CHAPITRE DOUZIÈME.


un jeune médecin.



 
Jaf. I’m thinking, Pierre, how that damn’d starving quality,
    Call’d honesty, got footing in the world.

Pierre. Why, powerful villainy first set it up,
    For its own ease and safety. Honest men
    Are the soft easy cushions on which knaves
    Repose and fatten.

Otway.


Oh ! la jolie chambre que celle d’un étudiant, surtout s’il a les moyens de la meubler à son goût. Un tapis élégant, un sopha, quelques chaises, une table, une bibliothèque en acajou, un grand fauteuil, une lampe de nuit, un lit de camp, avec deux rideaux attachés à une flèche au haut, qui lui donnent un air tout-à-fait oriental, un feu de grille ; car l’étudiant n’aime pas le poêle, il n’y a rien de poétique dans un poêle, et une armoire, voilà de quoi le rendre heureux. C’était par une belle matinée d’Avril, St. Céran était admis à pratiquer la médecine depuis six mois : or, ce jour-là, il avait approché son sopha de la grille et mollement étendu auprès du feu, un livre d’une main et un cigare de l’autre, il se reposait des fatigues d’un grand bal, où il avait passé la nuit la veille, tantôt lisant, tantôt se parlant à lui-même.

« Oh ! ruines ! je retournerai vers vous prendre vos leçons, je me replacerai dans la paix de vos solitudes, et là, éloigné du spectacle affligeant des passions, j’aimerai les hommes sur des souvenirs : je m’occuperai de leur bonheur, et le mien se composera de l’idée de l’avoir hâté. »

Vous auriez fait là une fameuse sottise Mr. le Comte de Chassebœuf, dit-il, en jetant le livre sur la table qui était près de lui, car outre qu’il faut avoir l’imagination bien disposée pour aimer les hommes sur des souvenirs ; je crois qu’il est à-peu-près inutile de s’occuper de leur bonheur comme vous l’entendez. — C’est dommage, il est pourtant gentil le monde. Qui aurait pu le croire que moi qui ne valait rien, il y a quatre ou cinq ans, je suis si charmant à présent ? — Mais c’est connu, et il se mit à chanter

Autrefois Jean n’avait rien,
On disait, c’est un vaurien ;
Mais, depuis son héritage,
On dit, c’est un garçon sage.


C’est vrai, vingt à trente visites par jour, c’est bien commencer, et déjà ma grosse écriture est bonne à figurer dans l’Album d’Hortense. — Elle n’a pourtant pas changé depuis deux ans ; non, c’est moi qui ai changé. C’est tout naturel, un jeune homme sans avenir ça ne doit pas avoir de sentiment, aussi la visite finie — crac, la page au feu. Ce n’est pas le plus drôle ; ce qui m’amuse le plus, c’est que, dans ce temps-là, je ne m’y attendais pas. — Après tout, c’est désespérant de voir qu’il faille tout apprendre par la pratique. — Ce pauvre Dimitry, s’il savait comment sa jolie note et son panier à ouvrage ont été reçus hier. — Il serait assez fou de se mettre en colère — c’était pourtant aimable ce Billet.

— Mademoiselle, pardonnez-moi de différer une seule fois d’opinion avec vous. Vous m’avez dit, hier, au Bazar que si je gagnais le panier qui accompagne ce billet, de le donner à la plus laide ; je ne veux pas suivre votre avis, je l’offre à la plus belle, et j’espère que vous voudrez bien l’accepter.

Tout à vous,
Dimitry.

Ce tout à vous est charmant, a dit cette chère Adeline. Grand-merci du présent, monsieur, je renoncerais à tout plutôt. Mais elle a gardé le panier — c’est dans les convenances. — Je parie qu’il y rêve encore à cette heure ; je le désabuserai. Comme dit Eugène Sue : — Encore un qui verra vrai.

Puis, ce farceur de Rogers qui va demander à Julia de danser avec lui, j’aurais cru qu’il y a assez long-temps qu’il est dans le monde pour savoir que madame appartient exclusivement à la quadrille militaire. Était-elle touchante avec son : « je suis fâchée, monsieur, mais je suis engagée pour cette danse — puis lui, — à la prochaine donc, madame, — Engagée — À la troisième s’il vous plaît — À ce coup-là, il l’a eu au moins. Quel air de charmante indifférence ! — Je crains que je suis trop profondément engagée pour danser avec vous ce soir. — Il faut être philosophe, comme lui pour lui avoir souri, après toutes ces réponses si élégantes. On voit bien que Lucas ne connaissait pas la société, lorsqu’il appelle Sganarelle le Docteur des perroquets, parce qu’il portait un habit jaune et verd ; il aurait dû l’appeler le Médecin des Dames. — Brown était admirable, avec sa voix de Stentor, quand il expliquait à Armenia ce qu’il ferait s’il était à la tête du pouvoir. — En effet quelle jolie phrase : — Si j’étais Gouverneur-en-Chef des Provinces du Haut et du Bas-Canada, et Commandant de toutes les forces de Sa Majesté, je réserverais l’Esplanade exclusivement pour le Militaire et pour les Dames. Bertaud avait bien raison de dire : —


Quand au sein du vieux monde éclôt une autre idée,
Il faut un prêtre fort pour la prendre en sa main,
Et l’épandre en rosée au cœur du genre humain.


Diable, qui va là ? entrez, dit-il, à quelqu’un qui frappait à la porte.

— Tiens, Dimitry, je pensais à toi, — tu arrives à propos ; prends un cigare, et jette-toi dans ce fauteuil.

— J’ai fait furieusement le galant hier, St. Céran.

— Pas possible — tu badines ?

— Parole d’honneur. J’ai envoyé un joli panier à Adeline.

— Elle n’a pas voulu accepter.

— Quoi, le panier ?

— Non, le tout à vous.

— Que diable veux-tu dire ?

— Mademoiselle, permettez-moi de différer une seule fois d’opinion avec vous, etc.

— Ah ! ça, St. Céran, dit Dimitry en rougissant, où as-tu pris cela ?

— J’y étais, mon cher, elle s’est moquée de toi.

— Merci, je m’en vengerai. Oh ! la scélérate !

— Voyons, Dimitry, ne fais donc pas le petit Mayeux.

— Adieu, femmes perfides et trompeuses ! Jamais, non jamais.

— Grâce, grâce, Dimitry, je t’en prie, pas de pathétique sur un sujet aussi ridicule. Si tu veux que je t’écoutes, donne-moi du Brutus — pas de Zaïre pour aujourd’hui, as-tu jamais lu Venise Sauvée ? — Non — Eh ! bien, lis cet ouvrage, si tu veux désormais connaître la société. C’était le livre de Trompe-la-mort ; à cause de l’amitié qui existe entre Pierre et Jaffier. Moi j’y admire les idées si justes du premier sur le monde.

— Dimitry jeta son cigare dans la cheminée — L’amour d’une femme qui vient de s’évaporer, dit St. Céran.

— Je crois que tu as raison, répondit nonchalemment son ami. À présent je vais spéculer sur leur amour.

— Ne le dis pas à tout le monde, au moins car tu seras bien vite signalé.

— As-tu jamais aimé St. Céran ?

— Oui, et j’aime encore, et ce qui t’étonneras le plus, c’est que l’objet de mon amour est incapable de figurer parmi nos modèles de perfection, tu lui donnerais en vain un lorgnon ; elle n’oserait jamais fixer avec impertinence ceux qui l’environnent. Elle ne sait pas valser, sourire en montrant ses dents, et par bonheur, elle est bien faite : car elle eût peut être deviné, par instinct, l’usage du coton. Sa devise est :


Aimons sans art, sans art sachons plaire ;
Doux sentiment veut la simplicité,
Et c’est assez que son feu nous éclaire,
Pour arriver à la félicité.


— Au moins jusqu’à présent, j’ai tout lieu de le croire. — Je pourrais me tromper ; elle est femme ; mais il faut une compagne à l’homme, j’en ai choisi une, et je suivrai la maxime de La Bruyère : c’est un bijou précieux que je cacherai. — Comme tu es rêveur ! Il est onze heures ; ouvre cette armoire, et donne-nous deux verres et cette caraffe de vin — À ta santé, puisses être bientôt guéri. As-tu jamais remarqué, dit St. Céran, en posant son verre sur la table, un jeune homme quand il fait sa première entrée dans un grand bal ? — Sais-tu ce qui l’occupe le plus ?

Oui, il est bien embarrassé, et il cherche des poses.

Tu te trompes il est dans un état de colère concentrée tout le temps ; il croit que tout le monde l’observe et le critique, il voudrait pouvoir leur demander explication à tous ; mais il sent qu’il aurait trop à faire, ainsi il se contente de désirer que ce soit bientôt fini, et quoi qu’il soit loin d’être à l’aise, il reste. Au contraire, lorsqu’il est dans la rue, il croit que tous les passants l’admirent. Vois-tu, c’est qu’alors il est dans son élément, il y est accoutumé, il a de l’aplomb, et il est satisfait de lui-même. Si tu n’éprouves pas sa gêne dans le premier cas, tu as son orgueil dans le second ; tu sais que tu ne manques pas d’esprit, tu t’es dit : un présent et un joli billet, cela doit faire une impression. Cela était nouveau pour toi ; mais elle est blasée sur les présents et les jolis billets ; voilà toute la différence.

— Je vois que je ne suis qu’un sot.

— Finis donc, malin ; dis donc plutôt, que tu manques de pratique ; car un sot, vois-tu, c’est généralement un homme de monde. La raison en est bien simple. Il n’a rien autre chose dans la tête, et comme tu dis, il passe son temps à chercher des poses, — des idées c’est trop fatigant ; or, vu que similis simili gaudet, il n’est pas surprenant qu’une femme de société soit toute étonnée qu’on lui parle raison ; cela l’ennui, et elle va répondre oui à celui qui, après s’être regardé dans une glace, et avoir arrangé sa cravate, lui apprend la grande nouvelle : que la chambre est bien éclairée.

— À t’entendre parler, St. Céran, on croirait que tu es un cénobite parfait ; et pourtant tu parais bien t’amuser autant que nous dans ces soirées, dont tu fais un si beau tableau.

— J’ai tout lieu d’être réjoui, puisque tous ces gens-là travaillent à ma fortune.

— Explique-toi je ne te comprends pas. — C’est pourtant bien simple ; tandis que les filles prennent des rhumes dans la salle de bal, les papas et les mamans ne s’amusent pas à manger des biscuits, et à boire de l’eau en-bas. C’est un curieux amalgame que notre société et Jaffier a beau dire :


’Tis a base world and must reform.


Il n’y aura jamais que les habits qui changeront, et encore l’on revient toujours aux anciens.

— Je vois ton porte-manteau arrangé, près de ton armoire, vas-tu faire quelques voyages ? dit-il, Dimitry, en se levant — C’est probable, où vas-tu toi ? — J’ai besoin de prendre l’air ; au plaisir.

Dès que la porte fut fermée : — En voilà un, comme dit Byron, qui trouve the cold reality too real, s’écria St. Céran, en se jetant sur le sopha.