicalement la main, voulez-vous que nous causions un peu ?

— Je suis à vos ordres, ma chère enfant, répondit le créole, plus ému qu’il ne voulait le paraître, car il ne pouvait s’expliquer la cause de cet entretien provoqué par sa cousine.

— Vous souffrez, Paul ? poursuivit-elle.

— Moi, Blanche, qui peut…

— Oh ! ne le niez pas ; vous ne savez ni mentir ni dissimuler. D’un seul mot je vais vous mettre à l’aise avec moi, qui suis votre amie, votre sœur. Il y a trois ans que je vous ai suivi avenue d’Eylau, que je connais la charmante enfant que vous avez deux fois raison d’aimer, et je sais, depuis plusieurs jours déjà, qu’une mauvaise femme, qu’on dit sa mère, vous a enlevé cette pauvre petite.

D’un geste suppliant, M. du Longpré voulut interrompre la jeune fille.

— Laissez-moi continuer, reprit-elle. Oui, je sais tout cela ; mais ce que mon cœur me dit encore, c’est que moi, qui voudrais tant vous voir heureux, je suis un obstacle à quelque projet.

— Oh ! vous ne le pensez pas, Blanche, dit vivement M. du Longpré.

— J’en suis presque certaine, au contraire. Quel est ce projet ? je l’ignore, mais écoutez-moi bien. S’il ne vous faut que de l’argent pour vaincre les résistances qui vous séparent de cette enfant, prenez ma fortune tout entière ; ces femmes-là doivent aimer l’argent ; moi, je n’ai pas besoin de grosses rentes, ni de dot : je ne me marierai pas, je n’échangerai jamais mon nom contre un autre que le mien. Je suis majeure, j’ai donc le droit de disposer de mon bien. J’ai fait rédiger par mon notaire un acte qui vous en laisse la libre disposition. S’il vous fallait mon cœur, s’il vous fallait ma vie, Paul, vous pourriez prendre également mon cœur et ma vie ; il y a longtemps que l’un et l’autre vous appartiennent.

— Vous êtes un ange, Blanche ! s’écria M. du Longpré en tombant aux genoux de la jeune fille.

— Non, non, mon ami, reprit-elle en serrant les mains de son cousin dans les siennes, je vous aime, mais pour vous-même, voilà ma force, et je veux à tout prix, à tout prix, entendez-vous ? que vous soyez heureux.

Et sans permettre à Paul de répondre un seul mot, elle se leva et disparut avant même qu’il fût revenu à lui.

— Malheureux que je suis, gémit le créole, en se relevant à son tour, voilà la femme que me coûte un instant d’oubli et de passion. Eh bien ! non, cela ne sera pas, dussé-je payer l’autre de ma fortune tout entière, de mon honneur même.

Cinq minutes après, il était en voiture. Une demi-heure plus tard, il sonnait à la grille de l’hôtel de Gabrielle.

— Veuillez porter cette carte à madame Berthier, dit-il au valet de pied qu’il trouva sur le perron, et ajoutez, je vous prie, qu’il s’agit d’une affaire importante, et que je désire être reçu.

Le domestique prit la carte que lui présentait M. du Longpré qu’il introduisit dans un salon d’attente, puis il s’éloigna pour exécuter ses ordres.

— Oh ! mon ami ! mon ami ! s’écria au même instant une voix qui fit tressaillir Paul jusqu’aux plus profonds replis de son être.

Et il ouvrit les bras pour recevoir Jeanne qui, l’ayant reconnu au moment où il traversait le vestibule, s’était élancée sur ses pas.

Mais il avait à peine échangé une caresse avec la fillette, dont le visage pâli reposait sur son épaule, qu’une femme, à l’air effaré, se précipitait dans le salon en s’écriant :

— Mademoiselle Jeanne, venez vite ; si votre mère vous voyait, nous serions grondées toutes deux !

La fillette ne répondait pas ; ses yeux s’étaient refermés ; on eût dit qu’elle allait mourir. Paul la serrait plus fortement contre son cœur.

— Je vous en prie, monsieur, dit l’étrangère, rendez-moi cette enfant. Madame peut venir, et elle m’a expressément défendu de laisser sa fille causer avec qui que ce soit. Vous me feriez chasser.

M. du Longpré mit un long baiser sur le front de Jeanne qui rouvrait les yeux, et il la tendit à cette femme sans prononcer un mot.

Le valet de pied revenait avec la réponse de sa maîtresse.

— Voici, dit-il, ce que madame m’a chargé de remettre à monsieur.

Il présentait au visiteur un plateau d’argent sur lequel était un billet.

Le créole le prit, le déplia et lut rapidement :

« Madame Berthier ne peut recevoir aujourd’hui M. du Longpré, elle le regrette vivement ; mais si M. du Longpré désire la rencontrer, il sera le bienvenu au bal qu’elle donnera jeudi prochain dans son hôtel. »

— C’est bien, merci, dit-il au domestique, en s’efforçant de paraître calme.

Et il sortit lentement, mais pour s’écrier, une fois dans sa voiture et en froissant les lignes odieusement ironiques de Gabrielle :

— Ah ! misérable créature, c’est un défi ! Eh bien ! oui, je viendrai à ce bal, et peut-être que Dieu m’inspirera !