CHAPITRE ONZIÈME.


la tempête.



O’er the glad waters of the dark blue sea
Our thoughts as boundless and out soûls as free,
Oh ! who can tell, not thou luxurious slave

Whose souls would sicken o’er the heaving wave.
Byron.


Sur l’océan, sur l’océan.
Le Pirate.


Le vent soufflait avec violence du Nord-Est, et la mer était houleuse dans le Golfe St. Laurent ; tous les vaisseaux qui avaient pu se réfugier dans quelques havres y étaient à l’abri. Deux goëlettes seules louvoyaient, avec toutes leurs voiles hautes : la Sirène et le King Fisher ; c’est que voyez-vous cette dernière avait de bonnes raisons, à elle connues, pour donner la chasse à l’autre, et la Sirène croyait qu’il était fort de ses intérêts de s’exempter de la visite de la première. Or, la Sirène, était à une demi-lieue, à peu près, de la côte du Nord lorsque le Capitaine qui se tenait près du timonier s’écria, de toute la force de sa voix : « About ship boys — Hardlee — Tacks and sheets — Main sail haul — let go and haul, » et la goélette, vive comme un poisson volant, décrivait un demi-cercle avec une telle rapidité qu’elle présenta toute sa quille hors de l’eau. Dès qu’elle se fût redressée sur elle-même et reprit son élan, le Capitaine regarda l’autre en murmurant entre ses dents : — Tu ne passeras pas au vent à ce coup-ci, ma mignonne, et puis à l’autre bordée il fera noir ; ainsi, adieu mademoiselle, votre serviteur ; pas pour ce coup-ci, s’il vous plaît.

La Sirène était commandée par le Capitaine Clenricard, véritable type de la pensée de l’auteur du Corsaire :


 
« He knew himself a villain — but he deem’d
The rest no better than the thing he seem’d.
»

Byron.


Il était d’une haute stature, et avait quelque chose de repoussant et de féroce dans les traits, ses immenses sourcils croisés, au-dessus de son nez aquilin, le faisaient paraître comme constamment occupé d’une arrière pensée. Il n’avait rien, en outre, de ressemblant à Conrad, si ce n’est que, comme lui, il savait qu’il était un Scélérat : si ce mot peut rendre l’expression du poète britannique. C’était plutôt le Vautrin de De Balzac sur mer, calculant tout l’or qu’il pourrait retirer des infortunes de ses semblables. Il était placé sur l’Île d’Anticoste pour prêter secours aux malheureux naufragés : — ses secours, à lui, c’était le pillage ; et malheur à ceux que le destin jetait sur cette plage. Il faisait aussi la contrebande, et était chargé de pelleteries au temps où nous parlons. Le King Fisher qui s’en doutait, depuis long-temps, avait enfin réussi à acquérir la certitude que, dans le moment même, il faisait voile vers Québec, avec une riche cargaison. Or, Clenricard ne se fût pas plus tôt aperçu que la goëlette du Gouvernement portait sur lui qu’il rebroussa chemin, et chercha son salut dans la fuite.

— Il faut ôter la voile de fortune immédiatement, Michel, dit-il, car nous forçons trop à la mer.

— Oui, Capitaine.

— Viens prendre la barre quand ce sera fait, car j’ai froid ; il faut que je descende un peu dans la chambre.

À peine était-il descendu, et avait-il avalé un verre de Rum de la Jamaïque, qu’il sentit la goélette bondir sur elle-même et entendit un bruit semblable à la détonation d’un coup de canon : d’un saut il se trouva au haut de l’escalier de la chambre. — Filez les écoutes de la grande voile et de la misaine, — s’écria-t-il d’une voix terrible, — deux hommes au hunier, — et il remonta aussitôt sur le pont. Le vent avait changé tout-à-coup, et frappant avec force contre la voile du hunier, l’avait fendue en deux ; ce qui causa le bruit qu’il avait entendu. Dès que la manœuvre qu’il avait commandée fut exécutée, l’ordre se rétablit sur la Sirène qui filait alors dix nœuds, vent-arrière. Un sourire inexprimable erra, quelques instans, sur les lèvres de Clenricard qui tenant sa lunette d’approche appuyée sur l’étai du grand mât, regardait le King Fisher, dont le mât d’hune était renversé sur le tillac : — crois-tu, Michel, que c’est dommage pour nos amis de là-bas. Ce petit accident va les retarder un peu.

— Oui, Capitaine, et je ne crois pas qu’ils nous retrouvent demain, la nuit commence déjà à tomber.

— C’est bon, dès que nous les aurons perdus de vue, tu feras allumer un fanal au beaupré et tu fileras ainsi trois quarts d’heure, après quoi tu le feras éteindre, et tu piqueras ensuite sur la côte du Sud : ces messieurs sont de fins matois ; mais il faudra pourtant qu’ils avalent celle-là ; quand à moi, il faut que j’aille me coucher. Tu te feras relever par Benjamin aussitôt que tu auras dirigé ta course à l’Est.

— C’est bien Capitaine.

Vers les neuf heures du soir la tempête devint horrible ; il ne restait plus que l’empointure d’une seule voile ; et, néanmoins la goëlette menaçait, à chaque instant, de s’engloutir. Deux hommes étaient attachés au gouvernail et pouvaient à peine la faire gouverner. Tous les panneaux étaient cloués et chaque vague balayait le pont de toute sa longueur, et sans les cordages auxquels les matelots étaient attachés, les auraient infailliblement engloutis.

— Tors mon âme au bout d’un piquet mes enfans, dit le Capitaine, si nous avons échappé à ces marauds-là ; je ne crois pas que nous évitions ce petit grelin-ci. Tenons ferme toujours ; que nous n’ayons pas de reproches à nous faire : s’il faut que nous allions au diable, tant pis ; mais que ce ne soit pas de notre faute.

Sur les trois heures du matin le vent calma, et la goëlette put reprendre sa route ; le King Fisher n’était plus visible sur l’horizon. Ils avaient à peine fait sept à huit miles, lorsque le Capitaine aperçut un point noir à quelque distance de lui, il dirigea sa lunette sur cet endroit.

— Gouverne là-dessus, Michel, dit-il aussitôt, il y a un individu là-bas qui n’est pas trop à son aise. En peu de temps la goëlette y fut rendue et un câble fut jeté à un malheureux qui grelottait de froid sur la quille d’une chaloupe. Il ne fut pas plutôt à bord qu’il demanda un coup à boire.

— Ce n’est pas l’embarras mon brave, dit Clenricard, on en prendrait à moins.

— Benjamin apporte une tasse et une bouteille ici, — comment vous appelez-vous ?

— Je m’appelle Amand, dit le nouvel arrivé, aussitôt qu’il eut bu, et je vous assure que j’ai passé une nuit chenue.

— Étiez-vous seul ?

— Non, j’avais un ami avec moi, mais son biscuit est fait à lui.

— D’où étiez-vous parti ?

— De la Baie St. Paul, quand le vent de Sud-Ouest a pris, nous n’avons pu tenir auprès du vent, et nous avons été obligés de faire vent largue. Nous allions d’un train du diable, quand tout d’un coup, nous avons fait un saut en l’air, puis flan, renversé. — Je crois que nous avons passé sur quelque morceau de bois ; quand à mon ami, je ne l’ai pas revu. En chavirant, par bonheur, j’ai attrappé une écoute, à l’aide de laquelle j’ai remonté sur la chaloupe.

— Il va falloir que vous veniez jusqu’à l’Île d’Anticoste avec moi.

— Tant mieux, dit notre héros, car c’était lui, ça s’adonne bien, car j’y ai affaire — sommes-nous loin ?

— Un peu, vous avez le temps de faire sécher vos habits ayant que nous arrivions, dit le Capitaine en riant, descendez toujours dans la chambre, il y a du feu.

Malgré tous les efforts de Clenricard, Amand ne voulut jamais ôter ses habits pour les faire sécher ; il craignait qu’on ne s’aperçût de sa main de gloire qu’il portait attachée sur sa poitrine, et à laquelle il croyait devoir son salut dans cette occasion.

Huit jours après ils étaient arrivés au Port, et notre héros fut mis à terre, sans un seul sol dans sa poche, dans une Île presque déserte. Dès que Clenricard sut qu’il était ouvrier, il lui proposa de l’employer, ce qu’il fut obligé d’accepter, quoiqu’il eût préféré s’occuper de ses recherches chéries ; mais la nécessité l’y força, car il lui eût été difficile de vivre dans cet endroit, sans travailler. Il y resta cinq années, faisant le moins d’ouvrage qu’il pouvait, et passant le reste de son temps à faire des recherches près des rochers où il croyait qu’il avait péri quelques vaisseaux. Ses perquisitions ne furent pas inutiles, un jour il trouva, à trois brasses d’eau, une petite caisse qu’il retira, avec des peines infinies ; en l’ouvrant, il y trouva cinq cents piastres qu’il enterra promptement dans le sable ; car, il savait bien que si son patron la découvrait jamais, sa portion serait petite. Depuis ce temps, il s’occupa sans cesse, à chercher les moyens de s’échapper de l’Île ; ce qui n’était pas très-facile, car Clenricard qui avait intérêt à l’y garder ne lui laissait pas grande liberté. Enfin, après mille difficultés, il réussit à s’embarquer avec son trésor dans une barge qui revenait de la pêche à la morue, et il se trouva, de nouveau libre, et plein d’espérances de se rendre chez-lui.