E. Plon (p. 133-154).

VIII

RICHARD BERNEY

À peu près au moment même où M. du Longpré recevait ses amis rue de Flandre, il se passait une scène d’un tout autre genre dans un fort bel atelier de la rue de Clichy, entre deux personnages dont l’un, M. de Martry, est déjà connu de nos lecteurs. L’autre, Richard Berney, offrait le plus étrange des contrastes avec l’ancien officier de marine.

D’abord Richard avait vingt-cinq ans à peine ; de plus, il était d’un débraillé élégant, mais complet, soit parce que, fort beau garçon, dans toute l’acception du mot, il pensait que la toilette lui était inutile, soit parce que sa nature de bohème se refusait à toute bonne tenue. C’était un de ces artistes rares aujourd’hui, heureusement, qui croient encore qu’un peintre et un sculpteur ne sauraient s’habiller ainsi que le commun des mortels, et que l’excentricité est l’enseigne du talent.

Presque toujours vêtu de velours noir et chemisé de batiste, on eût dit un Van Dyck descendu de son cadre.

Ses grands yeux bruns étaient tout à la fois doux et hardis et ses lèvres souriantes, mais ses gestes avaient une sorte de grâce féminine, inattendue, qui permettait de supposer que ce superbe cavalier ne possédait, au moral, aucune des qualités viriles qu’on eût désiré trouver en lui.

Richard était, en effet, une de ces natures malléables, sans énergie, si communes à notre époque d’énervement et de doute ; natures aussi propres au mal qu’au bien, selon les milieux et les circonstances, incapables de toute lutte morale, cédant sans combat à leurs passions, avides de jouissances matérielles et de triomphes d’amour-propre.

Rendu libre de bonne heure par la mort de son père qui lui avait laissé une certaine fortune, dont une partie inaliénable, Berney s’était imaginé posséder la flamme de Raphaël et du Titien, et son premier succès l’avait rempli d’orgueil.

Grand prix de Rome, grâce à son tableau la Mort d’Achille, il avait continué à donner les plus grandes espérances, puis tout à coup, moins d’une année après sa rentrée en France, ses maîtres avaient constaté en lui la plus triste des transformations.

Sans qu’on pût en comprendre la cause, il avait abandonné subitement la grande peinture, pour ne plus faire que des petits tableaux de genre assez bien étudiés, mais absolument insignifiants au point de vue de l’art. Seulement, ces tableaux-là se vendaient fort bien. C’était tout ce qu’il fallait pour les salons criards des enrichis de la veille, qui les payaient en beaux billets de banque. Richard n’en demandait pas davantage. Il lui fallait de l’argent, beaucoup d’argent.

Quelques amis désintéressés, par conséquent sincères, avaient cependant tenté de ramener le peintre dans une meilleure voie. M. de Martry, entre autres, s’était efforcé de lui faire comprendre qu’il allait à sa perte s’il ne s’arrêtait sur la pente où le faisaient glisser sa facilité et le mauvais goût de ses clients.

Malheureusement ces sages conseils étaient venus trop tard ; Richard les avait reçus au moment où il était entraîné par le succès que le public ignorant et débauché faisait, ainsi qu’aux livres pimentés, à ses tableaux licencieux, et paralysé par l’amour fatal de Gabrielle Berthier.

Sa passion pour elle tenait du délire. La charmeresse l’avait pris par l’orgueil, l’imagination et les sens. Il lui avait tout sacrifié : son temps, ce dont il avait pu disposer de sa fortune, l’art même. Puis, un jour, subitement, Gabrielle avait disparu. Nous savons que le désespoir avait manqué lui enlever la raison.

Revenu à la santé depuis quatre mois, Richard avait repris ses pinceaux, mais sans ardeur, plutôt pour occuper ses journées qui lui semblaient interminables.

Les meilleures étaient celles où le commandant venait fumer un cigare auprès de lui ; car, bien que M. de Martry le raillât impitoyablement à propos de ses anciennes amours, c’était encore causer de l’infidèle. De plus, il espérait que l’ex-officier de marine recevrait un jour des nouvelles de Gabrielle et lui en ferait part.

Il était donc sincèrement reconnaissant à son ami de rendre ses visites plus fréquentes, surtout depuis un mois ; et peu à peu, il en était arrivé à accueillir avec moins de mauvaise humeur ses conseils et ses plaisanteries.

Nous avons dit qu’au moment où nous arrivions dans l’atelier de Richard Berney, M. de Martry s’y trouvait.

Le jeune peintre était à son chevalet ; le commandant fumait, à demi-couché sur un divan.

— Ainsi, lui disait Richard, vous ne trouvez pas ce tableau réussi ?

— Je le trouve trop réussi, au contraire, répondit le capitaine de vaisseau ; cette petite femme demi-nue qui lit un mauvais livre, en guettant avec terreur si on ne la surprend pas, est tout à fait expressive. C’est aussi complètement obscène que possible ! Du reste, cette toile est digne en tous points du boudoir auquel on la destine. Ne t’est-elle pas commandée par Roudina, ce gros israélite qui a fait une si grande fortune dans l’antichambre d’Ismaël-Pacha ?

— Oui, c’est bien pour lui, mais ménagez-le, c’est un client sérieux.

— C’est vraiment étrange la rapidité avec laquelle ces gens-là, depuis quelques années, ont pris tous nos vices. À part quelques familles où les mœurs restent bibliques et la probité inaltérable, les juifs nous donnent aujourd’hui l’exemple de la vie à grandes guides. Eux, si à l’écart jadis et tout aux affaires, ils arrivent maintenant bons premiers dans la politique, les lettres, les sciences, les arts, même chez les femmes. Ce sont eux qui entretiennent les filles les plus à la mode, jouent le plus gros jeu, font construire les plus beaux hôtels et parfois même se ruinent gaiement, le plus gaiement du monde ! Sais-tu que cela a quelque chose d’humiliant pour nous autres et de dangereux pour l’avenir de notre race ! Dans cent ans, les israélites seront les maîtres du monde, et peut-être se vengeront-ils alors de l’injuste et ridicule oppression dont ils ont été victimes pendant dix-huit siècles. Qui sait si nos enfants, à leur tour, ne seront pas conduits en captivité à Babylone ! Et cela, parce qu’au lieu d’emprunter aux juifs de l’argent qu’ils nous font payer fort cher, nous n’avons pas l’énergie de leur prendre quelques-unes de leurs qualités, ce qui nous coûterait peu et nous rapporterait beaucoup. Vois-tu, mon cher Richard, ces gaillards-là font de nombreux enfants à leurs femmes et en font faire encore davantage à leurs écus. Toute leur puissance, qui s’en va grandissant chaque jour, est le résultat logique de ces deux actes intelligents de multiplication. Quant au succès de tes tableaux décolletés, c’est comme le succès de certains livres, de certains journaux et de certaines comédies, un des signes de notre décrépitude. Au lieu de peindre toutes ces petites obscénités-là, j’aimerais encore mieux te voir terminer le portrait que tu caches là-bas dans un coin.

— Celui de Gabrielle ? dit l’artiste qui n’avait pu s’empêcher de sourire pendant la tirade philosophique de M. de Martry, mais dont le visage était redevenu subitement sérieux à ses dernières paroles.

— Eh oui ! celui de Gabrielle, répéta le commandant. Ne finiras-tu pas de prendre un air mélodramatique lorsqu’on te rappellera mademoiselle Berthier ?

— Je n’achèverai jamais ce portrait !

— Tant pis, c’est ta meilleure ou plutôt ta seule œuvre depuis trois ans. Pourquoi ne pas la finir ?

— Parce que je veux éloigner de mes yeux comme de mon souvenir celle qui m’a servi de modèle.

En disant ces mots, Richard s’était levé, et, tout en arpentant à grands pas son atelier, il jetait des regards furieux sur le tableau qu’il avait brusquement dépouillé du voile noir dont il était toujours couvert.

— Oh ! si tu en es là avec Gabrielle, je t’en fais mon compliment sincère, fit le commandant.

— Mais, sans doute, j’en suis là : au mépris et à l’oubli, répondit le peintre en s’animant de plus en plus. Et c’est bien heureux, sans quoi je souffrirais davantage encore de son abandon.

— Mademoiselle Berthier ne t’a pas abandonné ; son voyage à Bourbon était indispensable ; elle ne pouvait laisser partir sa mère seule, et il s’agissait d’un million.

— Soit ! mais pourquoi a-t-elle quitté Paris sans me prévenir ? Pourquoi n’ai-je connu son départ que lorsqu’elle était déjà embarquée ?

— À te parler franchement, je crois que Gabrielle a craint tes observations, tes reproches, enfin quelqu’une de ces scènes dont tu étais coutumier avec elle.

— Ou que je voulusse la suivre !

— Peut-être bien encore ! Tu étais assez fou pour cela.

— Et vous croyez que je pourrais un jour lui pardonner cette conduite ?

— J’espère, au contraire, que tu ne la lui pardonneras jamais.

— Ah ! je vous assure qu’elle peut revenir quand elle voudra, ma seule vengeance sera de lui envoyer cette toile inachevée. C’est dans cet unique but que je ne l’ai pas détruite. Je ne l’aime plus !

— Tu ne saurais me dire rien de plus agréable à entendre. Pourvu que ce soit vrai, et qu’un beau matin je ne te retrouve pas aux pieds de Gabrielle, lui demandant pardon… du mal qu’elle t’a fait.

— Jamais !

— Dieu le veuille !

— Ah çà ! commandant, pourquoi me dites-vous tout cela aujourd’hui ?

Richard s’était arrêté en face de M. de Martry, en lui adressant cette question avec plus de fermeté qu’il n’en apportait d’ordinaire dans ses paroles.

— Mais tout simplement, répondit l’ancien officier de marine en affectant une complète indifférence, parce qu’avec ton exaltation, tu as amené la conversation sur ce sujet qui ne me plaît guère plus qu’à toi-même, et que, de temps en temps, moi qui me suis nommé ton médecin, j’aime à te tâter le pouls… au cœur !

— Vous me trompez ! Gabrielle est à Paris ou elle vous a écrit ?

Cette double interrogation permettait à M. de Martry de ne pas mentir tout en ne disant que ce qu’il croyait utile. D’ailleurs, il était décidé à frapper un grand coup, si douloureux qu’il pût être, pour en terminer avec les souvenirs de Richard.

— Eh bien ! oui, c’est vrai : j’ai reçu de ses nouvelles, répondit-il.

— Ah ! lesquelles ?

Le malheureux avait murmuré plutôt que prononcé ces mots. Son visage était livide.

— Tu me fais pitié ! lui dit presque avec colère le commandant en le forçant à s’asseoir auprès de lui. Voilà ce que je craignais ! Tu n’es qu’un enfant sans courage. Tant pis pour toi, tu sauras tout. Oui, Gabrielle m’a écrit, pour m’annoncer son mariage.

— La misérable ! s’écria le jeune homme en bondissant de colère. Je tuerai son mari.

— Tu feras quatre mille lieues pour exécuter ce beau trait. Tu redeviens idiot, mon pauvre Richard.

— Ou j’écrirai à cet homme ce qu’a été cette femme.

— Ah ! cela, c’est mieux encore : tu commettras tout simplement une lâcheté alors. Mais, sacrebleu ! qu’est-ce que cela te fait que mademoiselle Berthier se marie, puisque tu ne l’aimes plus ?

— Je vous mentais, je l’aime toujours, je l’aime plus que jamais !

Et Richard, au bout de ses forces et de son énergie factice, se laissa retomber sur le divan sans pouvoir retenir ses sanglots.

En entendant frapper à la porte de l’atelier, il eut cependant le courage de se relever et d’essuyer ses yeux.

Son domestique lui apportait une carte qu’un étranger, dont la voiture stationnait devant la porte, venait d’envoyer par son valet de pied.

— M. Paul du Longpré, lut tout haut et machinalement Richard.

— Tu dis… ? demanda M. de Martry, en arrachant la carte des mains du peintre.

— Je ne sais ! M. du Longpré, je crois. Je ne connais pas cette personne. Et vous ?

— Sot que je suis ! répliqua aussitôt le commandant, auquel une seconde avait suffi pour se rendre compte de la situation et y faire face ; j’avais oublié le rendez-vous que je me suis permis de donner chez toi.

— Faites monter ce monsieur.

— Non, tu n’es pas en état de recevoir qui que ce soit aujourd’hui. Je vais rejoindre M. du Longpré. Je te le présenterai une autre fois, demain ; mais que je ne te retrouve pas dans l’état où je te laisse, car nous nous brouillerions tout à fait.

Et serrant affectueusement la main de Richard, M. de Martry s’élança avec une vivacité de jeune homme vers la porte de la rue.

Dans le coupé arrêté en face de la maison, il aperçut le créole. Bien qu’il fût fort pâle, rien qu’au portrait que lui en avait fait Gabrielle, il l’eût reconnu, sans la carte par laquelle il s’était fait annoncer.

— Que diable peut-il être arrivé de nouveau, pensait l’officier de marine, pour que le futur mari de mademoiselle Berthier vienne chez son ancien amant ? En tout cas, il ne faut pas que ces deux hommes se rencontrent. Où en seraient-ils en ce moment, si je ne m’étais pas trouvé là ?

Ces réflexions l’ayant mené jusqu’auprès de la voiture, il salua le jeune homme en demandant :

— M. du Longpré ?

— Oui, monsieur, répondit Paul, fort étonné. À qui ai-je l’honneur de parler ?

N’ayant pas pris un seul instant son interlocuteur pour Richard Berney, il ne comprenait pas qu’à la place du domestique qu’il attendait, cet étranger se présentât.

— Monsieur, reprit M. de Martry sans se nommer, j’ai commis l’indiscrétion d’arrêter au passage la carte que vous venez d’envoyer à M. Richard Berney, et je vous prie de m’accorder un moment pour que je puisse vous expliquer les motifs de ma conduite. M. Berney ne pourrait d’ailleurs vous recevoir.

— Il faut cependant que je le voie, observa M. du Longpré.

— Vous le verrez, mais plus tard, ce soir même, si vous le jugez encore utile après l’entretien que je désire avoir avec vous.

— Mais, monsieur, ce que j’ai à dire à M. Berney est tout à fait intime.

— Permettez-moi une question. N’est-ce pas d’une femme que vous voulez lui parler ?

— Monsieur !

— Tenez, monsieur, finissons-en avec ces hésitations ; je vous jure que je suis un homme d’honneur en situation de rendre un véritable service à un fou comme Richard et à un galant homme tel que vous. Ne restons pas sur le pas de cette porte. Je suis le capitaine de vaisseau de Martry.

— Le tuteur de mademoiselle Berthier ! s’écria Paul en sortant de sa voiture.

Le ton avec lequel M. du Longpré avait prononcé ces mots indiquait suffisamment au commandant que les ménagements étaient inutiles, que le créole savait tout.

— Oui, monsieur, répondit-il, et l’exécuteur testamentaire de son père. J’ignore dans quel but vous veniez rendre visite à M. Berney que je connais depuis de longues années, mais je suis certain que vous comprenez maintenant le sens de mon intervention.

— En effet, monsieur, où pouvez-vous me faire l’honneur de me recevoir ?

— Chez moi, rue du Cirque, et immédiatement, si vous le désirez.

— Oh ! oui, sans plus tarder, j’ai besoin de savoir. Voulez-vous me permettre de vous conduire chez vous ?

— Parfaitement !

Et donnant son adresse au cocher, M. de Martry prit place dans le coupé où Paul monta à son tour.

Moins d’un quart d’heure après, sans que ceux qu’elle emportait eussent échangé un seul mot, chacun d’eux se recueillait, la voiture s’arrêta devant le n° 5 de la rue du Cirque, et M. du Longpré entra dans l’élégant appartement de l’ancien officier de marine.

— Permettez-moi, monsieur, dit le commandant à son hôte après lui avoir offert un fauteuil, de donner un ordre ; je désire que personne ne vienne nous déranger.

— Je vous en prie, répondit le créole en saluant.

M. de Martry passa dans son antichambre, où Tobie stationnait avec la fidélité d’un homme de veille au bossoir, et là, après avoir griffonné rapidement quelques mots sur une de ses cartes, il ordonna à l’ancien matelot de prendre une voiture et de porter tout de suite ce billet chez mademoiselle Berthier :

« J’étais tout à l’heure rue des Martyrs lorsque M. du Longpré s’y est présenté, avait écrit le commandant. Je l’ai empêché de se rencontrer avec Richard, qui ne se doute de rien. Pourquoi cette démarche de votre ami, dont les traits sont bouleversés ? Que s’est-il donc passé entre vous ? Il est en ce moment chez moi. J’irai vous voir dès qu’il sera parti. Ne bougez pas de chez vous. »

— En rentrant dans son salon, M. de Martry, comprenant qu’il fallait brusquer les choses, dit immédiatement au créole :

— Monsieur, je pense que lorsque deux galants hommes se trouvent dans la situation délicate qui nous rapproche, le mieux est une égale franchise de part et d’autre.

— C’est aussi mon avis, monsieur, répondit tristement M. du Longpré.

— Eh bien, monsieur, si vous voulez me dire quel était le motif de votre visite à M. Berney, je répondrai ensuite à vos questions en toute sincérité.

Tout étonné qu’il fût de cette entrée en matière, mais frappé de la dignité et de la franchise de son hôte, M. du Longpré répondit :

— Je le veux bien !

Et le malheureux raconta à l’ancien officier de marine ce qui s’était passé chez lui, rue de Flandre, moins d’un quart d’heure auparavant. Ce récit terminé, il ajouta :

— J’allais tout simplement demander à M. Richard Berney si les explications que venait de me donner M. Dusert étaient exactes.

— Richard, monsieur, répondit le commandant, est un pauvre fou ; il vous aurait sauté à la gorge. Oh ! je sais de reste que vous êtes loyal et brave ! mais demain il m’aurait fallu lui servir de témoin, et tout Paris cynique et gouailleur se serait réjoui de ce scandale.

— Ainsi M. Dusert ne m’a dit que la vérité ?

— Oui, mais en accablant mademoiselle Berthier peut-être plus qu’elle ne le mérite.

Ne voulant ni ne pouvant tenter de dénaturer des faits dont M. du Longpré aurait d’ailleurs appris trop aisément, par d’autres, l’exactitude, M. de Martry, si difficile que cela fût, désirait défendre Gabrielle.

— Je ne vous comprends pas. Pour moi, tout se résume dans un seul mot : mademoiselle Berthier, avant de partir pour Bourbon, était-elle, oui ou non, la maîtresse de M. Richard Berney ?

— C’est vrai !

— Alors, c’est une misérable qui m’a trompé indignement, qui a joué près de moi une comédie infâme ; je n’ai pas besoin d’en savoir davantage.

— Écoutez-moi.

— Uniquement par déférence pour vous.

— D’abord, qui vous dit que Gabrielle a joué la comédie, qui vous dit qu’elle ne vous aime pas sincèrement, de toute son âme, et que la crainte seule de perdre votre affection ne l’a pas contrainte à vous cacher son passé ? Si vous saviez quelle part la fatalité a dans ses fautes ! Laissée par son père, qui ne pouvait s’en charger, aux mains d’une mère sans nul sens moral, mademoiselle Berthier n’a eu sous les yeux que de mauvais exemples. Lorsque le malheureux Berthier est mort dans mes bras, faisant de moi son exécuteur testamentaire et le tuteur de sa fille, nous étions dans les mers de Chine, et Gabrielle, qui avait quinze ans, était malheureusement une des plus belles jeunes filles qui se pût voir. Quand je la retrouvai, disposé à tenir mon serment, c’est-à-dire à veiller sur elle et à en faire une honnête femme, il était trop tard : sa mère l’avait perdue ; non pas certes que madame Berthier ait livré ou mal conseillé sa fille, mais elle s’est tue, et Gabrielle, d’une imagination exaltée et d’un tempérament de feu, est devenue ce que vous savez. Elle eût pu faire pis encore ! Quel rôle me restait-il à jouer ? Rendre mes comptes à madame Berthier et abandonner l’enfant de mon ami ? Je n’ai pas eu le triste courage de cette dernière action, et, par affection autant que par pitié, j’ai continué à voir Gabrielle. Je n’ai pas eu tout à fait tort, puisque cela me permet de me placer entre deux hommes qui ne se connaissaient pas hier et sont prêts à se tuer aujourd’hui. Vous ne savez pas, monsieur, tout l’entraînement du milieu parisien, où madame Berthier a commis l’impardonnable faute d’élever sa fille !

— Comme Gabrielle elle-même élèvera son enfant un jour, gémit le créole avec un geste de colère et de désespoir.

— Que voulez-vous dire ?

— Mademoiselle Berthier sera mère dans quelques mois ; or vous savez par ce qui lui est arrivé à elle-même ce que deviendra sa fille, si Dieu lui en envoie une. Et dire que dans quelques jours je devais lui donner mon nom. Oh ! voilà ce qui est infâme, ce que je ne lui pardonnerai jamais. Elle ne s’est donc pas dit un instant qu’en apprenant plus tard ce qu’elle avait été, je me serais brûlé la cervelle et serais mort en la maudissant.

Un violent coup de sonnette interrompit à ce moment M. du Longpré, et quelques secondes après, violemment repoussée, la porte du salon s’ouvrit pour livrer passage à une femme que M. de Martry et son hôte reconnurent aussitôt, malgré la dentelle épaisse dont son visage était recouvert.

C’était Gabrielle.

D’une pâleur livide, elle restait immobile sur le seuil de la pièce.

Paul bondit de son siège en jetant un cri de douleur ; M. de Martry s’élança vers la jeune femme.

— Je vous avais priée de ne pas venir, lui dit-il tout bas,

— Est-ce que jamais j’aurais pu attendre ? murmura-t-elle d’une voix sombre. Que sait-il ?

— Tout !

Écartant alors du bras le commandant, mademoiselle Berthier releva son voile et s’avança lentement vers le créole qui baissait la tête sous son regard.

Arrivée près de son amant, Gabrielle se laissa tomber à genoux en disant :

— Pardonnez-moi, Paul, si je n’ai pas eu le courage de vous avouer la vérité tout entière. J’ai eu peur de vous perdre ; je vous aimais trop !

Sans prononcer un mot, M. du Longpré voulut forcer la jeune femme à se relever.

— Pas avant de connaître ma sentence, continua-t-elle.

Le créole eut un instant d’hésitation, et ses traits exprimèrent une indicible torture. Pendant quelques secondes mademoiselle Berthier put croire qu’il allait la prendre dans ses bras ; mais Paul, qui avait fait un mouvement vers sa maîtresse, s’arrêta tout à coup et se laissa tomber sur un siége en murmurant :

— Oh ! non ! jamais, jamais !

Mademoiselle Berthier se releva brusquement.

— Écoutez-moi, lui dit M. du Longpré, c’est avec la voix que je viens d’entendre que vous parliez à bord, c’est avec les regards que vous arrêtez sur moi que vous avez pris mon cœur pour le briser. Je vous aurais pardonné vos fautes, mais je ne puis vous pardonner la honte que vous réserviez à mon nom. Tout est bien fini entre nous. Cependant, je n’oublierai, croyez-le, aucun des devoirs qu’il me reste à remplir, tout autant envers vous qu’à l’égard de l’enfant dont vous serez bientôt mère. M. de Martry voudra bien me permettre de le revoir à ce sujet. Adieu !

Sans attendre la réponse de Gabrielle, dont la physionomie s’était subitement transformée et qui, muette et les yeux chargés d’éclairs, n’avait pas fait un mouvement pour le retenir, le créole se précipita vers la porte et, de là, dans l’escalier.

— Vous voyez, ma chère enfant, dit le commandant à la jeune femme, que vous auriez mieux fait de ne pas venir ici. Tel que je le connais maintenant, M. du Longpré est bien perdu pour vous, comme mari du moins.

— Peut-être !

Et tendant la main à M. de Martry, mademoiselle Berthier ramena son voile sur son visage, puis disparut à son tour.