L’homme de la maison grise/05/04

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 180-184).


Chapitre IV

DANS L’INTIMITÉ


Quand, moins de deux heures plus tard, ils furent réunis dans l’étude du Gite-Riant, Mme Francœur, Annette, Lionel Jacques et Yvon, repassant dans leur mémoire le drame qui s’était déroulé dans le salon des Francœur, ce soir-là, ils étaient, tous, portés à croire qu’ils avaient été sous l’effet de quelqu’horrible cauchemar.

Yvon ne cessait de s’éponger le front où perlaient des gouttes de sueur froide ; c’est qu’il l’avait échappé belle ! Si Annette n’avait pas recouvré connaissance à temps, qui sait ce qui serait arrivé ?… Entre Richard d’Azur et Patrice Broussailles, il se serait trouvé dans une situation, pour le moins, difficile ; il aurait probablement été forcé d’épouser la fille du millionnaire… envers et malgré tout.

— N’y pense plus, Yvon, fit, soudain, Lionel Jacques. C’est fini ce chapitre de ta vie… Demain matin, au plus tard, Mlle d’Azur aura quitté W… en compagnie de son père…

— Et de sa mère… ajouta Yvon, d’une voix tremblante.

— Ô ciel ! Dire que Salomé, la négresse, est la mère de Mlle d’Azur ; que cette femme a gardé le secret de sa maternité pendant tant d’années, ne le dévoilant que pour se venger de son mari. M. d’Azur… M. Hynes plutôt, parce qu’il voulait se débarrasser d’elle ! s’écria Mme Francœur.

— Grand Dieu ! Ça donne des nausées, rien que d’y penser ! fit Yvon en frissonnant. Quand je me dis que, si ce n’eut été de Mlle Annette, j’aurais peut-être été forcé d’entrer dans cette… cette famille !…

— Allons ! N’en parlons plus, mon garçon, dit Lionel Jacques. Demain, ils partiront ; même, je ne serais pas du tout étonné s’ils quittaient W… par le train de nuit ces… ces nègres…

— Emportant avec eux leurs tapis et leurs fleurs, ajouta le jeune homme en riant ; c’est qu’il était presqu’à bout de ses nerfs.

M. d’Azur m’a demandé d’accepter les tapis et les fleurs, M. Ducastel, annonça, assez naïvement Mme Francœur.

— Je le crois bien ! s’écria, en riant Lionel Jacques.

— Ma foi ! Je ne les vois pas, voyageant, d’une ville Européenne à une autre, suivis de leurs tapis, Mme Francœur, s’exclama Yvon, et tous de rire.

— Maintenant, dit gravement le maître de la maison, je crois que Mlle Annette a bien des choses à nous dire… à nous expliquer…

— C’est vrai ! avoua la jeune fille en pleurant. Vous le savez tous, reprit-elle, je ne suis pas aveugle… je ne l’ai jamais été… Mon grand-père…

— Chère Annette ! interrompit Yvon, ayant eu l’honneur… et le bonheur de faire la connaissance de M. Villemont, nous ne doutons pas qu’il a dû vous martyriser presque, pour vous faire consentir à vous faire passer pour aveugle.

— Vous avez raison, M. Yvon… J’ai été obligée de lui obéir, car je le crains, plus que je pourrais vous le dire. C’est qu’il est terrible, dans ses colères !

— Quiconque connaît l’homme de la Maison Grise n’en saurait douter un seul instant, dit Yvon.

— Pauvre petite ! fit Mme Francœur, en entourant Annette de ses bras.

— Je savais que ce que je faisais était punissable par la loi, reprit la jeune fille, et la crainte de la loi m’aurait fait garder le silence, bien longtemps encore… Cependant, je ne pouvais plus me taire, puisqu’il s’agissait de vous sauver plus que la vie, M. Yvon ! ajouta-t-elle, éclatant en sanglots.

— Pauvre chère Annette ! s’écria Yvon, d’une voix très émue.

— Depuis que j’ai l’âge de comprendre toute l’horreur de ce que j’étais contrainte de faire, je souffre moralement, à en perdre la raison… Que de nuits j’ai passées à errer dans les souterrains de la Maison Grise

— Les souterrains de la Maison Grise, dites-vous ? s’exclama Yvon. Ces souterrains… parlez-nous en donc. S’étendent-ils loin ?

— D’après mon calcul, ils doivent aboutir aux caves du Gite-Riant.

— Alors… Alors. Annette, je vous ai entendue pleurer, la nuit, dans les souterrains de la Maison Grise ! Oui… Et, une nuit, je vous ai entendu crier, puis tomber…

— Ah ! Cette nuit dont vous parlez grand-père m’avait surprise dans les souterrains et j’ai été tellement effrayée, en l’apercevant soudain, que je me suis évanouie.

— Or, ainsi s’explique le mystère, mon garçon, fit Lionel Jacques en souriant. Annette, reprit-il, je croyais le Gite-Riant hanté, car, plus d’une fois, je vous ai entendu pleurer et vous plaindre, pauvre enfant… Cela s’expliquerait par un effet d’accoustique…

— J’ai passé bien des heures dans ces souterrains, dit Annette. Une nuit, j’ai découvert une entrée à la houillère.

Comme on la regardait avec étonnement, elle reprit :

— C’est moi la Dame Noire.

— Comment ! La Dame Noire, c’est vous ?

— Oui… J’étais là, dans le couloir, M. Yvon, le soir du « désastre »… C’est moi, et non Mlle d’Azur, qui ai opéré votre sauvetage… Vous pouvez le croire, cette fois… Contrairement à ce qu’on a prétendu, vous n’aviez pas été enseveli sous les décombres, grâce à deux pièces de la charpente, lesquelles, en tombant, ont formé comme une voûte au-dessus de votre tête. Vous n’aviez aucun mal lorsque je vous ai secouru ; vous aviez seulement perdu connaissance.

— C’est à vous, alors, que je dois la vie s’écria Yvon.

— Je n’avais jamais eu l’intention de faire de la Dame Noire un être… surnaturel, croyez-le, dit la jeune fille ; cependant, c’était aussi bien ainsi et je courais moins le risque d’être découverte… par mon grand-père… Tout s’explique facilement, naturellement : mon visage et mes mains « d’une blancheur surnaturelle » comme affirmaient les superstitieux, je les recouvre tout simplement d’un masque blanc (pour mon visage) et de gants blancs (pour mes mains), afin de ne pas me noircir de charbon… Cette lumière que projette ma main droite, ce n’est qu’une minuscule lanterne, au verre lenticulaire que je porte, pour m’éclairer, dans la mine.

— Et tout cela revient à dire qu’il n’est rien de surnaturel, ni de réellement mystérieux en ce monde, n’est-ce pas, Mme Francœur ? dit Lionel Jacques en souriant.

— Dire que j’avais tant peur de la Dame Noire ! s’écria Mme Francœur et que tout le temps c’était Mlle Annette !

— Annette, demanda Yvon tout à coup, n’êtes-vous pas l’auteur d’un quatrain, qui se lit comme suit :

Est-il une douleur comparable à la mienne ?
Est-il, en ce bas-monde, une plus grande peine
Que celle que j’endure ?… Ô Maître tout-puissant,
Ayez pitié de moi ! Soyez compatissant !

— Où… Où avez-vous trouvé cela, M. Yvon ? demanda Annette, étonnée.

— Sur une feuille de papier à lettre, dans le fond d’une boîte, lors de mon séjour à la Maison Grise… Me permettez-vous de le garder ?

— Si vous le désirez, répondit-elle en souriant.

— Merci, Mlle Annette !… Je suis possesseur aussi d’un minuscule carré de toile, que les dames désignent du nom de mouchoir, reprit-il ; dans un coin sont les initiales « A. V. », brodées dans un motif de marguerites… Cela aussi, je le garde… avec votre permission, s’entend.

— Ah ! Je me souviens fort bien d’avoir perdu ce mouchoir, sur le Sentier de Nulle Part, certain jour.

— C’est là que je l’ai trouvé…. Me le donnez-vous ?

— Oui… Les marguerites sont mes fleurs préférées ; c’est pourquoi j’avais brodé de ces fleurs autour de mes initiales… Maintenant, j’ai autre chose à vous expliquer, dit la jeune fille ; c’est l’attitude du curé de la Ville Blanche vis-à-vis de moi…

— Ah ! oui… le curé… murmura Yvon d’un ton froid.

— On ne peut le blâmer… Je sais qu’il a deviné, tout de suite en m’apercevant pour la première fois, que je n’étais pas aveugle…

— Comment aurait-il pu le deviner ? demanda Yvon.

— Je crois que je le comprends, moi, dit Lionel Jacques ; notre curé m’a dit déjà, en plus d’une occasion, qu’il avait été, pendant dix ans, chapelain dans une institution pour les aveugles.

— C’est cela, évidemment, répondit tristement la jeune fille… Il a découvert la… fraude, sans pouvoir se l’expliquer…

La cloche de la porte d’entrée sonnant à trois reprises, interrompit Annette.

— Hein ! s’écria Lionel Jacques, en jetant les yeux sur le cadran. Il est onze heures et vingt minutes, ajouta-t-il. Quels visiteurs peuvent bien m’arriver si tard ?

S’étant excusé, il alla ouvrir. De l’étude, on entendit un cri léger d’étonnement, puis l’échange de quelques phrases, à voix plutôt basse, suivi du bruit des pas de deux hommes se dirigeant vers l’étude.

— Yvon, annonça Lionel Jacques, en entrant, voici quelqu’un qui a affaire à toi.

Ayant fait un pas de côté, il laissa passer son visiteur.

M. Broussailles ! cria Yvon, en fronçant les sourcils. Que me voulez-vous ? demanda-t-il froidement.

— Si je suis venu ici si tard, c’est pour vous demander de me pardonner, Ducastel, dit, sincèrement Patrice. Je regrette, plus que je ne pourrais vous le dire, d’avoir trempé dans ce complot, dans le but de vous faire épouser Mlle d’Azur… Voyez-vous, je suis pauvre… et dix mille dollars était somme à me tenter.

— Êtes-vous… sincère ? demanda Yvon.

— Certes, oui, je le suis… Mlle d’Azur… je savais à quelle… quelle race elle appartenait… La voyant de profil, certain jour, je compris… Ses yeux rougeâtres, sa peau blafarde, sans la moindre apparence de matière colorante, ses lèvres épaisses, ses dents trop blanches, trop régulières… puis la racine de ses cheveux, blanche comme de la neige… Oui, je devinai… Mais je vous en voulais, Ducastel, et je tenais à me venger de vous, en vous faisant épouser, si possibilité il y avait, une… une négresse blanche… Que Dieu me pardonne ! C’était la plus lâche, la plus vile vengeance au monde !

— Allons ! Tout est bien qui finit bien, Broussailles ! répondit Yvon en tendant la main au « professeur » en souriant.

— Merci, Ducastel, merci !… Quant à ce que j’ai raconté à M. d’Azur concernant cet… incident de jadis à propos de… de cet assistant-caissier de la banque, vous savez, M. d’Azur se taira, parce qu’il sait ce qui est… bon pour sa… santé, à lui et à sa fille… Au revoir donc, à tous !

Aussitôt, Patrice Broussailles quitta l’étude, puis la maison.

— Je le crois sincère, Yvon, fit Lionel Jacques, après le départ de Patrice Broussailles.

— Je le crois, moi aussi, M. Jacques, répondit notre jeune ami.

— Ce pauvre Patrice a été tellement horrifié de l’attentat de meurtre fait contre notre Annette, que cela l’a… converti, je crois, dit, en riant Lionel Jacques.

— Maintenant, je crois que nous ferions bien de nous séparer pour la nuit, proposa Mme Francœur. Je suis certaine que Mlle Annette doit être très fatiguée, et puisque nous partageons la même chambre, elle et moi, je tiens à ce qu’elle se couche au plus tôt et qu’elle dorme bien.

Tous se levèrent immédiatement.

— Je ne me sens pas très fatiguée, dit la jeune fille, mais je vais aller prendre un peu de repos… Demain… Demain, je retourne à la Maison-Grise et Dieu sait quelle réception me fera mon grand-père ! ajouta-t-elle, en pâlissant un peu.

— Nous serons là, avec vous, Yvon et moi, Annette, répondit Lionel Jacques. M. Villemont ne nous effraie nullement, nous, je vous l’assure, continua-t-il en riant. Tout ira bien, vous verrez !

— Je l’espère !… Mais, pauvre grand-père ! il a l’air si… si sinistre, me semble-t-il, depuis qu’il a coupé toute sa barbe !

— Tiens ! Il a coupé sa barbe ! s’écria Yvon. Cela doit changer sa physionomie complètement.

— Depuis que sa barbe ne cache plus sa bouche à l’expression vraiment cruelle, il me fait peur mon grand-père ! dit Annette en frissonnant.

— Ne craignez rien Annette, fit Yvon. Comme le dit M. Jacques, nous serons là, tous deux, lui et moi.

— Voilà qui me rassure d’avance, répondit en souriant la jeune fille. Bonne nuit, M. Jacques ! Bonne nuit, M. Yvon !

— Bonne nuit et bons rêves ! firent, ensemble, les deux hommes.

Moins d’une heure plus tard, tous dormaient profondément au Gite-Riant.