La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 125-127).

XII


Il devait la voir souvent brisée d’angoisse et toute couverte de larmes. Et lui, que le danger laissait personnellement si indifférent, ne put plus quitter sa maison sans être tourmenté par l’inquiétude.

Cette vie d’alarmes avait pourtant pour eux des côtés délicieux, car elle gardait étrangement vif le sentiment de l’amour, ce qui les faisait se retrouver avec des transports de bonheur.

Le major s’était mis à défricher avec toute l’énergie de sa nature. Pour sa jeune femme, c’était une amère souffrance de le voir se livrer avec tant d’ardeur à un travail si rude, et parfois elle mouillait de ses larmes ses mains endolories, ensanglantées.

« Mais ce n’est pas tout de se battre contre les sauvages, lui disait-il alors, il faut attaquer la forêt. Défricher, labourer, semer, c’est la noblesse de la main de l’homme. C’est presque aussi beau que de porter le drapeau.

Et pour lui faire apprécier le dur labeur, il lui racontait l’histoire d’un moine du VIe siècle, resté célèbre dans sa province.

« C’était, disait-il, un grand seigneur désabusé de bien des choses ; il résolut un jour de gagner le ciel et se présenta au monastère de Saint-Thierry, près de Reims. On le reçut : et à peine admis, il demanda d’être employé au travail le plus rude… On lui donna une charrue, des bœufs, et les terres du couvent à labourer… Il se mit à l’œuvre : et ni le vent, ni la chaleur, ni le froid, ni la pluie, ni la neige, ne lui firent jamais interrompre son travail… Il ne s’arrêtait que pour faire reposer ses bœufs… Malgré ses dures journées, il était toujours l’un des premiers rendus à l’office de nuit.

« Pendant vingt-deux ans, il fit tous les labours de printemps et d’automne. Les paysans du voisinage, quoique fort endurcis au travail, s’étonnaient de voir ce moine infatigable toujours à l’ouvrage… Quand il mourut, on prit sa charrue et on la porta à l’église où on la suspendit comme une relique… » J’incline à croire, ajoutait le major, que les plus illustres guerriers avaient moins de vrai courage, moins de volonté que cet homme-là.

— J’espère que vous n’avez pas résolu de l’imiter, répondait plaintivement sa femme.

— Non, disait-il allègrement. Avant tout, je suis soldat.