La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 121-124).

XI


Quelques jours après, à l’approche de la nuit, on vit entrer dans le port huit canots et un chaland grossièrement construit.

C’étaient les Français établis au pays des Agniers qui arrivaient à demi-gelés, épuisés de fatigue.

En exploitant habilement les superstitions indiennes, et grâce à une épaisse couche de neige qui avait dérobé leurs traces, ils avaient échappé à l’affreuse mort qu’on leur préparait.

La joie fut aussi vive que l’excitation à Ville-Marie. Chacun voulait voir les fugitifs. Quand ils furent un peu remis de leur terrible voyage, ils reprirent la route de Québec. Mais le major Dupuis, qui commandait l’expédition, fut blâmé pour avoir quitté son poste sans ordre.

Blessé de ces reproches, Dupuis vint se fixer à Montréal. Comme il était très entendu au métier des armes, Lambert Closse se décida à lui abandonner la direction de la petite garnison. Il voulait se mettre sérieusement à défricher : des entrailles de la terre, il voulait arracher pour son Élisabeth, le pain, les fleurs, les fruits.

La jeune femme ressentit une grande joie de sa décision. Elle aurait son mari plus à elle, leur intimité ne serait pas sans cesse troublée. Sans doute, ils allaient se trouver bien isolés, plus exposés. Mais se sentir passionnément aimée d’un homme héroïque donne bien du courage à une femme ; et c’est le cœur joyeux qu’Élisabeth quitta le fort pour s’établir presque en plein bois avec son mari.

La clairière avec ses souches était laide à voir. Dans la grande maison ajourée de rares fenêtres, à peine meublée, rien ne charmait le regard. Mais la plus puissante des baguettes magiques, c’est l’amour qui l’a, et Élisabeth trouva son rude foyer le plus doux du monde.

Les redoutes adossées à la maison, les meurtrières pratiquées le long des murs ne suffisaient pas à lui donner la sensation de l’insécurité. La sombre maison où elle allait vivre avec son mari lui semblait faite de rayons ; c’est avec ravissement qu’elle se mit à s’installer. Pigeon et Flamand, les deux domestiques du major, étaient tout zèle, tout empressement pour leur jeune maîtresse ; mais le major se plaisait à l’aider. Il la suivait du regard pendant qu’elle allait et venait, défaisait ses paquets. Sa jeunesse, son bonheur, sa confiance, les dangers qui l’environnaient, éveillaient en son cœur un sentiment poignant et tendre.

Voyant que les domestiques s’étaient retirés, il l’attira à lui, et posant sa main sur sa tête blonde, lui dit :

« Je voudrais avoir la toute-puissance.

— Pourquoi, demanda-t-elle, riant, pour anéantir les Iroquois ?

— Non, répondit-il, avec une gravité émue : je voudrais la toute-puissance pour vous garder de toute souffrance, pour vous voir toujours rayonnante.