E. Plon (p. 113-132).

VII

UN ÉCHO DE PARIS

Cinq jours plus tard, madame Berthier était installée dans un appartement convenable, au second étage du n° 3 de la rue de l’Est, à deux pas du Panthéon, en face du Luxembourg, et sa fille écrivait à Paul ces seuls mots :

« Nous sommes arrivées, venez. Votre Gabrielle. »

Il avait été convenu entre mademoiselle Berthier et M. de Martry que celui-ci ne monterait chez elle que lorsqu’il verrait fermées les fenêtres du salon donnant sur la rue. Quand ces fenêtres seraient ouvertes, ce serait la preuve de la présence de M. du Longpré dans la maison.

De plus, le commandant avait promis à la jeune fille de la prévenir immédiatement, par un mot, s’il se produisait quelque chose de grave du côté de Richard.

Le créole, on le comprend, accourut aussitôt rue de l’Est. Sa première entrevue avec Gabrielle tint du délire.

— Te voilà donc enfin bien à moi, mon adorée ! lui dit-il en la pressant contre son cœur, loin de ces regards curieux qui nous poursuivaient à bord. Nous voilà donc enfin tous deux libres d’organiser notre vie jusqu’au moment où tu porteras mon nom, mais où je ne t’aimerai pas davantage.

Gabrielle répondait à Paul par des torrents de baisers et des larmes de joie.

Cette première exaltation passée, les deux amants arrêtèrent leur mode d’existence.

Mademoiselle Berthier voulut d’abord que M. du Longpré lui parlât de la réception qui lui avait été faite, qu’il n’omit aucun détail ; et lorsqu’il lui eut tout dit, sauf le rêve de son oncle à propos d’une union possible dans l’avenir entre sa fille et son neveu, l’adroite fille d’Ève s’exprima à l’égard de M. Armand du Longpré et de Blanche avec un tel respect pour le vieillard et une si touchante affection pour l’enfant, que Paul, qui avait craint un instant la jalousie de Gabrielle, fut ravi de ses sentiments de tendresse pour les siens. Il l’en remercia chaleureusement.

— Mais n’est-ce pas tout naturel, murmura-t-elle au pauvre fou, dont la tête reposait sur son sein, que j’aime ceux qui t’aiment ? Aime-les bien toi-même, oh ! pas trop ! pas autant que moi. J’en mourrais !

Deux heures se passèrent ainsi. Il fut décidé que Paul ferait deux parts de sa vie, l’une pour la rue de Flandre, l’autre pour la rue de l’Est ; parts égales, autant que possible ; mademoiselle Berthier n’en demandait pas davantage.

Ce qu’elle voulait surtout, c’était que le créole n’inquiétât pas son vieux parent par des absences trop fréquentes. Il ne lui parlerait d’elle que lorsqu’il jugerait lui-même le moment opportun.

Paul rassura sa maîtresse sur ces deux points ; d’abord son oncle comprenait fort bien qu’il avait tant de choses à voir que sa liberté lui était nécessaire ; et quant à sa liaison avec Gabrielle et à ses projets, son intention était d’en faire part à M. Armand du Longpré dans un aussi bref délai que possible.

En attendant, ils se verraient tous les jours, dîneraient ensemble deux ou trois fois par semaine, et Gabrielle serait le cicerone du nouveau débarqué. Elle lui ferait visiter les théâtres, les musées, les monuments, tout ce dont ils s’étaient entretenus si souvent à bord. Puis plus tard, lorsque la belle saison serait venue, ils courraient ensemble, à cheval, les environs de Paris.

Mademoiselle Berthier approuva tout ce plan charmant, mais elle ajouta :

— Nous fuirons la foule, le bruit, les endroits trop fréquentés. Je veux être toujours seule avec toi ; je ne veux pas que notre amour soit un spectacle pour les curieux ; je ne veux pas qu’on me porte envie ! De plus, il ne faut pas qu’on puisse dire, lorsque tu me donneras ton nom : M. du Longpré a épousé sa maîtresse.

— Oh ! pas ce mot, Gabrielle, je t’en prie, interrompit Paul avec un baiser ; depuis le jour où, devant la mort, tu t’es donnée si spontanément à moi, tu es ma femme bien-aimée.

— Je ne suis que ta maîtresse, Paul, redit la jeune fille avec un accent de tendresse infinie, et je n’en ressens aucune honte, je te le jure ; mais par respect pour le nom que je dois porter un jour, je ne veux pas que les autres puissent m’appeler ainsi.

Lorsqu’il s’éloigna de la rue de l’Est après cette première visite, ne sachant pas ce qu’il devait admirer davantage du tact, de la délicatesse ou de la beauté de Gabrielle, Paul était plus enivré que jamais.

Dès les jours suivants, M. du Longpré commença sa vie en partie double. Il donnait ses matinées à son oncle, qui voulait absolument faire de lui son associé ; il consacrait une partie de ses après-midi à Blanche, qui, toute fière d’être Parisienne, n’était jamais plus heureuse que lorsqu’elle promenait son cousin des colonies. C’est ainsi que la gracieuse enfant parlait de ses sorties avec Paul. Puis, une fois par semaine, l’amant de Gabrielle réunissait chez lui les jeunes gens que son oncle lui avaient présentés.

Car M. Armand de Longpré, comprenant qu’il ne pouvait condamner un homme de l’âge de Paul à la compagnie constante d’un vieillard et d’une fillette de dix ans, avait fait disposer, dans une des ailes de son hôtel, un appartement complet et fort élégant, où le créole était tout à fait chez lui.

Moins de quarante-huit heures après son arrivée, son oncle l’avait conduit dans les écuries et les remises, où, après lui avoir fait admirer trois superbes bêtes, deux d’attelage et une de selle, un coupé et une victoria, il lui avait dit :

— Mon cher Paul, tout cela t’appartient ; c’est mon cadeau de bienvenue. Si je n’y ajoute pas la clef de ma caisse, c’est que tu es aussi riche que moi.

Parmi ces jeunes gens dont M. Armand désirait que son neveu devint l’ami, se trouvaient MM. Louis et Raoul Dusert, grands industriels dont l’usine était également rue de Flandre.

Leur père, qu’ils n’avaient perdu que depuis deux ans, avait été très-lié avec M. du Longpré, et ces messieurs, à l’exemple du sage vieillard, habitaient un fort bel hôtel voisin de leur établissement, ce qui ne les empêchait pas d’être Parisiens dans l’acception élégante du mot.

Seulement, bien qu’ils eussent une grande fortune, ils n’avaient pas sacrifié les affaires aux plaisirs, et quoiqu’ils fissent partie d’un cercle à la mode, ce n’était pas pour y passer les nuits autour d’une table de baccarat. Ils savaient, à l’occasion, payer galamment de leurs personnes et de leur bourse, mais ils avaient eu le bonheur, à l’opposé d’un trop grand nombre de fils d’enrichis, de ne donner dans aucun désordre, dans aucun piége féminin.

Les filles en réputation, qu’ils connaissaient toutes de nom ou de vue, ne valaient pour eux qu’en raison de leur beauté ou de leur esprit et non de leurs longs services publics ; et ils n’auraient éprouvé aucune satisfaction d’amour-propre à se faire voir, ainsi que tant de sots, en compagnie de quelqu’un de ces fastueux débris de la vieille garde de la galanterie française, qui se rendent toujours et ne meurent jamais.

MM. Dusert étaient enfin des jeunes hommes pratiques, tout à la fois suffisamment sages et lancés pour servir utilement de guides au nouveau débarqué sur ce sol parisien si semé de piéges à niais.

M. Armand, qui avait pour eux beaucoup d’estime et d’affection, les avait recommandés à son neveu, et Paul les voyait fréquemment, soit dans leur hôtel, soit chez lui, mais il avait refusé jusqu’alors de se laisser présenter à leur club, en prétextant qu’il ne jouait jamais et n’aimait que fort peu ces sortes de réunions.

La vérité, c’est que le créole, en agissant ainsi, obéissait à une des inspirations de Gabrielle. Craignant de n’être pas encore tout à fait oubliée, elle tenait essentiellement à ce que son futur mari ignorât un certain monde, non pas qu’elle en redoutât les séductions, mademoiselle Berthier était trop assurée de sa puissance pour avoir une semblable pensée, mais il ne fallait pas que quelque indiscret écho du passé pût murmurer son nom à l’oreille de M. du Longpré.

C’était dans ce même but et pour éviter le même péril que Gabrielle ne conduisait jamais son amant au théâtre que dans des baignoires et au bois que dans des voitures fermées ; de plus, le jour et aux heures où elle était à peu près certaine de ne rencontrer aucune de ses connaissances d’autrefois.

Même seule, la prudente jeune femme ne sortait que rarement à pied, et Paul, qui approuvait sa façon de faire, sans en connaître les véritables causes, l’avait forcée d’accepter un fort beau coupé de Binder. Mademoiselle Berthier s’y cachait, laissant les panneaux de sa voiture sans chiffre ni armoiries, en attendant qu’elle pût orgueilleusement y faire peindre les initiales de son mari, c’est-à-dire celles qui seraient devenues les siennes.

Malgré toutes ces précautions, mademoiselle Berthier avait ça et là de subites terreurs, car il lui arrivait parfois, soit au théâtre, soit au bois, d’apercevoir un visage ami. Elle s’enfonçait alors dans l’ombre de sa loge ou dans son coupé, et si, dans l’un de ces moments, elle se trouvait avec M. du Longpré, elle s’en rapprochait avec un tel abandon que le malheureux prenait le mouvement de la jeune femme pour une nouvelle marque d’amour.

Un jour même, Gabrielle croisa de si près Richard qu’elle se crut reconnue.

Pris dans un encombrement au boulevard Montmartre, son cocher avait dû s’arrêter, et, pendant une minute ou deux, le peintre, qui attendait le moment de traverser la chaussée, demeura à la longueur du bras, la main sur la portière même de la voiture de son ancienne maîtresse.

Cependant il ne la vit pas, mais l’infidèle eut le temps de remarquer la douleur que son abandon avait imprimée sur la physionomie de l’artiste. Elle n’en ressentit nulle pitié, mais bien un peu d’orgueil, car elle en conclut que Richard était moins complètement guéri que ne lui affirmait M. de Martry, chaque fois qu’il venait la voir, et qu’il restait toujours un écueil dangereux pour son avenir.

Les choses duraient ainsi depuis un mois, et Paul était le plus heureux des hommes, lorsqu’un soir, en arrivant chez mademoiselle Berthier, il la trouva en déshabillé et les yeux rouges.

Tout inquiet, il la prit dans ses bras et, la pressant sur son cœur, lui demanda quel chagrin l’avait fait pleurer.

— J’ai pleuré, c’est vrai, mon ami, répondit Gabrielle ; c’est en même temps de terreur et de joie.

— De terreur et de joie ?

— Oui, car dans quelques mois je serai mère, c’est-à-dire perdue, si je ne porte pas alors ton nom.

— Dans quinze jours tu seras ma femme, chère bien-aimée, dit Paul avec tendresse, en se laissant glisser aux genoux de la jeune femme. Un enfant ! Nul lien ne pouvait nous unir davantage. Dès demain, M. Armand du Longpré connaîtra mes intentions. Ne crains rien de lui. D’ailleurs, crois-le bien, je suis libre, absolument libre. Si tu verses encore des larmes, que ce ne soit plus que des larmes de bonheur.

— Ce n’est pas tout, Paul, reprit Gabrielle, en se dégageant de l’étreinte passionnée de son amant ; si j’ai peur, c’est que l’heure est venue pour moi de te révéler un secret.

— Un secret ! il n’en peut être de nature à nous séparer, à m’empêcher de tenir mon serment !

— Qui sait !

— Moi ! Voyons, parle vite, non pour me tirer d’inquiétude, je n’en saurais avoir, mais pour te rassurer toi-même.

— C’est qu’il me faut accuser ma mère !

— Ta mère ! madame Berthier ?

— Ma mère est bien celle que tu appelles, ainsi que tout le monde, madame Berthier ; mais si je suis la fille de M. Berthier, capitaine de frégate, mort dans les mers de Chine, je ne suis que son enfant reconnu ; mon père n’avait pas donné son nom à mademoiselle Morin. Son intention était de le faire plus tard, il l’avait confié à un de ses amis, M. de Martry, aujourd’hui capitaine de vaisseau et à la mer. C’est lui qui a été l’exécuteur testamentaire de mon pauvre père et mon tuteur ; mais, en raison des circonstances particulières dont avait été précédée sa liaison avec ma mère, M. Berthier avait craint sans doute de l’épouser pendant qu’il était encore au service. Il avait résolu d’attendre qu’il eût pris sa retraite pour régulariser cette situation douloureuse. Tu vois bien, Paul, que j’avais raison d’avoir peur ; tu ne me réponds pas !

Il serait impossible de rendre l’indicible accent d’amour et de résignation avec lequel la jeune femme avait prononcé ces derniers mots.

Les deux mains sur les épaules de M. du Longpré toujours agenouillé devant elle, les yeux humides et les lèvres entr’ouvertes, tout son être semblant frissonner de crainte, on eût dit qu’elle n’attendait qu’un mot de Paul pour en vivre ou en mourir.

— Si je ne te réponds pas, ma Gabrielle bien-aimée, lui dit-il enfin avec un sourire qui la rassura bien vite, c’est que tes terreurs sont folles ; si je ne me relève pas, c’est que je t’adore. M. Berthier n’a pas épousé ta mère, c’est un malheur pour elle ; mais en quoi cela pourrait-il entraver mes projets ? en quoi cela pourrait-il me faire moins t’aimer ?

Et l’attirant dans ses bras, ses lèvres contre ses lèvres, il lui répéta :

— Dans quinze jours tu seras ma femme, et, le lendemain de notre mariage, nous irons cacher notre bonheur bien loin, pour que personne ne nous en vole un instant. Puis, plus tard, lorsqu’ils seront trois, M. et madame du Longpré reviendront à Paris et feront leurs visites de noce.

Gabrielle jeta un cri de joie et laissa tomber sa tête sur la poitrine de Paul.

Ce qu’elle ne voulait pas surtout lui laisser voir, c’était l’expression d’orgueil répandue sur son visage.

Ce soir-là, ils ne sortirent pas, et lorsque M. du Longpré rentra rue de Flandre, ce fut avec l’idée bien arrêtée de ne pas remettre de vingt-quatre heures la communication si grave qu’il avait à faire à son oncle.

Mais, le lendemain, M. Armand, appelé dans Paris pour des affaires urgentes, sortit de très-bonne heure, et son neveu ne le vit qu’un instant. Il dut alors renvoyer à un moment plus opportun son entretien avec lui. Du reste, ce retard était sans importance, puisque M. du Longpré ne devait revoir Gabrielle que le soir, son après-midi étant consacrée aux quelques amis qu’il recevait une fois par semaine.

Ces visiteurs causaient, fumaient et faisaient des armes jusqu’à quatre heures, moment où ils partaient pour le bois.

Ce jour-là, MM. Dusert présentèrent à M. du Longpré un de leurs amis, M. Albert de Joigné, qui était venu leur demander à déjeuner.

M. de Joigné était un jeune et joli garçon, de fort bonne maison, grand amateur de jolies femmes et de beaux chevaux, et très-lancé dans tous les mondes parisiens. Louis et Raoul Dusert comptaient beaucoup sur lui pour entraîner un peu le créole, dont la sagesse, bien qu’ils fussent eux-mêmes relativement sages, les étonnait.

Paul fit au nouveau venu le plus charmant accueil, et la conversation devint bientôt générale. La réunion se composait d’une dizaine de jeunes gens.

D’abord on parla sport, escrime, théâtre, un peu politique, puis femmes, ainsi que cela est fatal dans une société d’hommes.

M. du Longpré allait et venait de l’un à l’autre de ses invités, faisant avec beaucoup de grâce les honneurs de son ravissant appartement de garçon, appartement auquel son oncle avait adjoint, par surprise, une salle d’armes et un fumoir du meilleur goût.

Tout à coup, il entendit M. de Joigné qui, s’adressant à Raoul Dusert, lui disait :

— As-tu le Charivari de dimanche ?

— Non, répondit le jeune homme ; est-ce qu’il y a quelques nouvelles à sensation ?

— Je le crois bien, un écho très intéressant, surtout pour toi. Mais le Charivari doit être là. Oui, le voici, écoute.

M. Raoul Dusert venait de prendre le journal sur un guéridon, où il se trouvait pêle-mêle avec d’autres feuilles à la mode, et il lisait :

« Si nos yeux ne nous ont pas trompé, nous avons reconnu au bois hier, mystérieusement cachée derrière les stores d’un coupé noir de très-grand air, une belle fugitive qui a disparu de Paris il y a sept à huit mois, pour aller récolter aux colonies l’héritage, deux ou trois fois millionnaire, d’un oncle d’Amérique. Ce qui nous a surpris, c’est de ne pas lui voir son escorte de jadis. L’auteur de la Mort d’Achille n’était pas aux environs. »

— Je ne comprends pas, fit M. Dusert en souriant.

— Comment, tu ne comprends pas ! Et nous qui t’avions pensé si follement amoureux ! Mais c’est de la belle Gabrielle dont il s’agit là.

— Gabrielle Berthier ?

— Parbleu !

— C’est vrai, elle a disparu tout à coup ; mais quant à en avoir été amoureux, pas si sot ! Comme tant d’autres, j’ai eu un moment de surprise à sa merveilleuse beauté ; seulement, je suis trop sage pour risquer de griller mes plumes à un soleil de ce genre-là. Tu dis qu’elle est de retour ?

— Ce n’est pas moi qui le dis, c’est ce journal.

— Eh bien ! si elle est revenue avec les millions de son oncle, nous ne tarderons pas à en entendre parler.

— Oh ! elle doit rapporter ces millions-là ou d’autres ! Gabrielle est incapable de revenir de si loin les mains vides. Quelle splendide créature ! Je comprends, ma foi ! qu’on se ruine pour elle.

MM. de Joigné et Dusert échangèrent encore d’autres phrases admiratives ou critiques à l’adresse de mademoiselle Berthier, mais M. du Longpré n’entendit plus rien.

Aux premiers mots des deux jeunes gens, il n’avait prêté qu’une oreille distraite, puis, bientôt, il avait compris.

Une sueur froide avait alors inondé son front ; il était resté atterré. Pour ne pas se trahir, il avait dû s’appuyer contre un meuble et affecter d’être tout à la lecture d’un livre saisi au hasard.

Cependant, il hésitait à croire ; il ne lui paraissait pas possible que ce fût de sa Gabrielle à lui dont on eût le droit de parler ainsi. Il n’y avait là qu’un rapprochement fâcheux de noms et de circonstances. Il était sur le point de se reprocher comme un crime sa frayeur et ses soupçons.

Toutefois, il voulut en avoir le cœur net, et lorsqu’il fut redevenu maître de lui, il profita de ce que la conversation de ses invités s’était portée sur un tout autre sujet pour attirer dans un coin de la salle d’armes Raoul Dusert, sous le prétexte de lui demander conseil à propos de l’arrangement d’une panoplie. Là, une fois seul avec le jeune homme, il lui dit, en s’efforçant de sourire :

— Faites-moi la gracieuseté de ne pas sortir en même temps que ces messieurs, j’ai à causer un instant avec vous. Vous pouvez me rendre un service dont je vous serai tout reconnaissant.

— Trop heureux de vous être agréable, cher monsieur du Longpré, répondit M. Dusert ; voici justement nos amis qui se préparent à partir ; je vais dire à mon frère que je préfère aller au bois à cheval, et que je le rejoindrai à Madrid.

Quelques minutes après, les deux jeunes gens étaient seuls.

— Monsieur, dit Paul après avoir pris place auprès du jeune homme sur un divan, je n’ai le plaisir de vous connaître que depuis quelques semaines, et cependant, en vous priant de me garder le secret le plus absolu, je viens m’adresser à vous dans une circonstance des plus délicates.

— J’en suis flatté, cher monsieur, répondit M. Dusert avec franchise, quoiqu’un peu surpris de ce début ; vous pouvez compter sur mon dévouement ainsi que sur mon entière discrétion.

— Voici ce dont il s’agit. Tout à l’heure, vous avez échangé avec M. de Joigné, à propos d’une femme de retour depuis peu à Paris, des phrases sur lesquelles je désire quelques explications.

— Ah ! cet écho du Charivari, où il est question de Gabrielle Berthier.

— Oui ! connaissez-vous cette personne ?

— Fort peu par moi-même, je ne crois pas lui avoir adressé dix fois la parole ; mais beaucoup par mes amis, par le tout Paris du monde où elle brillait.

— Et elle s’appelle bien Gabrielle Berthier, Gabrielle ?

— Dame ! je le suppose. On raconte qu’elle est la fille d’un officier de marine mort dans l’extrême Orient ? Est-ce vrai ? Cela, je n’oserais vous l’affirmer. Jadis toutes ces dames devaient le jour à quelque colonel tué à Waterloo, mais vous comprenez que Waterloo est trop loin de nous aujourd’hui pour qu’elles puissent faire remonter leur naissance jusque-là. Du reste, en ce qui concerne mademoiselle Berthier, sa mère se serait révoltée contre une semblable date.

— Mademoiselle Berthier a encore sa mère ?

— Je le crois bien, et une fort jolie femme. Il y a deux ou trois ans, le vieux duc de Mendoza faisait des folies pour elle ; mais, un beau jour, il l’a quittée brusquement ; on n’a jamais su pourquoi.

Paul ne pouvait plus douter ; c’était bien de la Gabrielle qu’il aimait tant dont le journaliste voulait parler. Si profond que fût son désespoir, il eut cependant le courage d’ajouter :

— Un mot encore. Cet article se termine par cette phrase : L’auteur de la Mort d’Achille n’était pas aux environs.

— L’auteur de la Mort d’Achille est un jeune prix de Rome d’un grand talent, dit-on, M. Richard Berney. Le journaliste s’étonne d’avoir rencontré Gabrielle, sans lui, et cela s’explique : leur liaison n’était un secret pour personne. Probablement ils ont rompu !

— Savez-vous où demeure M. Berney ?

— Sans doute, en haut de la rue des Martyrs, au numéro 75, je crois ; son atelier est fort connu.

— C’est tout ce que je désirais savoir ; merci !

— Ah çà ! cher monsieur du Longpré, vous paraissez tout ému. Est-ce qu’un de vos amis se serait laissé séduire par les grands yeux de Gabrielle ?

— Oui, c’est à peu près cela.

— Si cet ami ne veut faire d’elle qu’un objet de luxe et de plaisir, il aura des jaloux ; mais s’il la prend au sérieux, je le plains. On dit que Richard Berney a failli mourir de cet amour-là ! N’allez pas chercher querelle à ce pauvre garçon !

— Ne craignez rien de semblable, mademoiselle Berthier n’intéresse pas à ce point mon ami.

Le malheureux avait eu le courage de sourire en prononçant ces mots sur le pas de la porte de son appartement, où il avait reconduit M. Dusert.

Rentré seul dans son fumoir, il s’affaissa sur un siége et laissa tomber sa tête entre ses mains.

Mais, après une lutte douloureuse de quelques instants, il était redevenu maître de sa volonté ; sa résolution était prise. Il sonna.

— Qu’on attelle le coupé, commanda-t-il au valet de chambre qui s’était présenté à son appel.

Cinq minutes plus tard, ce domestique l’avertit que ses ordres étaient exécutés.

— Rue des Martyrs, 75, dit-il à son cocher, en se jetant dans sa voiture.

Avant de démasquer la misérable qui l’avait ainsi trompé, M. du Longpré voulait boire le calice jusqu’à la lie ; ou, peut-être, pauvre fou, espérait-il encore !