G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 28-37).
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III


— Peuh !… La vie, la nature et les hommes, voyez-vous, restent toujours cruellement pareils, immuables dans leur férocité, immuables dans leur indifférence. Les sourires que nous leur découvrons à des heures rares, c’est nous qui les leur prêtons, libéralement. Encore, pour ce prêt, les empruntons-nous au ciel ou à la mer, parfois aux deux, quand surtout un soleil, longtemps attendu, balaie nos mélancolies avec leur brumes, et réveille toutes les exubérances physiques avec tous les espoirs. Plus ou moins, et sans nous en apercevoir, nous sommes, tous, de la couleur du temps, soumis presque autant aux variations du baromètre qu’aux caprices de notre estomac ! Or, juger hommes et choses par les enchantements d’un beau jour ou les béatitudes d’une heureuse digestion, c’est juger la mer par un temps calme. Rien n’est cruel comme la mer, et rien cependant, sauf l’enfance peut-être, n’a de sommeil plus doux, plus tendre. Cependant, comme l’inverse n’est pas moins véritable, mieux vaut, à mon sens, ne pas juger du tout et se tenir à l’écart, dans l’isolement de ses mépris ou de son insouciance. Le détachement de tout, la vie contemplative, redeviennent donc, en dépit des rhéteurs, le dernier mot de nos sagesses…

C’était Marcel qui, s’écoutant un peu parler, philosophait de la sorte, sur la passerelle supérieure du Messidor, en vue du feu d’Ischia, entre trois et quatre heures du matin. On allait à toute petite vitesse, dans la nuit humide que cinglaient des grains du sud-est. À l’horizon, luttant contre le brouillard, l’aigrette incendiée du Vésuve se percevait, point rougeoyant.

Le commandant laissait s’épancher le jeune homme. Deschamps n’avait pas voulu dormir, afin d’assister à l’atterrissage et pour ne point quitter l’officier.

All right ! dit enfin le marin, après un silence pensif. Je vois que vous allez mieux qu’avant-hier et j’en suis heureux…

— Comment cela ? interrogea Marcel, dont la susceptibilité vibrait vite.

Il s’était habitué déjà à ce familier : All right, dont le capitaine abusait, lui donnant vingt significations peu anglaises. L’interjection, cette fois moins que jamais, ne pouvait se traduire par un « Ça va bien » approbatif. N’était-ce pas plutôt un « Vraiment ? » poli, une façon d’esquiver la discussion avec la réponse ? Puis, pourquoi le trouvait-on mieux portant ?…

M. Villaret reposa la grosse lorgnette avec laquelle il tentait de fouiller l’horizon et fixa son hôte. Une sympathie, une pitié cordiale voilée d’ironie s’exhalaient de son regard clair et de son rude visage, tout blanc dans l’encapuchonnement du caban.

— Je pense qu’il y a du mieux, simplement à cause de vos paroles, de vos plaintes… Je ne vous ferais pas l’injure de vous demander jusqu’à quel point vous avez souffert, même ayant le droit de vous interroger, mais par expérience, je sais la guérison proche quand le blessé discute de sa blessure.

Il fit deux pas, se pencha sur le tube du porte-voix pour crier un ordre à la machine ou à l’officier de quart, debout à guetter à l’étage inférieur de la passerelle, devant le kiosque de timonerie. Marcel eut donc le temps de réprimer son mouvement boudeur, et de se rappeler la scène de l’avant-veille, après le départ. On avait sonné deux fois pour le déjeuner sans qu’il eût rien entendu, prostré sur sa couchette, où son angoisse maladive essayait de dormir. Non plus, il n’avait entendu le commandant frapper à la cloison, en soulevant la portière qui, seule alors, fermait la cabine ; mais, en sursaut, la face ravagée, il s’était dressé à un « Eh bien ? » affectueux de ton, dont la caresse devait provoquer la détente de ses nerfs, après la première honte d’être ainsi surpris, plus faible qu’une femme. Pas un mot n’avait suivi, ni de consolation banale, ni d’indiscrète question ; seulement, une main cherchait la sienne, lui disait dans une étreinte longue et forte ce qui ne pouvait être dit, même du regard, à ses yeux baissés de confusion. A cette minute précise, il s’était senti un ami, et son cœur s’était réchauffé.

Depuis, et durant ses longues conversations avec le marin, aucune allusion n’avait été faite à cette défaillance. Cependant, de quoi ne causaient-ils point, accrochés soudain l’un à l’autre par une de ces affinités que nous subissons sans les comprendre ? Nulles confidences ; des choses générales sur l’un et sur l’autre, simplement, comme si leur sympathie, assez forte pour mépriser les conventions et les réserves des ordinaires méfiances sociales, eût, du moins, voulu laisser à la divination de leurs deux intelligences mutuellement pressenties, le plaisir de lentement suppléer aux aveux.

Marcel remercia et rassura du regard M. Villaret dont l’œil s’excusait. Puis, quand celui-ci, content, eut souri, et repris, avec ses cent pas, son observation des brumes, il garda le silence un instant encore, pensant à la bizarrerie des hasards et des destinées qui lui faisait rencontrer à l’heure et dans les lieux les plus inattendus le partenaire intellectuel que ses rêves appelaient en vain à Paris. Il retombait de là à l’étude commencée de ce compagnon. Son caractère, il l’avait lu, à livre ouvert, sur sa physionomie de Bourguignon, bien équilibré, unissant dans une saine synthèse tout ce que donne l’héréditaire communion avec le sol, tout ce que livre la lutte avec la mer. La bonté, la franchise, l’énergie, l’amour des horizons infinis, l’œil et la bouche les proclamaient, mais cela formait le moral, et Marcel se préoccupait surtout de l’homme intellectuel. Sa complexité s’amusait au surplus de celle qu’il devinait chez son nouvel ami, pour deux ou trois lambeaux de profession de foi philosophique, dont le paradoxe restait irréfutable, étant vécu. M. Villaret, docteur ès-sciences naturelles et passionnément observateur, représentait dans le débat le physiologiste raisonnant sur des faits, alors qu’il demeurait lui-même — il en avait conscience, — le psychologue naïf, dont l’analyse tâtonne hors du moi, instinctive d’ailleurs, et par cela même, survivant à la volonté, comme le naturel et très égoïste produit d’un tempérament sensitif.

Justement, lorsqu’il renoua la conversation tombée, cette explication le frappa. Il disait :

— Mon cher commandant, il est certain qu’à Marseille j’eusse été plus… calme par un ciel bleu, sur de l’eau bleue, et que, depuis, à défaut de résignation, j’aurais atteint le non-penser, si le ciel et la mer avaient daigné sourire.

— Tout cela, répliqua le marin, est impression physique, donc dominable. Si vous étiez micrographe, vous vous apercevriez moins du temps !

Il riait. Marcel répliqua :

— Êtes-vous heureux de posséder des recettes !

— Pourquoi ce pluriel ? Je n’en ai qu’une : être content de soi pour être, suivant les cas, content des autres, ou pour pouvoir les mépriser. Ma recette : le travail. Je le trouve pareil à la foi, l’amour en vient avec la pratique. Le travail console, et l’absence…

De nouveau il s’arrêtait redevenu timide, et craignant d’être allé trop loin en obéissant à son impulsion sympathique.

— L’absence ?…

Le jeune homme n’avait dans le regard que de la mélancolie. Le capitaine, reprit plus bas :

— L’absence idéalise ce que l’on a fui : elle ne guérit rien…

Un silence encore tomba. Deschamps secouant la tète et chassant ses visions, le rompit :

— Pour travailler, il faut croire à quelque chose, ne fût-ce qu’en soi !

— Allons donc ! Excuse d’école, excuse de… paresseux ! Vous ne connaissez pas mon système d’éducation : prendre artificiellement l’habitude d’un travail qui, un jour, tôt ou tard, sera le refuge, le soutien, — la vengeance. La souffrance aigrit celui qui souffre, sans servir personne ; le travail sert tout le monde.

— Brrr ! Socialiste que vous êtes !… Mais que conseillez-vous à celui qui vous a connu trop tard, vous et votre panacée, à celui que l’absence d’horizon étreint et anémie ? Que conseillez-vous à celui qui se débat entre les débris des croyances dont s’aidaient nos pères ?… Ne vous récriez pas : je n’en suis pas au Christ poussiéreux de Musset, au Christ en toc dédoré par le « hideux Voltaire ! » Les croyances dont je parle n’ont rien de religieux : croyances à la patrie, croyances à la simple honnêteté, croyances à un devoir quelconque, croyances à l’utilité de nos actions, croyances en nous-mêmes : il ne reste rien de tout cela. Nous sommes des castrats et nous ne savons ni pourquoi, ni comment vivre…

— Et vous vivez !

— On est lâche.

— Non : l’on espère. L’espoir est la prescience d’un mieux qu’on peut atteindre. C’est l’appeau à notre volonté, et tout est dans le vouloir. Vous ne partagez plus les croyances dont vous célébrez les funérailles, et cependant, vous agissez comme si vous les partagiez ! Vous vous feriez tuer pour votre pays, vous êtes honnête, vous êtes serviable et vous avez, d’après vos propres livres, sacrifié à un idéal.

— Cela ne prouve rien, commandant ! L’éducation…

— Mais vous dis-je autre chose ? L’éducation vous a fait survivre à vos désillusions d’homme. Mieux entendue, elle vous les aurait évitées, comme elle les évitera à mes enfants. Que vous a-t-on appris ? A chercher hors de vous-même un idéal qui n’est qu’en vous. En vous enseignant que cet idéal n’est, et ne peut être qu’un perfectionnement de votre personnalité, elle vous évitait ces angoisses et ces découragements… Voyez-vous, nous sommes à la fois adaptés à notre milieu et perfectibles par transformations lentes. Or, de nos forces latentes, l’orgueil est la plus profonde. Il doit à la fois corriger et utiliser notre égoïsme, mais, pour cela, il faut le développer du premier jour où l’on nous façonne à vivre. L’orgueil et la conscience sont un. On tolère la vie, croyez-moi, quand pour se montrer supérieur à elle, on s’impose de modifier les fruits de notre hérédité morale. Vous souriez ?… Je sais bien que ma théorie est insuffisante, mais considérez-la comme de transition. Elle est du moins à la hauteur de ce que nous savons scientifiquement. Certes, on peut s’ingénier à rechercher la nature des relations de notre être psychologique avec le monde extérieur, mais réfléchissez qu’une petite veine en se rompant dans une circonvolution de notre cerveau nous fait voir ce qui n’existe point…

— Eh bien alors ? ricana Marcel.

— Alors ?... Cela constaté, je me suis rappelé, je vous le répète, que nous héritions de l’organisme psychologique comme du reste, et que nous pouvions le perfectionner comme le reste, — avec de la volonté. Appelez-le comme vous voudrez, notre espèce tend vers un état meilleur que nous ne connaissons pas, mais que nous pressentons. Le devoir pour chacun de nous consiste à pousser à la roue. Pourquoi s’inquiéter d’autre chose ? Pour tomber dans les contradictions, dans les impossibilités ? Le devenir est-il si important ! Pour moi, mes spéculations théoriques ne vont pas plus loin. La morale pratique me préoccupe seule, que je considère comme individuelle, chacun ayant sa conscience propre, plus ou moins perfectionnée. Nos instincts, dit Spencer, sont des habitudes organisées héréditaires. Mon indulgence vient de ce que nous ne pouvons les modifier qu’avec peine, que lentement… Mais pourquoi discuter de ces choses ? De même que notre morale et que notre conscience, nos façons de juger sont individuelles, et il est parfaitement inutile de nous les communiquer les uns aux autres. Grâce au dessin, nous savons que l’image des objets sur notre rétine est la même pour tout le monde : en est-il ainsi pour nos impressions ou sensations psychiques ?… Le mieux est donc de rester sur le terrain banal, mais sûr, des faits… Mon cher ami, j’ai passé par vos épreuves et je vous parle étant guéri. Votre éducation n’est malheureusement pas à refaire, mais vous pouvez m’imiter et demander l’oubli au travail jusqu’au jour où, toujours comme moi, vous le trouverez dans la famille, dans un embourgeoisement n’atteignant pas le cerveau. Vous êtes jeune : Aimez !

— Commandant, répondit Marcel, vous concluez comme le Puits-qui-parle, dans la romance de ma mère-grand !

Tous deux sourirent et le jeune homme descendit, — non convaincu. Il rêvassait cependant ; même, un long moment, il s’arrêta à la passerelle inférieure, où l’officier de quart s’immobilisait dans son caban, les yeux rivés à ses jumelles. Autour, l’ombre était comme tangible ; la pluie gâchait des ténèbres où le pont du Messidor, sa mâture, se seraient perdus sans les feux déposition, le vert et le rouge aux extrémités de la passerelle, le jaune à l’avant, qui jetaient, çà et là, des bouts de lueur sur les haubans et les câbles de fer, brouillés en toile d’araignée. Dans le kiosque de timonerie, son regard machinal chercha les lampes, masquées pour ne point gêner les observations. Un filet pâle indiquait seul le compas dont le cercle quadrillé, sous son bonnet de cuivre, ondulait doucement comme l’eau d’une cuvette. Mais l’officier entra dans le papillon vitré, tourna une clé, et, soudain, une lumière jaillit dont l’obscurité proche et l’habitude du noir exagérèrent la nappe crue.

Penché sur une carte marine, le lieutenant étudiait l’atterrissage ; en arrière le timonier demeurait dans l’ombre, l’œil sur le compas, et l’on ne voyait que ses gros poings velus, tatoués d’une ancre près du pouce, s’appuyant aux manettes de la roue minuscule de la barre à vapeur. Dans le fond du poste, confuse, mystérieuse, la petite machine actionnant le gouvernail, se révélait à des éclairs de métal, à de courts souffles rauques. L’officier recoiffa la lumière, ressortit, et la nuit retomba, plus épaisse.

Marcel, accoté à l’échelle, s’attardait encore, songeant à présent à cette vie de la mer, toute de souffrance et de grandeur. Le vent faisait rage, moins froid, lourd des odeurs de la terre prochaine ; la nuit, devinant l’aube à l’horizon, se condensait davantage, s’accrochant aux choses désespérément, et l’immense navire dormait, frémissant à peine aux battements de l’hélice, roulant avec un bercement assoupi. Pas d’autre bruit que celui de cette roue, joujou d’enfant auquel obéissait le colosse ; pas d’autre vie que celle de ces deux officiers veillant solitaires aux deux étages, et de ce matelot muet, planté comme une statue.

En haut, le commandant reprit son va-et-vient, et sous ses pas vibra la frêle passerelle.

— Bâbord un peu !… Tribord un peu !… Droite ! criait-il parfois à l’officier de quart qui, de son geste d’ombre chinoise, soulignait l’ordre en le répétant à l’homme de barre. Les chaînes grinçaient, le piston donnait quelques coups, puis le silence reprenait et tout semblait remourir.

Deschamps s’éloigna enfin. Ses semelles éveillaient les sonorités métalliques des claires-voies de la machine d’où montait une chaleur grasse. Entre leurs barreaux s’enfonçaient des étages, pareils à des puits de mine, où tremblotaient des lueurs résineuses. Vues de là, ces profondeurs lui parurent plus effrayantes encore que le jour. Des silhouettes luisantes traversaient leur enfer, torses maigres et ruisselants des chauffeurs somalis dont les ringards tintaient contre la fonte avec des bruits de gong. Ces démoniaques se penchèrent, des portes battirent, et Marcel entrevit les gueules béantes des brasiers. Ce fut une vision brève. Du charbon enfourné, dans le temps d’un éclair, les monstres éteignirent leurs bâillements ensanglantés, et le noir se rua dans ce coin de la chaufferie, souligné par les tisons tombés des grilles, de gros tisons roses, que, peu à peu, les cendres et l’eau voilèrent d’un tapis poudroyé d’étincelles.

Un timonier piquait quatre heures ; secoué, le noctambule, qui, pour ne pas glisser, se retenait aux bordages des embarcations de sauvetage, atteignit la dernière échelle et redescendit sur le pont. Là, de joyeux parfums de pain chaud l’enveloppèrent de tiédeur. Plus loin, les bâbordais prenant le quart, déroulaient en bâillant, avec des gestes paresseux, le tuyau de la pompe pour le lavage du pont. Deschamps regagna sa cabine et s’habilla. Le Messidor stoppait, et, malgré lui, une impatience le tenait de descendre à Naples dont les lumières apparaissaient maintenant, falotes, affreuses, ou contraste du Vésuve qui crachait des flammes, par à-coups furieux, et remplissait le ciel d’un reflet de forge.