E. Plon (p. 155-175).

IX

VENGEANCE DE FEMME

Dès le lendemain de sa rupture avec mademoiselle Berthier, M. du Longpré écrivit à M. de Martry pour le prier de lui donner un rendez-vous. Cette lettre lui ayant été apportée par un domestique, le commandant répondit immédiatement au créole qu’il se tiendrait à ses ordres le jour même, vers quatre heures, rue du Cirque.

Cela fait, fort inquiet de la résolution prise par Gabrielle et désirant en parler à Paul en parfaite connaissance de cause, il se rendit rue de l’Est.

La jeune fille était seule, car, ainsi qu’elle en avait toujours eu le projet, pour éviter quelque démarche compromettante ou quelque indiscrétion de sa mère, elle lui avait persuadé que l’air des bords du Rhin lui était nécessaire, et celle-ci était partie depuis une dizaine de jours.

M. de Martry fut très-surpris de trouver mademoiselle Berthier fort calme. Elle était un peu pâle, mais il ne restait pas sur son visage d’autre trace de la scène de la veille.

— Votre visite ne m’étonne pas, commandant, dit-elle à son ami, j’y comptais pour ce matin même, cependant je ne vous en remercie pas moins d’être venu. Dites-moi d’abord comment M. du Longpré a été si exactement renseigné et quel était son but en se rendant chez Richard.

L’ancien officier de marine raconta à Gabrielle ce que lui avait appris Paul et ce qui s’était passé ensuite entre eux, tout en glissant adroitement sur les points de l’aventure trop humiliants pour mademoiselle Berthier, mais en ne passant pas sous silence ce qu’il avait tenté pour la défendre ; puis il termina en disant :

— Je crois donc, ma chère enfant, que vous eussiez mieux fait de rester chez vous ; évidemment, vous y auriez eu quelque scène violente avec M. du Longpré ; mais comme cette scène n’aurait pas eu de témoins, qui sait si vous n’en seriez pas sortie victorieuse et pardonnée ? Les hommes, même les meilleurs, sont parfois plus sensibles encore aux blessures faites à leur orgueil qu’à celles qui sont faites à leur cœur. Ma présence ne pouvait que vous nuire.

— Vous vous trompez, le résultat de cette entrevue eût été ici ce qu’il a été chez vous ; je n’aurais aujourd’hui que la honte de m’être abaissée davantage, car il est possible, bien que j’en doute un peu, que si j’avais été seule avec M. du Longpré, je l’aurais plus longtemps supplié.

— Enfin ! ce qui est fait est fait. Maintenant, quel est votre projet ?

— De rester chez moi, sans voir personne, sauf vous, si vous ne m’abandonnez pas aussi, et d’attendre pour me venger.

— Vous savez bien que je ne cesserai pas de vous voir ; mais attendre, quoi ? Vous venger, comment ?

—Attendre que je sois mère. Après, vous verrez ce que sera ma vengeance.

— Et si M. du Longpré, qui m’a demandé un rendez-vous pour aujourd’hui même veut traiter avec moi quelques questions d’intérêt vous concernant, ce qui arrivera certainement ?

— Vous lui répondrez que je ne veux rien de lui, mais rien ! absolument rien ! Je viens de donner l’ordre à mon cocher d’atteler les deux chevaux au coupé et de reconduire le tout rue de Flandre.

— Sacrebleu ! c’est absurde. Si M. Armand du Longpré voit arriver cette voiture à l’adresse de son neveu, que pensera-t-il ?

—Ce qu’il voudra, cela m’est parfaitement égal ; nous ne sommes plus à avoir de ces ménagements bourgeois.

— Tenez, Gabrielle, vous avez tort. À votre place je n’aurais pas pris les choses avec cette violence, j’aurais laissé passer l’orage, et puisque M. du Longpré vous échappe comme mari, ce qui, entre nous, était fatal, ce serait infiniment plus sage à vous de…

— De tenter de le conserver pour amant ! Vous êtes fou, mon cher Martry. Lorsque le jour sera venu pour moi de reprendre un amant, si ce jour-là revient jamais, j’aurais mieux à faire. En attendant, comme je suis plus riche qu’il ne le faut pour passer les six ou sept mois de retraite que je me suis imposés, je ne veux plus entendre parler de M. du Longpré. Puisque vous devez le voir, dites-le-lui. Et vous savez si ce que je veux, je le veux bien !

— Vous n’avez jamais fait qu’à votre tête, répondit l’ancien officier de marine ; je n’insiste donc pas, et je ferai part à M. du Longpré de vos intentions ; mais j’ai grand-peur qu’une fois de plus vous ne preniez la mauvaise route. Seulement, ce que je tiens à vous répéter, c’est que, moi, je reste votre ami, et qu’au premier mot de vous, j’accourrai comme par le passé.

Quelques instants après, M. de Martry quittait mademoiselle Berthier, pour retourner chez lui.

À quatre heures, M. du Longpré se présenta rue du Cirque ; le commandant le reçut aussitôt, et, avant même de le laisser s’expliquer sur ses intentions à l’égard de Gabrielle, il lui dit ce dont celle-ci l’avait chargé.

— Je regrette vivement une semblable détermination de la part de mademoiselle Berthier, répondit le créole d’une voix douloureuse, mais ferme ; toutefois, rien ne saurait changer mes dispositions à son égard et à propos de l’avenir. Vous allez être assez bon pour me présenter à son notaire ; je veux lui assurer douze mille francs de rente. Si elle ne les touche pas, les intérêts de cette somme s’accumuleront, et le tout sera plus tard la fortune de son enfant.

— C’est là une loyale et généreuse pensée, dit M. de Martry, fort touché des façons de faire du jeune homme. Le notaire de mademoiselle Berthier est Me Dumarest ; quand vous le jugerez convenable, je vous conduirai chez lui.

— Dès demain matin, si vous le voulez bien ; j’aurai l’honneur de venir vous prendre à dix heures. Croyez-le, monsieur, je suis un honnête homme, et j’aimais mademoiselle Berthier de toute mon âme ; c’est vous dire que j’aurais tenu mes serments ; mais sa duplicité, plus encore que son passé, l’a séparée de moi pour jamais. Cela, quoi qu’elle tente, quoi qu’elle fasse ! Non seulement elle eût impitoyablement déshonoré mon nom, mais elle eût porté le désespoir dans le cœur d’un vieillard. De cette douloureuse aventure, je ne veux conserver qu’un souvenir : celui du devoir qui me reste à remplir, et qu’un sentiment : votre amitié, si vous me faites l’honneur de me l’accorder.

— Vous aviez déjà toute ma sympathie ; mon amitié la plus sincère vous est acquise.

Et prenant la main que M. du Longpré lui tendait, le commandant la lui serra avec effusion.

Le marin et le créole restèrent ensemble quelques instants encore, puis ils se quittèrent en se disant : À demain.

Le soir même, M. de Martry retourna chez mademoiselle Berthier pour lui faire part de son entretien avec M. du Longpré, ainsi que des intentions de ce dernier ; mais, comme il s’y attendait bien, la jeune femme ne céda sur aucun point ; elle refusa tout en disant :

— Que M. du Longpré place ou ne place pas telle ou telle somme en mon nom, peu m’importe ! ni mon enfant ni moi n’y toucherons jamais.

Le commandant n’en fut pas moins exact le jour suivant au rendez-vous qu’il avait donné à son nouvel ami. À dix heures, ils se rendirent ensemble chez Me Dumarest.

Me Dumarest était un de ces notaires distingués, galants hommes, érudits comme le sont la plupart de ces officiers ministériels, à Paris surtout. Il gérait, en la défendant de son mieux, la petite fortune que M. Berthier avait laissée à sa fille, avec une partie en usufruit pour mademoiselle Morin. Il avait eu par conséquent de fréquents rapports avec M. de Martry et connaissait bien ses deux clients.

Il ne fut donc en rien surpris du récit que lui fit M. du Longpré, après que le commandant le lui eut présenté, et il se mit aussitôt à ses ordres pour la rédaction de l’acte qu’il désirait faire.

M. du Longpré ayant apporté avec lui deux cent cinquante mille francs, le tout fut terminé en quelques instants. Me Dumarest devait placer cette somme de façon à ce qu’elle rapportât douze mille livres de rente à mademoiselle Berthier. Si elle refusait de toucher ces rentes, que le notaire devait lui verser trimestriellement, elles viendraient s’ajouter au capital, et le tout appartiendrait à l’enfant de Gabrielle au jour de sa majorité. Si cet enfant ne vivait pas et si mademoiselle Berthier mourait elle-même, cette fortune retournerait aux héritiers naturels de M. du Longpré.

Cette première question résolue, Paul pria le notaire de l’éclairer sur un autre sujet qui ne l’intéressait pas moins, et l’officier ministériel lui ayant dit qu’il était prêt à lui répondre, le créole lui dit :

— Je désirerais savoir, monsieur, ce que la loi me permettra de faire encore pour cet enfant de mademoiselle Berthier, cet enfant dont je suis le père.

— Mais, monsieur, vous pourrez le reconnaître, lui donner votre nom, répondit Me Dumarest.

— Je le pensais aussi. Quelles formalités aurai-je à remplir ?

— La reconnaissance d’un enfant se fait de deux manières : soit par un acte devant l’officier de l’état civil qui signale cet acte en marge de la déclaration de la naissance de l’enfant sur les registres de sa mairie, si l’enfant y est inscrit, ou l’adresse, dans le cas contraire, à la mairie où l’enfant a été déclaré ; soit par un acte de reconnaissance par-devant notaire, acte que le notaire a mission de faire enregistrer, mais qu’il peut tenir secret, s’il convient au père de ne le rendre public que plus tard. Lorsque mademoiselle Berthier sera accouchée, vous n’aurez besoin que de connaître les prénoms de son enfant, le jour de sa naissance et le lieu de la déclaration de cette naissance, pour faire votre acte de reconnaissance, à quelque mairie que ce soit et dans celle de ces deux formes que je viens de vous indiquer qui vous conviendra le mieux.

— L’autorisation de la mère n’est pas indispensable ?

— En aucune façon. La loi, qui défend la recherche de la paternité, laisse au contraire, par une espèce de compensation, la plus grande latitude aux pères pour reconnaître leurs enfants, bien entendu hors les cas rédhibitoires qu’elle prévoit, mais qui ne vous concernent pas. Il est certain que toute reconnaissance peut être attaquée par ceux qui pensent avoir intérêt à la faire annuler ; mais, dans l’espèce, en supposant un instant que mademoiselle Berthier, ce qui n’est pas possible, veuille s’opposer à cette reconnaissance trop heureuse pour elle, nul tribunal ne lui donnera jamais gain de cause. Tout ce que les juges pourraient lui accorder, ce serait la garde de son enfant dans son premier âge et, selon son sexe, pour un temps plus ou moins long.

— Je vous remercie très-sincèrement, monsieur, pour tous ces renseignements ; ils mettent un peu de baume sur la douloureuse blessure que j’ai reçue. Lorsque le moment sera venu, j’aurai l’honneur de vous voir. En attendant, veuillez régulariser mon acte de donation. Que, de ce côté, du moins, tout soit terminé aussitôt que possible.

Cette dernière recommandation faite, M. du Longpré prit congé de M. Dumarest, qui, de même que l’officier de marine, ressentait la plus vive sympathie pour cet homme loyal, chez lequel les chagrins et la juste colère n’étouffaient en rien le sentiment du devoir et la générosité.

Le créole voulut reconduire M. du Martry rue du Cirque, où il ne le quitta qu’après lui avoir fait promettre de le voir souvent et de le tenir au courant de ceux des faits de l’existence de mademoiselle Berthier qui l’intéressaient si vivement.

Le jour même, le commandant fit part à la jeune femme de ce qui s’était passé entre M. du Longpré et Me Dumarest. mais Gabrielle resta intraitable ; elle ne voulait rien de l’homme dont elle n’avait envié que le nom. À l’égard de la reconnaissance projetée de son enfant par son père, elle ne se prononça pas, mais ses lèvres esquissèrent un mauvais sourire qu’elle sut dissimuler à M. de Martry.

La semaine suivante, mademoiselle Berthier rejoignit sa mère à Wiesbaden, où elle demeura toute la saison et fut fort entourée, car, chaque jour, pour ainsi dire, elle retrouva, dans la population flottante de cette station, des amis d’autrefois.

Pendant ce temps-là, M. du Longpré s’était absenté avec son oncle et Blanche ; il était allé passer deux mois en Normandie sur les bords de la mer, mais cette absence ne lui avait pas donné l’oubli ; son cœur saignait comme au premier jour.

Quant à Richard, par miracle, l’écho parisien qui avait si bien renversé l’échafaudage conjugal de Gabrielle n’était pas venu jusqu’à lui, et il avait continué à voir de temps en temps M. de Martry, qui, par affection et prudence, tenait à ne pas le perdre de vue.

Au mois de septembre, tout le monde rentra à Paris, et Gabrielle, qui approchait du terme de sa grossesse, reprit son existence retirée, ne recevant que le commandant et ne parlant avec lui que de Richard, mais jamais de M. du Longpré.

Ce dernier, au contraire, s’informait de mademoiselle Berthier chaque fois qu’il voyait M. de Martry, non pas qu’il parût aimer encore Gabrielle ; mais dominé par un sentiment tout autre : celui du devoir, il guettait le moment de ses couches, afin d’agir selon ses intentions à l’égard de l’enfant dont elle serait mère.

Quelques semaines s’écoulèrent ainsi, et l’on était arrivé au milieu du mois de novembre, lorsque M. de Martry, en se présentant un jour rue de l’Est, apprit avec stupéfaction que mademoiselle Berthier était partie le matin même avec sa mère.

Où ces dames étaient-elles allées ? Personne ne put le renseigner, ni le concierge de la maison, ni la domestique qui était restée pour garder l’appartement. Vers huit heures, une voiture sans numéro était venue les prendre, et elles étaient parties, presque sans bagages, sans donner aucune adresse au cocher, après avoir dit seulement qu’elles feraient prendre leurs lettres et seraient absentes pendant un mois à peu près.

Quels pouvaient être les motifs et le but de cette disparition subite ? M. de Martry n’y comprit rien tout d’abord ; mais, après quelques instants, de réflexion, il se dit qu’il devait y avoir là quelqu’une de ces combinaisons mauvaises que le cerveau de mademoiselle Berthier enfantait si facilement.

Sachant que M. du Longpré voulait reconnaître son enfant, ne s’était-elle pas enfuie tout simplement pour lui cacher le lieu et le jour de la naissance de cet enfant ? C’était mettre le créole dans l’impossibilité de le reconnaître, et c’était se venger de son abandon, ainsi qu’elle l’avait si bien promis, en ajoutant aux douleurs de l’amant les angoisses du père.

Certain qu’il ne se trompait pas, le commandant se rendit rue de Flandre.

À la nouvelle du départ de mademoiselle Berthier et à l’appréciation que lui soumit M. de Martry de ce départ, M. du Longpré resta atterré.

— C’est décidément une méchante créature, dit le jeune homme à l’officier de marine. Que Dieu la protège ! Cependant, il faudra bien qu’elle revienne à Paris ! Soyez assez bon pour guetter son retour, car, puisque la loi m’en donne le droit, que mademoiselle Berthier le veuille ou ne le veuille pas, son enfant aura mon nom.

M. de Martry promit à Paul d’agir ainsi qu’il le désirait, et il s’en fut chez Richard, afin de s’assurer si, de ce côté, mademoiselle Berthier n’avait pas, par hasard, donné signe d’existence.

Le peintre était toujours dans la même ignorance à l’égard de ce qu’était devenue son ancienne maîtresse ; le commandant comprit qu’il la croyait mariée aux colonies, ainsi qu’il le lui avait dit quelques mois auparavant, et il se hâta de mettre la conversation sur un terrain moins dangereux ; car, aux premiers mots de son ami, Richard Berney avait éclaté, à l’adresse de l’infidèle, en reproches trop violents pour qu’il fût possible de croire à sa guérison complète.

Un long mois s’étant ainsi passé, sans que M. de Martry eût reçu le moindre mot de Gabrielle ou de sa mère, il commençait à avoir de sérieuses inquiétudes, lorsqu’un matin qu’il était allé se promener, par acquit de conscience, du côté du Luxembourg, il vit ouvertes toutes les persiennes de l’appartement des dames Berthier.

Le concierge lui apprit qu’elles étaient, en effet, de retour.

Il se hâta de monter ; mademoiselle Berthier le reçut aussitôt.

Gabrielle n’avait jamais été plus belle.

Sauf un léger cercle bleuâtre autour de ses yeux, qui leur donnait encore plus d’éclat, ses couches n’avaient laissé nulle trace de fatigue ou de douleur sur son visage.

— Eh bien ! mon cher commandant, dit-elle à son visiteur en lui tendant affectueusement la main comme si elle ne l’avait quitté que la veille, vous avez dû me croire morte ? Vous voyez qu’il n’en est rien. La mère et l’enfant se portent à merveille.

— Alors tout s’est bien passé ? demanda M. de Martry, qui sentait que le ton d’indifférence de la jeune femme n’était qu’une comédie nouvelle.

— Parfaitement bien ; je suis mère d’une jolie fillette.

— Pourquoi avez-vous disparu aussi subitement ?

— Tout simplement parce que mon médecin m’avait conseillé d’aller faire mes couches à la campagne.

— Je ne vous demande pas où vous vous êtes réfugiée.

— Vous avez raison, je ne vous répondrais pas sur ce point.

— Pourquoi ?

— Mon Dieu, je vais être, comme toujours, franche avec vous : parce que vous le diriez à M. du Longpré. Or, je ne veux pas qu’il reconnaisse sa fille. Oh ! vous pouvez le lui dire : La mère et l’enfant, ou ni l’une ni l’autre ! C’est là mon ultimatum, comme on s’exprime en politique.

— Je vous ferai observer, ma chère Gabrielle, que M. du Longpré finira toujours par savoir où vous avez déclaré la naissance de votre fille, et qu’alors il n’aura pas besoin de votre permission pour lui donner son nom.

— Oui ! mais si M. du Longpré n’a pas pris, d’ici à vingt-quatre heures, une décision qui me convienne, il arrivera trop tard.

— Je ne vous comprends pas.

— Je l’espère bien, c’est là mon secret.

— Voyons, Gabrielle, n’entamez pas cette lutte cruelle ; vous n’aurez pas les honnêtes gens pour vous.

— Rien ne modifiera ma résolution. La mère et l’enfant, ou rien !

M. de Martry connaissait trop le caractère impérieux de la jeune femme pour insister davantage, et il était trop galant homme pour tenter de la tromper, en lui arrachant par ruse un secret que sa sympathie pour M. du Longpré lui aurait fait révéler à ce dernier. Il se trouvait donc plus que jamais, à l’égard de mademoiselle Berthier, dans une de ces situations, délicates et fausses, qui l’avaient si souvent peiné et parfois même lui avaient fait prendre la résolution de rompre tout à fait.

Aussi, ce jour-là, le commandant et Gabrielle se quittèrent-ils assez froidement ; mais le premier n’en courut pas moins rue de Flandre, pour annoncer à Paul le retour de son ancienne maîtresse et lui faire part de ce qu’elle appelait cyniquement son ultimatum.

À ces conditions honteuses que lui posait si audacieusement mademoiselle Berthier, M. du Longpré bondit d’indignation ; puis, supposant que Gabrielle n’oserait pas résister à ses reproches, et pensant qu’il trouverait bien quelque moyen de la convaincre, il pria M. de Martry de l’accompagner.

Le capitaine de vaisseau y consentit, et ils se rendirent immédiatement rue de l’Est.

Le créole ne craignait qu’une seule chose : que Gabrielle ne refusât de le recevoir. Il se trompait ; mademoiselle Berthier fit entrer immédiatement ses visiteurs.

C’était la première fois que, depuis leur rupture, Gabrielle et Paul étaient en présence.

Mais ce n’était plus la maîtresse suppliante qu’il avait vue à ses genoux que M. du Longpré retrouvait après six mois de séparation ; c’était une femme au masque de bronze, au cœur glacé, toute à sa haine et à sa vengeance.

Paul, interdit, était resté immobile sur le seuil du salon où mademoiselle Berthier était nonchalamment étendue dans un fauteuil.

La première, elle prit la parole.

— Je vois, monsieur, dit-elle au créole, que M. de Martry a été un messager rapide et fidèle, puisque vous voici déjà. Je ne vous attendais pas aussi vite, mais je vous attendais.

— J’ai pensé n’agir que selon vos intentions, hasarda l’officier de marine.

— Sans aucun doute, affirma la jeune femme ; je vous en remercie.

— Gabrielle, dit M. du Longpré en se tournant vers elle…

— Pardon, observa sèchement mademoiselle Berthier ; moi, je vous appelle : Monsieur.

— C’est vrai, reprit le créole en cherchant à rester calme. Eh bien, madame, je viens vous demander moi-même s’il est vrai que, sacrifiant les intérêts de votre enfant à votre ressentiment, vous me refusez les moyens de lui donner mon nom et d’assurer son avenir. Je ne puis croire que votre cœur soit à ce point mauvais. Il ne s’agit pas de vous enlever votre fille, qui pendant son plus jeune âge ne vous quittera pas, mais de me permettre de veiller sur elle, jusqu’à l’époque où il faudra lui faire donner une éducation en rapport avec le rang qu’elle doit prendre dans le monde, et…

— Et de me séparer d’elle tout à fait ! interrompit vivement mademoiselle Berthier en se redressant sur son siége. C’est cela que je ne veux ni aujourd’hui ni plus tard.

— Je suis prêt à tous les sacrifices, reprit M. du Longpré ; si les rentes dont j’ai déposé le capital chez Me Dumarest ne vous suffisent pas, je les doublerai, triplerai. Faites vos conditions vous-même.

— C’est cela ! mère, fais ton prix pour vendre ton enfant ! De l’argent, toujours de l’argent ! Eh bien, non, monsieur du Longpré, vous vous êtes trompé. Écoutez-moi.

Gabrielle, merveilleusement belle dans sa colère, s’était levée et se rapprochait du créole à chacune de ses paroles.

— Oui, ce que vous a dit M. de Martry est vrai ; oui, la mère et l’enfant, ou rien ! Et cela parce que c’est mon droit. Rappelez-vous donc ce qui se passait il y aura bientôt un an, à bord de l’Espérance. N’ai-je donc pas, dès vos premiers aveux, repoussé votre amour et refusé votre nom ? Ai-je donc été coquette ? Ne vous ai-je pas dit qu’il s’élevait entre nous un obstacle que vous n’oseriez renverser ? Vous ai-je menti en vous avouant plus tard que je vous aimais, que jamais mon cœur n’avait ainsi battu ? Vous n’oseriez le jurer ? Et, lorsque la mort terrible, fatale, inévitable, nous le pensions du moins, était là près de nous et que je me suis jetée dans vos bras, me suis-je vendue ? Non, n’est-ce pas ! Eh bien ! je ne vendrai pas davantage ma fille. Elle est à moi, bien à moi, rien qu’à moi ; je la garde ! Son père, il ne la connaîtra pas ; elle ne saura jamais son nom, à moins que ce nom ne soit également le mien. Vous invoquerez la loi ? Je m’y attends, mais la loi, je la connais aussi, et soyez-en certain, lorsque vous vous croirez prêt de vaincre, vous rencontrerez, entre votre enfant et vous, une barrière autrement infranchissable que celle qui s’élève entre nous deux. Oh ! alors, je serai bien vengée !

—Vous êtes une malheureuse femme, Gabrielle, s’écria M. du Longpré.

— Mais une heureuse mère ! répondit mademoiselle Berthier avec un de ses mauvais sourires. Adieu !

Et s’élançant dans la pièce voisine, elle en ferma brusquement la porte derrière elle, en laissant ses deux visiteurs atterrés. M. de Martry lui-même, était indigné de sa violence et de sa dureté.

M. du Longpré reconduisit le commandant rue du Cirque, et là ils se séparèrent, Paul le cœur ulcéré, M. de Martry en se demandant de quelle nouvelle blessure Gabrielle rêvait de frapper encore l’homme qu’elle avait déjà si cruellement atteint.