G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 16-27).
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II


Sur le pont, dans les salons, dans les batteries du Messidor, c’était un tapage et une confusion inexprimables, ce matin de dimanche. On partirait à dix heures.

Marcel errait un peu partout, las du bruit, agacé de cette fièvre universelle, triste aussi de cette première et vague tristesse que donne la solitude dans une foule. Mentalement, à chaque fois que son vagabondage le ramenait à des bousculades essuyées déjà, il se comparait à un chien perdu ; puis, sans savoir pourquoi, il se sentait le cœur serré avec une telle fatigue cérébrale qu’incapable de creuser sa sensation, il voulut se l’imaginer toute physique : « C’est une crampe d’estomac, je me suis levé tôt et j’ai faim ! » Sur ce, toujours railleur à lui-même, il haussa les épaules et héla le maître d’hôtel. On lui servit un verre de Marsala et deux biscuits dont la première bouchée lui resta dans la gorge. Son malaise croissait. Il se réfugia à l’arrière, s’assit sur le caillebottis, n’ayant plus qu’un souhait, celui de partir vite, d’être au large, en plein ciel, en pleine mer.

Physiquement, elle l’accablait, la vie bruyante qui l’entourait, à cette heure. C’était un va-et-vient de passagers faisant les cent pas avec des amis attardés à leur dire adieu, d’enfants qui couraient par leurs jambes, et, tout près de lui, une stagnation agaçante d’hommes graves, trop décorés, vêtus de noir, hauts fonctionnaires de la Compagnie des Messageries, entretenant un dernier coup le commandant du paquebot. A ce moment, Marcel eut conscience de regards inconnus, fouilleurs ou distraits, s’abaissant sur son isolement, et sentit un regret très humain, et irréfléchi, presque une honte, de cet isolement. D’autres gens le regardaient aussi qui, déjà, semblait-il, s’inquiétaient de leur place à table et de l’espèce de leurs compagnons ou voisins futurs. Les femmes étaient les plus curieuses, mais comme elles paraissaient laides, insignifiantes du moins, il demeura revêche, sans remarquer que d’aucunes l’étudiaient avec plaisir, sans se soucier qu’on pût croire cherchés cette immobilité et cet air qui le distinguaient dans la cohue.

Indifférent à tout, en effet, et peut-être à cause de cela même, Deschamps appelait l’attention. Au milieu de globe-trotters affairés, il gardait l’attitude d’un être fier, vivant en dedans, d’esprit trop élevé pour tomber aux petitesses du paraître, trop hautain aussi pour descendre à laisser découvrir sa pensée ou son rêve au vulgaire. Il devait s’ensuivre — constatation banale, des jugements non mondains s’échafaudent pareillement — qu’avant l’appareillage, il aurait pour les passagers et les officiers du Messidor sa réputation établie qu’il devinait par expérience : celle d’un fat orgueilleux et méprisant. Mais il n’en avait cure : on n’en rechercherait sa connaissance qu’un peu plus.

Aussi bien, Marcel, dans son orgueil, ne s’arrêta point à ces examens. Bien vite, il retomba l’œil dans le vide, abasourdi, détaché des choses ambiantes. Brusquement alors, les vitres de la claire-voie lui renvoyèrent son image, et il la regarda, surpris comme étrangère, ne la reconnaissant point. A cette heure, son teint mat s’éclairait d’une pâleur saine sur laquelle ses traits s’accentuaient vigoureusement. Une finesse, il est vrai, atténuait leur mâle dessin, solide en son irrégularité. Sans doute venait-elle de la bouche, trop petite, trop féminine en sa pureté, avec ses lèvres moins rouges que roses et serrées dans un pli où se marquait plus de capricieuse bouderie que de volonté réelle ? Peut-être encore, songea-t-il, était-ce son maigre menton ou son cou blanc et rond, un cou de femme, un peu fort, laissant à peine deviner les muscles, peut-être était-ce la gracilité de sa moustache, qui adoucissaient ainsi sa physionomie ? Car le haut du visage, lorsqu’il clignait les yeux, comme à cette minute, montrait seulement de la force. Les méplats des joues en allongeaient l’ovale, creusaient la face où les pommettes pointaient, sans rudesse, arrondies par la lumière, et presque luisantes au contraste de l’envoûtement des yeux. Les sourcils tentaient de rejoindre leurs deux arcs entêtés au-dessus de la ligne mince et droite d’un nez dont la petitesse, dont les ailes mobiles semblaient aussi d’une femme. Et la vigueur masculine trahie par les pommettes et les sourcils, le front la révélait en son entier développement, faite d’intelligence et non plus d’appétits. Très large, — la tête s’exagérant au sommet, — ce front était haut sans être singulier, et d’une hauteur à peu près partout égale, comme si les cheveux eussent été tonsurés par devant. Ceux-ci très courts, très drus, revêches en leur rebrousse-poil, encadraient d’assez loin les oreilles, mouraient en rebelle duvet sur la nuque puissante, et, avec leur teinte châtain sans lustre, imprimaient à la figure quelque chose de cet aspect baptisé : air militaire, et qui, suivant les types, est fait de franchise et de résolution, d’insolence et de brutalité. Seul le regard crée la différence. Furieux de se voir, agacé de retrouver le sourire bête qui découvrait ses gencives, las de lui-même, comme de tout, Marcel riva le sien aux croisillons du caillebottis, puis le rentra dans une contemplation interne et perdue, laissant également inexpressifs sous la trame de longs cils recourbés, sa pupille au brun indécis, alors sans flamme, et l’humide nacre de sa prunelle.

Telle quelle, pensa-t-il, pour se consoler de n’être point l’homme physique qu’il souhaitait être, la tête était peu banale en l’ensemble, curieuse en quelques détails. Autant que la vie peut rappeler ce qui est mort et reste mort sous l’apparente résurrection des traductions artistiques, cette figure, ce cou, ces épaules robustes tendues ferme sous la cheviotte du veston, lui rappelaient les bustes de jeunes Romains dont fourmillent en Europe les musées des Antiques. Quand poursuivant sa pensée tout bas, il caressait quelque colère ou quelque plainte, ses dents se serraient, ses pommettes luisaient davantage, tandis que les maxillaires saillaient à leur tour, volontaires et ambitieux. C’était bien alors, tant il est dit qu’en nous tout doit mentir, le visage et la mine du Latin inquiet qu’un besoin pousse à la lutte devant le trône à conquérir ou la tribune à renverser.

Un physionomiste eût-il conclu de même ? Volontiers Deschamps lui aurait demandé de confirmer sa propre analyse, mais il n existait pas sans doute de tels observateurs sur le Messidor. Les passagers qui le regardaient mieux que les autres, lui trouvaient simplement l’aspect d’un « officier de chasseurs à pieds», puis, quand il se leva, développant ses longues jambes et sa maigreur aristocratique, « d’un lieutenant de cavalerie », en tout cas d’un « original ». Il sourit lorsque le vent lui apporta par lambeaux ces propos, car les hommes mettaient une rancune dans ce terme : « original », vexés instinctivement de ce que leurs compagnes reconnussent l’inconnu « distingué », la distinction, aujourd’hui que tous les mâles ne sont ni beaux ni laids et semblablement s’habillent, représentant sous ses syllabes élastiques tout l’idéal confus des bourgeoises et des femmes de classes moyennes.

— Monsieur Deschamps, voulez-vous me permettre de vous présenter à votre commandant ?

C’était un des fonctionnaires de la Compagnie, un des hommes noirs, trop décorés. Jusque-là, il tournait le dos au jeune homme et le découvrait seulement à cette minute, dans le brouhaha du croissant encombrement.

— Commandant, j’ai l’honneur de vous présenter, car il n’est pas besoin de vous le recommander… vous l’avez lu, j’en suis sûr… M. Marcel Deschamps, le poète des Chimères et des Angoisses.

Le commandant avait-il lu Chimères et Angoisses ? Le chancelier ne se le demanda pas pour n’avoir point à répondre non. D’ailleurs, d’emblée, il se sentait séduit par le visage sympathiquement cordial de l’officier dont l’œil intelligent et profond, le bon sourire, tout l’aspect extérieur lui promettaient un intéressant et aimable compagnon, dont les premiers mois enfin lui annonçaient un hôte assez lettré pour les discussions d’art, et, pour toutes autres causeries, savant sans pédanterie, conteur sans rabâchages.

M. Louis Villaret, lieutenant de vaisseau démissionnaire, capitaine du Messidor.

Les deux hommes se serraient la main. Ils s’étaient plu. Le marin citait déjà des vers de son nouvel hôte :

Sous des cieux trop bas, par des routes mornes,
J’ai souvent pleuré mes espoirs défunts,

Et, las de chercher couleur et parfums,
Maudit ma Chimère aux désirs sans bornes,
Sous les cieux trop bas, par les routes mornes !…

Marcel souriait sans amertume, habitué à chaque présentation à trouver sur les lèvres bien intentionnées de gens qui, la plupart du temps, ignoraient son œuvre, des vers de son début, vers popularisés par les gazettes, car le poète avait été un novateur, et des maîtres plus connus, introduisant après lui les anxieuses lassitudes de la jeunesse de ce temps dans le poème jusque-là conventionnel, l’avaient remorqué à leur gloire. A tout autre moment, il se fût, sur ce rappel, reporté à la fiévreuse époque d’où datait la pièce, aux joies brèves et brisantes de ces commencements ; mais une autre préoccupation le tenait, plus terre à terre et pressante. Il lui fallait expliquer comment et pourquoi, poète, il renonçait à son milieu, à la vie intellectuelle, pour aller s’enterrer en Indo-Chine comme fonctionnaire colonial. Cherchant ses mots, gêné, furieux de n’avoir pas prévu cette si naturelle question qui, désormais, le poursuivrait partout, il bégayait, parlant de sa fatigue de Paris, de son besoin d’horizons infinis, de choses neuves.

— Et puis, termina-t-il, — moins honteux de son demi-mensonge que de son embarras qui le forçait à citer à son tour ses propres vers, — on se bat là-bas ; notre poignée de soldats fait de l’épopée dans du soleil, par les rizières, dans un cadre étrange :

Être acteur et témoin de choses héroïques…

Il m’a pris une démangeaison de voir la guerre dans cet exotique milieu: je suis parti.

— Bravo ! faisait le commandant. Mieux vaut vivre l’histoire que la lire !…

De son œil clair, tout en causant, il détaillait son nouveau passager, semblant déroulé lui aussi, sans que, d’ailleurs, sa sympathie primitive en souffrît, par ces contrastes de force et de douceur, de volonté et d’abattement, auxquels le visage de Marcel empruntait son originalité avec sa grâce. Le jeune homme avait recouvré son sang-froid. On remuait des choses banales ; des présentations entrecoupaient dans le groupe la conversation généralisée. Ensuite, des dames s’approchèrent et, un coup encore, la mobile physionomie du voyageur changea. Son regard distrait s’allumait d’une flamme claire avec de fugitives éclipses sous les cils, d’où il resurgissait hautain et dur. Les yeux étaient-ils gris ou bruns ? L’officier ne put le savoir. Une fillette de quatre ou cinq ans, blonde et rose, jolie adorablement, lâchait la main maternelle pour se pendre à celle du chancelier qui la contemplait. Il l’avait prise, la tenait en l’air des deux bras, et, tandis qu’elle s’extasiait bienheureuse, conquise, sa prunelle ne la quittait point, avec la même caresse tendrement chaude qui faisait de sa pupille un bijou de vieil or rayonnant sur du velours. M. Villaret alors hocha la tête, comme jugeant que c’était assez étudier ce nouveau venu, qui, non célèbre, eut été remis à plus tard ; et, se penchant vers l’auteur de la présentation, il définit, par acquit, le chancelier : « un monsieur complexe ». Au surplus, bien qu’ayant simplement conclu d’après l’examen du visage, il est vrai semblable que, seul parmi les nouvelles connaissances de Marcel, le capitaine émettait un jugement dont l’intéressé ne contestât point l’exactitude, car le poète, en le surprenant, ne put retenir un sourire.

Longuement, une cloche tinta ; les hommes graves tirèrent leur montre :

— C’est la première sonnerie pour avertir les visiteurs d’avoir à quitter le bord et à presser leurs embrassades.

Le marin se tourna vers son second qui s’approchait la casquette à la main :

— Tout le monde au poste d’appareillage !

Puis, tandis que le commandement répété précipitait un peu plus le movement du bord, il prit congé des fonctionnaires, glissa un au revoir amical à Deschamps et courut à sa passerelle.

Le jeune homme aussitôt se sentit retomber à son navrement.

Sans voir le coquet remerciement de la mère du joli baby, il se penchait sur la lisse, cherchant machinalement dans la foule qui grouillait sur les appontements, sur le quai, sur la jetée, partout, un visage ami, une figure où se raccrochât sa vague tristesse. Personne. Le cœur étreint, il battit et rebattit la foule avec sa lorgnette. Personne.

En bas, sur les flancs du Messidor, bâillant sous la coupée, une large porte-fenêtre se prolongeait d’une passerelle en pente ayant deux filins tendus pour garde-fous et dégorgeait tout un peuple sur le wharf. Là encore, personne. Des visages inconnus, insignifiants, communs, que son égoïsme trouvait morts. Il sentit son malaise grandir et quelque chose le prendre à la gorge.

Le tapage croissait. Ce n’était plus la rumeur, les cris, les jurons, les rires de la cohue de tantôt. A un second coup de cloche, les salons et les batteries avaient vidé sur l’appontement le flot des commissionnaires, des garçons d’hôtel, des portefaix, des curieux et des indifférents. Quelques visiteurs seuls restaient en bas, devant les abord et la passerelle, prêts à l’expulsion suprême, mais ceux-là ne faisaient pas de bruit, muets dans l’attendrissement du départ proche, avec des étreintes subites aux bras des passagers, des larmes mal essuyées, des caresses, des recommandations à voix basse. Le vacarme du bord, c’était le bord qui le produisait à cette heure, fièvreusement, rageusement, par saccades, comme impatient et las d’avoir attendu. Et l’on percevait à peine les lazzis, les querelles montant du quai où se partageaient pourboires et salaires.

, Marius ! et tu ne pars pas pour les îles ?

La voix du Messidor couvrait tout, une voix rauque que le grondement de la vapeur orchestrait. Les treuils de l’avant et de l’arrière grinçaient sur te rythme précipité des petits chevaux ; les faux-bras, énormes, s’enroulaient, se traînant des machines aux bittes sur le parquet sali, avec des tremblotements et des soubresauts traîtres de boas. Le sifflet de la machine ululait, et son enrouement crevait encore le tympan, remplacé bientôt par les susurrements perçants et grêles du méchant sifflet d’argent du maître de manœuvre, — un roquet aboyant derrière un canon.

Dominant le vacarme, un commandement s’éleva qui, tombé de la passerelle, courut par les bouches :

— Paré à larguer les amarres !…

Une sorte de silence se fit. La vapeur ronflait seule avec entêtement.

— Machine en avant ! Larguez tout !

Nul ne l’avait répété cet ordre, mais Marcel l’entendit ; les vibrantes syllabes lui meurtrirent le cœur.

Et le Messidor s’avança, lâchant ses câbles d’arrière, puis l’amarre qui, par bâbord, à l’avant, le retenait au paquebot voisin. Sur l’amarre de tribord, il se halait, sans secousses, avec une force douce, et l’on ne s’aperçut de son mouvement qu’aux vivats partis du quai dont le navire s’éloignait avec lenteur. Des manœuvres suivirent, scandées de coups de sifflet. Les treuils ronflaient toujours, on rentrait les haussières, le navire était dans la passe, le nez au large, renâclant. Brusquement, quelque chose l’ébranla plus fort. Il semblait s’étirer, se gonfler comme un monstre au réveil. Et ses flancs vibrèrent plus vite, et, plus violemment l’hélice battit l’eau glauque, sous une soudaine nappe de mousse bouillonneuse. On était en route.

Deschamps se redressa. Un souffle passa sur son front, il sentit l’heure plus grave encore que triste, ému d’étrange façon, impuissant à raisonner. Du moins voulut-il, afin d’analyser plus tard son trouble d’à présent, noter les détails du tableau, les moindres phases de cet « adieu vat. » Mais la terre était voilée par une pluie fine, délayant le brouillard. Marseille se noyait dans du gris, pareille à quelque port anglais, mélancolique ainsi, et plus sale. Des maisons creusaient des trous jaunes dans le sombre rideau, s’effaçaient à leur tour derrière des mâtures. Le voyageur se retourna, regarda l’officier de manœuvre placé à l’extrême arrière qui, tout en surveillant la rentrée des haussières, à proximité du porte-voix communiquant avec la passerelle, envoyait à terre des baisers furtifs à des femmes, la mère et les filles, pelotonnées sous une toute petite ombrelle. Les parapluies maintenant bombaient de toutes parts. Sur la jetée, des docks au phare, ondulait un étoilement de boucliers tremblotants comme des épis. Marcel s’efforça de trouver ridicules ces adieux trop mouillés, ces mouchoirs agités sous la bruine.

— Saluez ! dit l’officier, l’oreille à son tuyau acoustique, l’œil et la main vers les trois femmes.

Deux timoniers saisirent la drisse, tirèrent doucement, l’un après l’autre, les deux bouts. La tente couvrant le paquebot empêchait Marcel de suivre la promenade du pavillon, montant et descendant pour le salut d’adieu ; il s’en agaça, furieux de l’insouciance de ces matelots dont les bras allaient et venaient, distraits et monotones. Alors, il se réaccouda sur la lisse, se contraignant à déchiffrer au passage les noms des steamers rangés les uns le long des autres, l’arrière à quai, pareils des chevaux à l’écurie. Imitant leur hôte, le navire de guerre, ils rendaient le salut au courrier, eux aussi. Ce fut, pendant cinq minutes, une voltige de pavillons que l’absence de soleil décolorait, que l’averse faisait lamentables. Puis, plus rien. À droite le large, là sous cette brume légère où l’averse s’étale en rideau, là, derrière et après ce bout de jetée, où la foule a couru et grouille, fourmilière tapie sous des parapluies. Des cris arrivent, et vingt, et cinquante, et cent, cinq cents mouchoirs s’agitent, ensemble, sous les dômes de soie qu’anime une danse de Saint-Guy.

— Adieu !… adieu !… Bon voyage !

Des syllabes provençales, plus hautes, plus chantantes, dominent les autres. Et toujours les mouchoirs s’agitent. On dirait d’un essaim d’oiseaux blancs tentant de s’envoler de ces blocs de pierre et toujours reculant, effrayés par l’eau. Les passagers se sont tous précipités à tribord, pressant Marcel qui suffoque. Ils répondent aux vivats ; leurs mouchoirs, leurs chapeaux dansent aussi entre les pistolets et les haubans, au bout de bras infatigables.

— Au revoir !… au revoir !…

Des enthousiastes crient des dates, des noms propres, et Deschamps se recule, tombe sur un banc à côté d’un Anglais grave et flegmatique qui déjà consulte sur ses genoux la première carte de son Itinéraire.

— Mais qu’ai-je donc ? pense le jeune homme… Puisque je ne l’aime plus !…

Il ne dit point comme à Paris : Puisque je ne l'aime pas, et s’en étonne. Malgré lui, il regarde encore la foule, le phare qui décroissent, et, lentement, se perdent, toujours pointillés par les mouchoirs, tandis que le paquebot roule un peu, et ronfle plus vite, dans la brise humide et iodée qui balaie son pont.

C’est fini, on part, on est parti. Eh quoi, déjà ?… Déjà ! On ferme les panneaux des cales, on passe fauberts et balais sur le parquet boueux. La toile à voile des tentes, trempée de pluie, a pris une couleur de bière, tendre et laide, on croirait une toiture aux vitres de corne, le plafond d’un laboratoire photographique. Elle commence, la vie à la mer ; les matelots rangent les fauteuils de bambou, les rocking-chairs empilés, et le bruit qu’ils font semble être du silence auprès du vacarme de tout à l’heure. Deschamps les regarde et s’imagine, à sa lourdeur triste, au poids qui l’écrase, sentir l’affre d’un pressentiment. Il est seul, à tout jamais seul. Nulle main, nul mouchoir n’a remué pour lui, et, plus à plaindre que ces matelots, il n’emporte, pense-t-il, aucun souhait, aucun viatique. Que sera l’avenir, si la première heure s’ouvre ainsi ? Sangloter lui ferait du bien, mais les pleurs se refusent, et puis ce serait bête ! Mieux vaut se consoler avec les choses. Là-dessus il s’accoude de nouveau sur le bastingage, mais tout le repousse, le ciel d’un gris de suie, et la mer sans lumière, sans couleur, terne, laide, ridée. Alors, il rentre chez lui, et, la tête enfouie entre deux oreillers, cahoté de la muraille à la planche à roulis, mouillé par le sabord de l’étroite cabine, il laisse son cœur se crever et lentement s’endormir celte désespérance qu’il croit sans cause comme elle est sans larmes.