E. Plon (p. 93-112).

VI

LE SECRET DE GABRIELLE

M. de Martry approchait de la cinquantaine, mais il était encore de tournure si jeune qu’on lui aurait donné quarante ans à peine, malgré les quelques cheveux blancs qui apparaissaient sur ses tempes.

Il était svelte, élancé. Sa mise était toujours élégante, d’une irréprochable correction, et bien que son sourire fût parfois ironique, sa physionomie était agréable et sympathique. Il parlait avec calme, en termes choisis, en homme du vrai monde.

La rosette qu’il portait à la boutonnière indiquait un passé utilement employé pour son pays. On reconnaissait d’ailleurs facilement en lui un ancien officier de marine, grâce à la coupe de sa barbe, à sa démarche, à sa voix, à cette crânerie enfin, qu’on nous permette ce mot, pleine tout à la fois de laisser-aller et de distinction, que la plupart des marins conservent après avoir abandonné la mer.

M. de Martry avait, en effet, servi pendant de longues années ; mais, après être arrivé un des premiers de sa promotion au grade de capitaine de vaisseau, il avait tout à coup pris sa retraite, bien qu’il fût à peu près certain de devenir officier général.

Ceux de ses amis qui le connaissaient tout à fait n’avaient pas été surpris de cette détermination. M. de Martry était un homme un peu sceptique, sans nulle ambition, qui avait estimé qu’après avoir navigué pendant une trentaine d’années, ce qui lui restait de seconde jeunesse lui appartenait bien en propre, et qu’il pouvait terminer sa vie à sa guise.

Sans proches parents, maître d’une certaine fortune qui le rendait indépendant, il était venu se fixer à Paris, où il avait déjà fait de fréquents séjours. Là, sans souci du qu’en-dira-t-on, il vivait en vieux garçon, préférant aux grands salons et aux réceptions officielles les foyers des théâtres à la mode, les boulevards et son cercle, le yacht-club, où il dînait d’ordinaire, car tout son domestique se composait d’un brave matelot dont la science culinaire n’allait guère au delà de la confection de deux œufs à la coque et d’une tasse de thé.

Mais, en revanche, Tobie (c’est ainsi qu’on nommait l’ancien gabier) était d’une propreté de Flamande, entretenait à merveille le coquet appartement de son commandant, rue du Cirque, et lorsque M. de Martry recevait chez lui quelqu’une de ses amies intimes, il n’entendait et ne voyait rien. Tobie était aussi discret que dévoué.

C’est peu de temps après son installation définitive à Paris que M. de Martry avait retrouvé mademoiselle Berthier ; nous disons retrouvé, car le commandant connaissait depuis longtemps Gabrielle, grâce à un concours de circonstances qui le plaçaient, à l’égard de la jeune fille, dans une situation aussi embarrassante que délicate.

On se rappelle que mademoiselle Morin, sœur du colon de Bourbon dont la succession devait causer tant de soucis à Me Duchemin, avait été enlevée par un officier de marine. Or, cet officier, M. Berthier, devint plus tard l’ami de M. de Martry, et pendant une station que les deux marins firent ensemble à Toulon, M. Berthier présenta M. Martry à la maîtresse qu’il n’avait osé épouser, parce qu’il craignait, et il avait pour cela d’excellentes raisons, qu’elle n’eût qu’un médiocre soin de son honneur conjugal.

Cependant, comme il avait de cette maîtresse un enfant et qu’il l’avait reconnu, il permettait à mademoiselle Morin de porter son nom. On n’appelait celle-ci que madame Berthier.

Cet enfant était Gabrielle.

Quelques années plus tard, alors que Gabrielle avait déjà près de quinze ans, M. Berthier dut se séparer de sa maîtresse, et comme il ne voulait pas que sa faiblesse l’en rapprochât, il demanda à être envoyé dans les mers de Chine, et partit après avoir assuré l’existence matérielle de la mère et de la fille.

Là, il retrouva M. de Martry, à qui il fit part de ses chagrins, et quand la mort vint s’asseoir à son chevet, il pria son ami d’être son exécuteur testamentaire et de protéger son enfant.

— L’avenir de Gabrielle m’inquiète cruellement, lui dit-il ; sa mère, dont j’ai eu tant à me plaindre, n’a aucun sens moral, aucun principe. Dieu sait comment elle vit en ce moment ! Dieu sait, avec de tels exemples sous les yeux, ce que deviendra mon enfant un jour. Toi, qui, plus heureux que moi, retourneras en France, renseigne-toi sur la conduite de mademoiselle Morin, et si cela est nécessaire, arrache ma fille du milieu funeste où sa mère l’a peut-être entraînée. La petite fortune que je lui laisse lui permettra de devenir une honnête femme.

M. de Martry promit à son ami de le remplacer auprès de Gabrielle, et M. Berthier mourut moins désespéré. Mais, deux ans après, lorsque le commandant, de retour en France, accourut à Paris pour tenir son serment, il était trop tard. Entretenue par un riche étranger, madame Berthier menait grand train, et sa fille était perdue.

Dans le monde interlope où sa mère l’avait introduite, Gabrielle, déjà remarquablement belle, s’était rencontrée avec un jeune peintre, Richard Berney, grand prix de Rome, dont l’avenir s’ouvrait plein de gloire, et elle en était devenue follement éprise.

Bientôt au courant de ce qui se passait, M. de Martry en fut tout d’abord douloureusement affecté ; mais comme il n’était pas de tempérament à faire un mentor, et que, d’ailleurs, il n’y avait pas de remède au mal, il se contenta de rendre ses comptes à mademoiselle Morin, sans rompre pour cela avec elle. Il lui parut qu’il n’était pas libre d’abandonner tout à fait celles qui n’étaient plus dignes de la mission qu’il avait acceptée, mais qui, un jour ou l’autre, pourraient encore avoir besoin de sa protection.

Et du reste, il l’eût en vain nié, lui aussi avait été bientôt sous le charme. Gabrielle l’avait dompté comme elle domptait tous ceux qui l’approchaient. S’il avait résisté à ce que cette attraction avait d’impérieux et de charnel, c’est qu’il s’était toujours rappelé les liens qui avaient existé entre lui et le père de la jeune fille, c’est qu’il ne voulait pas être le complice, sinon de sa chute, du moins de son abaissement.

Mais c’était là, selon sa morale un peu facile, tout ce que lui commandait sa conscience. Ayant le courage de ne pas tenter d’être l’amant, il se croyait le droit de rester l’ami. Gabrielle n’en avait pas de plus fidèle.

C’était à M. de Martry que mademoiselle Berthier confiait ses projets, faisait part de ses ambitieuses aspirations, et si l’honneur du commandant ne lui permettait pas toujours d’approuver, il se taisait, sans avoir l’énergie de combattre.

Car Gabrielle était d’une ambition démesurée, insatiable. Elle rêvait de prendre place, et grande place, dans le vrai monde dont les échos seuls venaient jusqu’à elle ; et bien qu’elle aimât toujours Richard Berney d’une passion presque brutale et sauvage, elle l’eût quitté brusquement, sèchement, sans une larme, sans un regret. Elle le haïssait parfois comme elle haïssait sa mère, comme elle se haïssait elle-même ; sa mère, parce qu’elle l’avait laissée tomber ; son amant, parce qu’il n’avait pas un nom illustre et une grande fortune à lui donner ; elle-même, enfin, parce qu’elle se reprochait la faute inutile qu’elle avait commise en cédant au premier entraînement de son imagination et de ses sens.

Cette liaison de mademoiselle Berthier avec Richard inquiétait M. de Martry, aussi bien pour l’un que pour l’autre, car il avait retrouvé dans M. Berney, que Gabrielle s’était empressée de lui présenter, le fils d’un ancien camarade de collége, et il avait compris que la charmeresse étouffait l’artiste.

Tout à cette passion dominatrice qui flattait son orgueil, énervait son cerveau, épuisait son être, Richard, en effet, avait abandonné les travaux sérieux. Pour satisfaire aux fantaisies luxueuses de sa maîtresse, les rentes viagères qu’il possédait n’étant pas suffisantes, il s’était livré à ce mercantilisme honteux de l’art que notre époque doit aux fortunes rapides et au mauvais goût des parvenus. Les maîtres dont il avait été l’élève favori désespéraient de lui.

Mademoiselle Berthier, qui avait le sentiment inné des belles choses, s’était bien aperçue de cet affaissement, et souvent elle avait voulu réveiller en son amant l’amour vrai de l’art ; mais lorsqu’elle entrait dans son atelier, elle y apportait le désir et non l’inspiration, et Richard, chaque jour, tombait plus bas.

La seule œuvre digne de ce nom qu’il eût entreprise depuis la naissance de cet amour fatal était le portrait de Gabrielle. On retrouvait dans ce tableau à peine ébauché toutes les qualités qui avaient valu à M. Berney le grand prix de Rome ; mais, ainsi que le fils du Titien avec Béatrice Donato, bientôt, dans le modèle il ne voyait que la maîtresse, le pinceau lui tombait des mains, et la Fornarine devenait Dalila.

C’est au moment où les choses en étaient là que madame Berthier reçut de Bourbon la nouvelle de la mort de son frère et la lettre de Me Duchemin lui annonçant qu’elle héritait de plus d’un million.

Le rêve de Gabrielle allait donc se réaliser en partie. Elle allait être riche, et riche d’une fortune dont la source honorable lui permettrait de briller la tête haute.

Ce fut elle qui, sur le conseil de M. de Martry, décida sa mère à partir. Le commandant voyait dans cette longue absence la fin d’une liaison funeste.

Madame Berthier, que son protecteur avait quittée depuis plus d’un an, et qui, d’ailleurs, obéissait aveuglément à sa fille, ne fit aucune objection. Quant à Richard, il n’apprit ce départ subit et ses causes que par un mot assez sec de Gabrielle, alors que la fugitive était déjà en plein Océan.

Le malheureux faillit mourir de cet abandon ; pendant des semaines entières, M. de Martry craignit pour sa raison ; puis la jeunesse fut plus forte que la douleur, et le peintre revint à la santé, mais brisé, meurtri, n’ayant plus d’énergie que pour maudire celle qu’il affirmait ne plus aimer et dont le nom seul le faisait toujours tressaillir.

Le portrait de l’infidèle était dans le coin le plus sombre de l’atelier, couvert d’un voile noir. Richard n’osait y jeter les yeux.

Cependant, au bout de quelques mois, le pauvre fou devint plus calme, le désespoir fit en lui place à la résignation ; et M. de Martry venait de constater avec joie que son jeune ami reprenait peu à peu le goût du travail, lorsqu’il reçut du Havre cette lettre inattendue que lui avait adressée mademoiselle Berthier.

Il la croyait toujours à Bourbon, mise en possession de l’héritage de son oncle ; et comme il la savait ambitieuse, il supposait qu’elle avait profité de ce qu’elle se trouvait dans un pays où son passé était inconnu pour y faire la conquête, grâce à sa fortune et à sa merveilleuse beauté, d’un mari confiant et amoureux au bras duquel il la verrait revenir un jour.

Et elle était déjà de retour, non seulement sans mari, mais encore sans fortune ! Le commandant n’y comprenait rien.

La lettre de mademoiselle Berthier lui disait assez qu’elle rentrait à Paris en lionne blessée, ce qui l’eût beaucoup inquiété pour Richard, sans la recommandation qu’elle lui faisait de ne pas parler à celui-ci de son arrivée. Mais quelle était cette blessure ? Pourquoi la jeune fille faisait-elle un aussi pressant appel à son expérience et à son dévouement ?

Fort intrigué, M. de Martry attendit impatiemment le lendemain, et nous savons qu’après avoir reçu mesdames Berthier à la gare, il les avait conduites à l’hôtel du Louvre, puis que là, restée seule avec son vieil ami, Gabrielle lui avait dit en lui tendant les deux mains :

— Maintenant, commandant, causons.

— Causons, répondit M. de Martry, ou plutôt causez, car c’est vous surtout qui avez à me raconter bien des choses.

— Donnez moi des nouvelles de Richard.

— Votre départ a failli le tuer ; pendant deux mois il a été en danger de mort ; aujourd’hui il est tout à fait bien, au physique et au moral.

— Vous voulez dire qu’il ne m’aime plus ?

— Je l’espère pour vous et pour lui. Vous connaissez mes idées à propos de votre liaison : je la trouvais malheureuse pour tous deux. Une circonstance imprévue vous a fait rompre ; le coup a été rude pour notre ami, mais, puisqu’il est guéri, nous devons tous considérer cet événement comme un bonheur.

— Soit ! Et vous, m’aimez-vous toujours ?

— Comment pouvez-vous me faire une semblable question ?

— Dame ! Richard m’a bien oubliée !

— Oui, mais, moi, je n’ai jamais été que votre ami ; j’ai eu la force de résister aux éclairs de vos grands yeux, aux chocs magnétiques de votre serrement de main, à ces effluves enivrantes que vous répandez autour de vous et qui font perdre la raison à ceux qui ne s’enfuient pas. Vous voyez que je vous connais bien ! C’est miracle si je n’ai pas succombé ! Je tenais trop à vivre pour vous aimer comme les autres ! C’est pour cela que je vous aime toujours. En quoi cette affection et mon expérience peuvent-elles vous être utiles ?

— Je vais vous le dire, répondit Gabrielle, qui n’avait pu s’empêcher de sourire à la profession de foi quelque peu passionnée du commandant.

Mademoiselle Berthier raconta d’abord à M. de Martry la scène qui s’était passée chez Me Duchemin, mais sans une expression de regret pour cette fortune envolée. Elle arriva ensuite aux circonstances diverses qui avaient précédé son abandon volontaire dans les bras de Paul du Longpré.

Elle se garda bien, par exemple, d’expliquer à son confident comment elle avait appris, avant de se rencontrer à bord de l’Espérance avec le créole, qu’il avait cent mille livres de rente, et comment aussi elle avait provoqué cette rencontre.

L’accent de mademoiselle Berthier s’était fait si tendre à certains épisodes de son récit que son auditeur en avait été tout étonné. M. de Martry ne reconnaissait plus la maîtresse impérieuse et fière de Richard, la femme dont la puissance sur elle-même était si grande qu’il l’avait vue ordonnant à son cœur et à ses sens de vingt ans de se taire, pour être tout entière à l’ambition. Il pressentait à cette aventure un côté mystérieux qu’on lui cachait.

—Ainsi, dit-il à Gabrielle, lorsqu’elle eut terminé, vous aimez à ce point M. Paul du Longpré ?

— Je l’aime, répondit la jeune fille, comme je n’ai jamais aimé, comme on aime l’espérance.

— Et quelle est la position sociale de ce grand amour-là ?

— Je l’ignore ; cependant, je crois que M. du Longpré a quelque fortune. Je vous ai dit que, sans autre parent qu’un oncle qui habite Paris, il vient vivre auprès de cet oncle.

— Vous n’en savez pas davantage ?

— Non !

— Prenez garde d’avoir été la dupe de quelque aventurier.

— Je n’ai rien de semblable à craindre !

Malgré tout son talent de comédienne, Gabrielle n’avait pu s’empêcher de prononcer cette phrase d’un ton si ferme que l’ancien officier de marine le remarqua.

Décidément on ne lui avait pas tout dit. Il en était de plus en plus convaincu.

— D’ailleurs, poursuivit mademoiselle Berthier, vous jugerez bientôt vous-même M. du Longpré.

— Comment cela ?

— Mais parce que, dans une huitaine de jours, lorsque nous serons installées dans l’appartement que nous allons louer, j’aurai le plaisir de vous présenter l’un à l’autre.

Le commandant fit un soubresaut sur son siége.

— Vous comprenez, continua la jeune fille, que je ne veux pas retourner rue de Provence ; nous trouverons quelque chose dans un tout autre quartier, du côté du Luxembourg par exemple.

— Aussi loin que possible de Richard !

— Aussi loin que possible de Richard et de tous nos amis d’autrefois. Nous ne reverrons que vous. Je veux rompre avec le passé et l’effacer de ma mémoire ainsi que de ma vie. À quoi pensez-vous donc ?

M. de Martry paraissait en effet préoccupé.

— Ce que j’ai, ma chère enfant, répondit-il après un instant d’hésitation, c’est que vous semblez faire fausse route, en me distribuant, dans votre nouvelle existence, un rôle qui ne me plaît qu’à demi.

— Je ne vous comprends pas.

— Pardonnez-moi d’être franc, mais je le dois tout aussi bien à ma sincère affection pour vous qu’à moi-même. Répondez-moi avec une égale franchise.

— Je vous écoute.

— M. du Longpré vous aime ?

— Il m’offre de faire de moi sa femme ! Dans un mois, si je le veux, je porterai son nom.

— C’est un honnête homme ?

— C’est le cœur le plus honnête, le plus droit et le plus loyal qui se puisse rencontrer.

— Vous ne lui avez rien dit de… du passé ?

— Rien ! Toutefois il est convaincu cependant que je lui cache un secret, car c’est en invoquant la nécessité où j’étais de me conduire ainsi que j’avais repoussé son amour et refusé sa main.

— Vous ne pensez pas qu’il suppose rien de ce à quoi je fais allusion ?

— J’en suis certaine.

— S’il apprend quelque chose un jour ?

— Il sera trop tard, je serai sa femme et l’envelopperai de tant d’amour qu’il ne croira pas. D’ailleurs, comment et par qui M. du Longpré pourrait-il être instruit de ce passé maudit ? Il ne connaît personne à Paris, n’est pas de notre monde, et tout le temps qu’il ne consacrera pas à son oncle et à ses affaires, il le passera près de moi.

— Si Richard apprend votre retour, vous rencontre et se présente un beau matin chez vous ?

— Rien de tout cela n’est probable, car mon intention est de me cloîtrer jusqu’au moment de mon mariage, puis, aussitôt que je m’appellerai madame du Longpré, de quitter Paris.

— Croyez-vous que cette existence de recluse plaira beaucoup à madame Berthier ?

— Vous savez bien que ma mère fera ce que je voudrai. Du reste, voici la belle saison qui approche ; je lui persuaderai aisément d’aller la passer dans les Pyrénées ou au bord de la mer. De cette façon, je n’aurai à craindre ni ses sorties, ni ses indiscrétions involontaires.

— Tout cela me paraît admirablement combiné, et, comme je ne connais pas M. du Longpré, je suis enchanté, somme toute, de la bonne fortune que vous promet son amour, amour qui vous rendra tous deux parfaitement heureux, je l’espère ; mais vous comprenez que, moi, je ne puis vous être utile en quoi que ce soit dans cette aventure. Voyons, mon enfant, est-ce que mon honneur me permet de vous aider à tromper un honnête homme ? Comment pourrais-je lui répondre, si, me rencontrant chez vous, il me questionnait ? Il me faudrait mentir, et s’il apprenait un jour ma complicité volontaire, que penserait-il de moi ? Non, le mieux, pour tout le monde, croyez-le, est que je ne connaisse pas M. du Longpré. Devenez sa femme ! Oh ! j’en serai ravi, et alors, comme je n’aurai aidé en rien à son bonheur, j’aurai le droit de lui en adresser mes compliments sincères. En attendant, ne lui parlez pas de moi.

Gabrielle avait accepté sans broncher cette leçon sévère de M. de Martry ; c’est à peine si ses lèvres avaient esquissé un sourire, si ses sourcils s’étaient rapprochés.

— Soit ! lui dit-elle, lorsqu’il eut terminé. Et avec Richard, quelle conduite comptez-vous tenir ?

— Oh ! répondit vivement l’ancien officier de marine, avec Richard, c’est différent, car, de ce côté-là, je puis vous rendre tous les services en mon pouvoir. Inutile d’abord de vous affirmer que je ne lui parlerai pas de votre retour ; mais je continuerai à le voir et compléterai de mon mieux sa guérison. Ce sera ma façon de vous être utile à tous deux. Cela vous va-t-il ?

— Parfaitement, et je vous remercie pour cette seconde partie de votre petite mercuriale, mais avouez, commandant, que, vous autres hommes d’honneur, vous avez une morale facile.

En s’exprimant ainsi, la jeune fille avait pris dans son fauteuil une de ces poses charmantes dont elle connaissait toute la séduction, et sa voix s’était faite ironique et mordante.

— Comment l’entendez-vous ? demanda M. de Martry assez embarrassé.

— Sans doute, poursuivit mademoiselle Berthier. Il y a quatre ans que nous nous connaissons, et jamais vous ne m’avez adressé un reproche. Mes aventures vous amusaient ; vous admiriez mes hardiesses et mes excentricités ; mes triomphes me valaient même, de votre part, quelques applaudissements. Tout Paris vous a vu dans ma loge et nous a rencontrés ensemble au bois, à cheval. Vous m’avez souvent offert le bras pour me rendre chez mon amant. Vous avez tout fait pour me séparer de cet amant, bien que vous n’ignoriez pas que nulle position honorable ne m’était possible, bien que vous sachiez que, si je quittais Richard, ce ne pouvait être que pour passer dans les bras d’un autre. Vous vous êtes enfin avoué hautement mon ami et mon protecteur désintéressé, ce dont j’étais fière ; mais aujourd’hui qu’il s’agit pour moi de monter, vous invoquez, pour ne pas m’y aider, cet honneur qui vous gênait si peu lorsque vous m’escortiez pour descendre.

— Vous êtes dure, ma chère enfant, dit l’ex-capitaine de vaisseau en rougissant un peu, car il comprenait qu’au fond Gabrielle avait raison, du moins en ce qui touchait son indulgence d’autrefois.

— Pardonnez-moi à votre tour, commandant, reprit la charmeresse avec son plus ravissant sourire, j’ai voulu être aussi franche que vous. Maintenant, c’est fini ; voici ma main en gage de pardon mutuel pour nos petites vérités. Nous sommes trop intelligents tous deux pour nous fâcher ; restons donc amis comme jadis, en ne demandant chacun à notre amitié réciproque que ce qu’elle veut ou peut donner. Entretenez Richard dans ses excellentes dispositions à mon sujet et laissez-moi faire : je vous prouverai que je suis une vraie fille de marin, en conduisant, malgré vent et marée, ma barque à bon port. Lorsque ce port-là s’appellera le salon de madame du Longpré, vous en deviendrez le fidèle. En attendant, nous allons, ma mère et moi, chercher un appartement. Venez nous prendre demain matin, nous courrons ensemble. Votre honneur ne s’y oppose pas ?

— Du tout, ma chère petite, du tout, riposta M. de Martry à cette dernière boutade de la sceptique et spirituelle jeune fille, vous ne m’avez rien raconté, je ne connais pas M. du Longpré ; vous rentrez à Paris et vous y retrouvez le vieil ami quitté il y a six mois ; voilà tout ! Vous êtes décidément la plus adorable créature que je connaisse, et celui qui vous aime beaucoup, lors même que vous ne l’aimeriez qu’un peu, est bien heureux. À demain !

Et attirant à lui Gabrielle qui se laissa faire, il la prit dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues, avec une effusion trop peu paternelle, sans doute, car mademoiselle Berthier le repoussa doucement, en le menaçant coquettement du doigt.