George E. Desbarats, éditeur (p. 25-28).
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CHAPITRE IV.

RAOUL.


Le lendemain, vers les huit heures du soir, deux cavaliers cheminaient au pas sur la route poudreuse de Charlesbourg.

Ils tournaient le dos à la ville, allaient doucement et se tenaient assez près l’un de l’autre pour causer à voix basse.

Leur conversation paraissait animée.

Elle devait avoir pour objet quelque chose de bien important, car tous deux lançaient, de temps à autre, des regards scrutateurs sur les bords du chemin qu’ils suivaient.

L’un d’eux poussait même la prudence jusqu’à se retourner quelquefois pour jeter un rapide coup d’œil en arrière.

C’était le plus jeune, comme aussi le plus distingué des deux cavaliers.

Il avait vingt ans. Sa taille était au-dessus de la moyenne, et laissait deviner des formes admirables de grâce et de force, sous la coupe élégante de son justaucorps.

À l’aisance avec laquelle il maniait son cheval, à la distinction qu’il mettait, à son insu, dans sa pause et ses mouvements, on reconnaissait en lui le gentilhomme brisé aux exercices du corps aussi bien qu’aux exigences des salons.

Il était blond. Son nez légèrement aquilin s’harmoniait parfaitement avec une bouche ferme et bien découpée.

Au besoin, ses yeux bleus, lorsque la passion les venait animer, savaient lancer des éclairs. Quant à son front, si la tête n’eût été couverte du tricorne classique de l’époque, il aurait apparu intelligent et noble.

Le teint frais de la jeunesse et de la santé colorait modérément ses joues, qui étaient pleines sans être grasses.

Sa main, assez délicate pour un homme, ne serait pourtant pas entrée, sans effraction, dans les gants d’une marquise.

En un mot, bien que Raoul de Beaulac, dont nous venons d’esquisser le portrait, n’eût pas la figure d’un Adonis, il n’en était pas moins ce qu’on est convenu d’appeler un joli garçon.

Quand je dirai qu’il était vigoureux et fort, on me croira sans peine, vu qu’il ne ressemblait guère à ces héros de roman, grêles et pâles, et que l’on est tout surpris de voir, à un moment donné, secouer les colonnes d’un temple avec leurs mains de petites maitresses, ou enlever sur leurs épaules rachitiques de nouvelles portes de Gaza.

Raoul avait, au plus haut point, l’amour des grandes actions. Rien qu’à le voir battre à l’aise, sous sa large poitrine, on pressentait la générosité de son cœur.

C’était le vrai type de ces nobles gentilshommes canadiens qui, pendant deux siècles, arrosèrent de leur sang l’immense territoire de la Nouvelle-France, depuis les glaces de la Baie-d’Hudson jusqu’aux marais de la Louisiane, et qui allaient, semant partout l’héroïsme avec le même désintéressement que les preux du temps de Bayard, ce chevalier sans peur et sans reproche.

Raoul de Beaulac avait fait ses premières armes dans la milice active, à la prise de Chouaguen (Oswego), en dix-sept cent cinquante-six, et avait conquis ses premiers grades dans la glorieuse campagne de mil sept cent cinquante-huit, immortalisée dans nos annales par la victoire de Carillon.

Au moment où nous le présentons au lecteur, il était lieutenant d’un corps de cavalerie que l’on venait d’organiser à Québec.[1]

Quoique le compagnon de Raoul fût, aussi bien que lui, maître de sa monture, sa façon négligée de se tenir en selle, son dos quelque peu voûté, ses manières gauches et ses habits d’étoffe du pays, laissaient voir de suite la distance qui séparait la position sociale de chacun d’eux.

C’était l’homme du peuple à côté du gentilhomme.

Il était d’assez petite taille ; mais ses robustes épaules et ses bras musculeux savaient déployer au besoin la quantité surprenante de force et de vigueur que la nature avait su faire entrer dans ce corps trapu.

Tous les traits de sa figure placide, ses lèvres épaisses, ses larges narines, ses yeux gris et doux, indiquaient la franchise et la bonhomie.

À cet homme, doué d’un cœur généreux, il ne manquait pourtant que le vernis donné par la naissance et l’éducation, pour en faire l’égal du gentilhomme qu’il accompagnait.

Car Jean Lavigueur, dans le cours de sa vie aventureuse à travers les immenses forêts canadiennes, avait plus d’une fois donné des preuves de grandeur d’âme dans ses relations avec les sauvages, amis ou ennemis, au milieu desquels s’était écoulé sa jeunesse.

Et, si l’on s’en souvient, c’était lui qui, quatre ans auparavant, avait ramassé la petite Berthe mourante sur le seuil de l’intendance.

Pendant un an, Lavigueur traita l’orpheline comme si elle eût été sa propre enfant. Le pauvre ouvrier, qui avait laissé depuis quelques années le fusil du coureur des bois pour la hache du charpentier, ne songea pas une seule fois à se plaindre du surcroît de dépense que la nouvelle venue occasionnait dans le modeste intérieur.

Au contraire, il s’était tellement attaché à l’orpheline, que lorsqu’une parente éloignée de la famille de Rochebrune était venue réclamer Berthe au bout d’un an, le cœur de ce brave homme avait saigné de même que s’il lui eût fallu se séparer de sa propre fille.

Cette parente de Berthe était une demoiselle âgée, cousine de M. de Rochebrune. Elle avait demeuré longtemps à Montréal et s’était décidée de venir rester à Québec, après la mort du vieil officier.

À la suite d’assez longues recherches, Mlle de Longpré avait fini par retrouver Berthe. Alors, celle-ci avait dû laisser, à son grand chagrin d’abord, la maison du charpentier de Saint-Roch, pour retourner vivre à la haute-ville avec sa vieille parente qui jouissait d’une petite fortune.

Mais la jeune fille n’oublia jamais ceux qui l’avaient accueillie dans sa détresse, et elle allait souvent chez le brave homme et sa femme, qui méritaient bien cette reconnaissance.

Lavigueur servait sous les ordres de Raoul, dans l’escadron de cavalerie commandé par M. de la Roche-Beaucourt. C’était sa réputation de cavalier consommé qui l’avait appelé à faire partie de ce corps privilégié ; renommée bien méritée, du reste, pour un homme qui se faisait autrefois un jeu de dompter les plus fougueux chevaux sauvages des prairies de l’ouest.

Pour peu qu’on veuille bien prêter l’oreille à leur conversation, l’on saura bientôt quel intérêt commun rapprochait ces deux hommes de conditions si différentes.

— Dis-moi donc un peu, Jean, demanda Raoul de Beaulac à son compagnon de route, comment tu t’y es pris pour te renseigner sur son sort ?

— C’est simple comme bonjour, mon lieutenant. Vous vous rappelez que vous vîntes chez nous avant-hier, à dix heures du soir, me demander si je n’avais pas vu cette chère demoiselle Berthe, que j’aime comme l’enfant de mon sang.

— Oui, Mlle de Longpré, dont la demeure avoisine la mienne, était entrée toute bouleversée chez moi à neuf heures. Elle fondait en larmes en me disant que Mlle de Rochebrune n’était pas encore de retour de l’Hôpital-Général, où une cousine maternelle de Mlle de Longpré, religieuse dans cette communauté, lui fait la classe toutes les après-midi, afin de compléter son éducation. Jamais Berthe n’était revenue après sept heures du soir. Ce qui la rendait plus inquiète encore, c’étaient les fréquentes allées et venues du grand nombre de soldats qui, depuis quelques jours, affluent à la capitale.

« Cette nouvelle m’ayant moi-même rempli d’inquiétude, je descendis en toute hâte à l’Hôpital-Général. On m’y apprit que Berthe avait bien été quelque peu retardée ce soir-là par je ne sais plus quelle cérémonie religieuse, mais qu’elle n’en avait pas moins quitté le couvent depuis une heure. — Parbleu ! me dis-je, pour trouver un prétexte qui calmât mon inquiétude croissante, elle sera arrêtée chez ce brave Jean Lavigueur, comme il lui arrive souvent de le faire. Et je courus chez toi. Vous ne l’aviez pas vue.

— Non, excepté un instant le matin, mon lieutenant. Cela vous mit tellement hors de vous-même, que je me sentis aussi un moment tout abasourdi. Mais comme pleurer est la seule affaire des femmes, et que les hommes doivent se remuer au lieu de perdre un précieux temps à s’essuyer les yeux et à tomber en syncope, je tâchai de vous ramener le courage au cœur en vous faisant agir. Et je vous suggérai l’idée de vous mettre immédiatement en recherche avec moi.

— Ce que nous fîmes sans aucun résultat.

— De même que durant toute la journée du lendemain, c’est vrai, mon lieutenant. Mais hier soir, quand je rentrai chez nous, fatigué, découragé, ma femme m’interpella de la sorte :

— « Dis donc, Jean, dit-elle, puisque la demoiselle ne s’est pas arrêtée chez nous comme de coutume, c’est donc d’ici à l’Hôpital des bonnes sœurs qu’elle s’est perdue. Car, vois-tu, mon homme, si quelqu’un a enlevé cette chère demoiselle, ç’a dû être dans le clos désert qui sépare le faubourg Saint-Roch de l’Hôpital-Général. Le plus grand gueusard d’homme n’aurait pas pu l’emmener en plein faubourg sans que nos gens de Saint-Roch s’en fussent aperçu à cette heure-là,

— « Ah çà ! qu’est-ce que tu me chantes donc là ? que je lui répondis. Crois-tu que je n’ai pas pensé à cela avant toi ? Toute la sainte journée nous avons fouillé, de fond en comble, M. Raoul et moi, l’endroit que tu mentionnes.

— Écoute-donc, bourru, qu’elle me répliqua. Savais-tu que M. l’intendant — un grand abatteur de bois[2] qu’il fait celui-là et qui n’aime bien que trop les créatures — savais-tu qu’il a passé par ici, avant-hier soir, vert huit heures ? Les voisines m’ont dit — pour moi, j’étais occupée dans le temps à laver mon plancher — qu’il s’en allait du côté du bac des sœurs avec toute sa clique d’amis. Probablement qu’ils allaient faire ripaille au Château-Bigot, où il doit tout de même se passer de belles choses.

— « Attends un peu, femme, que je lui rétorquai ; je savais tout cela, mais tu viens de me donner une fameuse idée avec ton bac des sœurs. » Et sans dire un seul mot de plus, je pris mon chapeau et couru à toutes jambes chez le passeur.

« La vieille Josephte était seule. Elle me dit que son bonhomme était allé veiller un de ses défunts cousins qui vient de mourir, et qu’il ne serait de retour que le lendemain matin, en parlant d’aujourd’hui.

« Je revins chez nous le cœur dans l’eau et tout noyé dans la peine. J’enrageais d’avoir à attendre toute la nuit et la matinée du lendemain. Car il me fallait laisser arriver le midi suivant pour mettre à bonne fin le projet qui me trottait par la boule.

« Enfin la nuit s’écoula, puis la matinée, et sur les midi-et-demi, je me dirigeai vers la maison du passeur Pierre.

« Comme je m’y attendais, il dormait son somme de l’après-diner. Je m’approchai de Josephte, qui lavait sa vaisselle dans sa cuisine, et avant qu’elle eût pu jeter un ouac, je lui lançai le grappin sur la nuque. Puis, dans un vire-main je la couchai bâillonné et garrottée sur un lit.

« Après quoi, tombant sur le dormeur que j’empoignai à la gorge, je le sommai, le couteau sur le cœur, de me dire ce qu’était devenue la demoiselle que nous cherchons.

« Le père Pierre voulut d’abord faire des façons ; mais quand il sentit que la pointe effilée de mon ancien couteau de chasse commençait à lui couper la peau après avoir percé la chemise, il ne mit pas de temps à me dire tout ce qu’il connaissait ; à savoir, qu’il a traversé, avant-hier au soir, cette ganache de Sournois sur son bac, avec une femme couverte d’un manteau et qui paraissait évanouie en travers du cheval du valet.

« Il me supplia, en tremblant de ne jamais dire à personne de qui je tenais les renseignements qu’il me donnait.

« Voyant que je n’en pouvais pas tirer autre chose, je lui jetai la bourse pleine d’or que vous m’avez passée pour faciliter les recherches, et je courus vous faire part de ma découverte. Mais je n’ai pu vous trouver cette après-midi que sur les cinq heures. »

— Oui, j’étais malheureusement de service. N’importe. Par l’entremise de notre commandant qui est aide-de-camp de M. de Montcalm, lequel n’aime pas beaucoup Bigot, j’ai obtenu un congé d’une nuit et une journée pour toi et pour moi. Maintenant, piquons des deux afin d’arriver plus vite à Beaumanoir, où nous mettrons tout à feu et à sang si l’on ne m’y rend pas ma fiancée qui s’y doit certainement trouver.

Mais avant de lancer son cheval au galop, Raoul jeta un dernier coup d’œil en arrière.

— Vois donc ! s’écria-t-il en saisissant la bride du cheval de Lavigueur. Et lui-même arrêta le sien.

Les deux cavaliers n’étaient plus qu’à quelques arpents de l’église de Charlesbourg, et se trouvaient presque au sommet de la montée qui y conduit.

Ils dominaient donc la vallée de la rivière Saint-Charles et pouvaient voir à une certaine distance sur le chemin qui allait en serpentant jusqu’à la ville.

Le disque argenté de la pleine lune se levait en arrière des falaises de la Pointe-Lévi et laissait tomber de l’horizon une lumière pâle, mais propice à l’examen de Raoul et de son compagnon.

Ils purent voir en effet à un demi-mille en arrière un carrosse traîné par deux chevaux et qui approchait rapidement.

— Au galop ! dit Raoul d’une voix brève. Il faut que nous soyons dans l’avenue du château dix minutes avant Bigot.

Les chevaux bondirent sous la piqûre ardente des éperons et partirent comme un trait.

Quelques instants plus tard, les nobles coursiers haletaient sous le frais ombrage des arbres de la longue avenue de Beaumanoir.

— Halte ici ! dit Raoul. Nous sommes maintenant assez éloignés du chemin du roi et encore assez loin du château pourqu’on ne puisse nous entendre. Faisons entrer dans le bois nos chevaux que nous attacherons à quelques pas de la route. Vite ! il n’y a pas un seul moment à perdre.

Raoul et Jean quittèrent la route et bientôt après ils revinrent seuls.

— Bon ! dit Raoul. Le chemin est libre de la sorte, et Bigot ne saurait nous voir d’avance et s’esquiver.

— Pardon, mon lieutenant, mais qui vous dit que c’est bien l’intendant qu’il y a dans la voiture ?

— Qui diable veux-tu que ce soit ? Y a-t-il un seul des habitants de Charlesbourg, y comprit le notaire et le curé, qui gardent carrosse ?[3] Ce ne peut donc être que l’intendant qui vienne dans cette voiture du côté de Beaumanoir.

— Tonnerre de Dieu ! mon lieutenant, vous avez raison !

— Écoute. Tu vas te tenir à gauche du chemin et te poster derrière un arbre. Quand tu verras arriver le carrosse, saute au nez des chevaux et arrête-les. Moi, je me tiendrai à droite, du côté de la portière. Je me charge du cocher. Quant à monsieur Bigot, ajouta-t-il froidement, et de la main gauche il arma l’un de ses pistolets d’arçons qu’il avait enlevés des fontes de sa selle, il faudra bien qu’il me réponde ! Attention !… j’entends le roulement de la voiture qui s’engage dans l’avenue !

En effet, le bruit des roues écrasant les branches qui bordaient la route, firent rentrer dans l’ombre les deux acteurs de ce sombre drame.

Le cœur de Raoul battit à rompre sa poitrine.

Mais cette émotion ne dura qu’un moment.

Les pas des chevaux devinrent de plus en plus distincts, et bientôt le carrosse fut en vue.

— Une ! deux ! trois ! dit Raoul.

Les deux hommes prirent leur élan.

Les chevaux se cabrèrent, arrêtés par une main puissante, tandis que Raoul s’élançant d’un seul bond sur le siège, frappa le cocher en pleine poitrine du pommeau de son épée.

Le conducteur tomba par terre comme une masse de plomb, et se mit à râler en se tenant les côtes à deux mains.

— S’il fait mine de bouger, casse-lui la tête d’un coup de pistolet ! cria Raoul à Jean.

Puis, sautant à bas du siège, il courut en arrière de la voiture pour s’y débarrasser du laquais.

Mais celui-ci, terrifié par cette attaque effective et soudaine, avait déjà pris ses jambes à son cou, et se sauvait dans la direction de Charlesbourg.

— Au dernier les bons, dit Raoul on se présentant à la portière qu’il ouvrit brusquement de sa main droite.

Il avait rengainé son épée ; mais sa gauche serrait toujours la crosse du pistolet dont il dirigea la gueule vers la personne assise l’intérieur de la voiture.

— Le chevalier Raoul de Beaulac présente ses hommages à M. l’intendant Bigot, dit-il d’une voix railleuse et colère.

Mais à peine eut-il jeté un regard au dedans du carrosse, qu’il laissa tomber son arme à terre.

Et, tout troublé par l’apparition qui s’offrait à ses yeux ébahis, il ôta gauchement son chapeau.


  1. « On forma aussi un corps de cavalerie, et le S. de la Roche-Beaucourt, aide-de-camp de M. de Montcalm, et capitaine de cavalerie, en fut fait commandant. » Mémoires sur les affaires du Canada, p. 139.
  2. Voir Tallemant des Réaux.
  3. Il n’y a pas plus de trente ans encore qu’un carrosse était chose très-rare dans nos campagnes. Depuis, le goût du luxe a gagné jusqu’à nos habitants et le moindre cultivateur étale maintenant avec orgueil ses wagin et son harnais américain. La calèche antique aux oreilles monstrueuses, à la porte d’une église de village, ce vénérable véhicule vous fait l’effet de se glisser honteusement entre les brillantes et légères voitures à quatre roues de notre époque.