L’homme de la maison grise/05/03

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 178-180).


Chapitre III

LE VÉRITABLE SAUVETAGE


— Me sauver ?…

Lionel Jacques allait répliquer, quand la porte du salon s’ouvrit, de nouveau, pour livrer passage à Salomé, cette fois.

La négresse s’avança jusqu’au milieu de la pièce, puis s’adressant à Yvon et à Richard d’Azur, elle dit :

Mlle Luella m’envoie vous dire qu’elle ne descendra pas au salon avant une demi heure encore.

— C’est bien, Salomé ! répondit Richard d’Azur. Retire-toi maintenant ! ajouta-t-il.

— Pas moi ! s’exclama la négresse, en s’asseyant dans un fauteuil.

— Que signifie ? s’écria son maître, blanc de colère.

— Ça signifie que, entendu que vous m’avez chassée, M. d’Azur, je ne suis plus à votre service ; conséquemment, je ne vois pas la nécessité de vous obéir.

Une expression d’excessive haine parut sur le visage du millionnaire. Même, il fit mine de s’élancer vers la négresse.

Mais Lionel Jacques parlait, et les premières paroles qu’il prononça, clouèrent littéralement sur place le père de Luella.

M. d’Azur, disait le propriétaire de la Ville Blanche, si vous voulez suivre mon conseil, vous aurez, en compagnie de votre fille et de votre domestique, quitté W…, demain matin, bien avant l’heure fixée pour le mariage et pour n’y jamais revenir.

— Vous dites ?

— Je dis… Mais inutile de répéter mes paroles ; vous avez dû les comprendre parfaitement… Vous vous êtes, tous ensemble, rendu coupables d’un crime.

— Un crime… murmura Yvon. Annette… C’était donc eux ?…

— Allons donc ! s’était écrié Richard d’Azur, en feignant d’être très amusé ce qu’il n’était guère, si on pouvait en juger par la pâleur de son visage.

— Il y a juste une semaine ce soir, reprit Lionel Jacques, Annette, la jeune aveugle, arrivait dans cette maison, pour y rencontrer Mme Francœur, avec qui elle devait aller veiller au chevet de la petite Anita Poitras, qui se mourait… Il y eut un malentendu… Ne trouvant pas Mme Francœur en bas, Mlle Annette résolut d’aller la trouver dans sa chambre à coucher, ne sachant pas, la pauvre enfant, que Mme Francœur dans sa grande bonté, avait cédé sa chambre à Mlle d’Azur, qui était… ou qui avait été malade…

— Ô ciel ! fit Yvon, qui commençait à comprendre.

Mlle Annette frappa à la porte de la chambre, à plusieurs reprises ; mais le bruit qu’on faisait, à l’intérieur, empêchait qu’on l’entendît. La pauvre petite se risqua donc à entrer… Aussitôt, elle comprit qu’elle s’était trompée de pièce et qu’elle s’était jetée, pour ainsi dire, dans la gueule du loup…

— Comment cela, M. Jacques ? demanda Yvon.

— Bientôt, tout s’expliquera, mon garçon… Pour le moment, qu’il me suffise de dire que, à l’arrivée d’Annette, il y eut des cris d’étonnement et de… crainte… ou de rage. La jeune aveugle, prise d’une peur affreuse, voulut fuir ; mais la négresse la saisit par le bras, puis, l’ayant bâillonnée, elle l’emporta… loin d’ici…

— Ce n’est pas vrai ! cria Richard d’Azur.

Lionel Jacques fit semblant de n’avoir pas entendu.

— Je disais donc, reprît-il, que Salomé avait emporté Annette loin d’ici… jusqu’au terrain de la houillère… puis, sans pitié, l’infâme négresse avait jeté sa victime dans le trou béant, servant d’entrée à la mine.

— Horreur !!

Ce cri, Patrice Broussailles venait de le pousser. Patrice, on le sait, n’était pas un ange aux ailes d’or ; mais un meurtre, ou un attentat de meurtre, ne pouvait le laisser indifférent ; dire qu’il avait frayé avec ces gens ! Des assassins !

Richard d’Azur s’était levé. Il voulut quitter le salon ; mais Yvon lui barra le chemin.

— Votre présence est encore requise ici, je crois, M. d’Azur, dit-il, avec un sourire sarcastique.

— Laissez-moi passer, vous !

— Impossible ! Je suis certain que M. Jacques n’a pas terminé son récit.

Le père de Luella se laissa tomber sur un canapé, sachant bien qu’il ne quitterait le salon que lorsqu’il plairait à ceux qui s’étaient faits ses juges.

Quant à Salomé, elle ne paraissait pas trop effrayée. Ce qu’elle avait fait, ç’avait été pour protéger sa chère Mlle Luella… le reste de l’univers et les conséquences de sa conduite, lui importaient peu.

J’ai terminé mon récit, Yvon, dit Lionel Jacques ; je vais céder la parole à une autre personne maintenant.

Ce-disant, il ouvrit la porte du salon, et aussitôt, entra Annette, appuyée au bras de Mme Francœur.

— Un revenant ! Un revenant ! cria la négresse, folle d’épouvante et désignant la jeune aveugle.

— Non. Pas un revenant, Salomé… grâce à M. Ducastel, qui a accompli le presqu’impossible pour sauver la vie de votre victime, répondit Lionel Jacques.

— Annette ! Ô Annette !… balbutia Yvon.

Il eût voulu accourir vers elle, la prendre dans ses bras, la presser sur son cœur, couvrir ses joues si pâles de tendres baisers… À temps, il se rappela que, quoiqu’il pût se considérer libre de tout engagement envers Mlle d’Azur, Annette, elle, était la fiancée du propriétaire de la Ville Blanche.

La jeune fille lui sourit cependant. Oh ! comme elle était pâle la pauvre enfant ; mais qu’elle était belle, d’une beauté si touchante que des larmes perlèrent aux cils de notre héros.

— Annette, fit Lionel Jacques, en s’adressant à la jeune fille, voulez-vous raconter ce que… ce qui se passait dans la chambre de Mlle d’Azur, ce soir dont je viens de parler ?

— Non ! Non ! cria Richard d’Azur. Je vous défends de parler, jeune fille !

— Vous le… défendez, dites-vous ? fit Lionel Jacques, d’un ton fort méprisant. Parlez, Annette, ajouta-t-il.

— Je parlerai… dit-elle doucement, afin de le sauver, lui, ajouta-t-elle, en désignant Yvon… Lorsque j’ouvris la porte de chambre de Mlle d’Azur, ce soir-là, je vis…

Je vis… répéta quelqu’un. Mais l’attention et l’intérêt qu’on apportait aux paroles de la jeune fille fit qu’on remarqua à peine cette interruption.

— Je vis d’abord, assis près de la porte et fumant un cigare, M. d’Azur. Il était très pâle et il paraissait fort ennuyé de ce qui se passait…

— De ce qui se passait ? questionna Yvon.

— Oui… car, assis sur deux petits tabourets, étaient Mlle d’Azur et un jeune homme, que je pris pour un garçonnet, tant il était petit… à peu près de la taille de Mlle d’Azur.… Avec des hochements de tête et des frappements de pieds, tous deux jouaient du… du banjo.

— Du banjo ? Ô ciel ! s’écria Yvon.

— C’était… grotesque, reprit Annette. Mlle d’Azur, tout en jouant, chantait une mélodie composée plutôt de cris… un chant, comme je n’en avais jamais entendu encore… Quant à Salomé, debout au milieu de la pièce, elle se livrait à des contorsions de toutes sortes… que certaines gens désignent probablement du nom de danse…

— Mais ! C’était…

— Ah ! C’était terrible, voyez-vous, reprit la jeune fille. Mais, ce qui était plus terrible encore, c’était l’apparence de Mlle d’Azur… Elle…

— L’apparence ?…

— Oh ! Je vous en prie, taisez-vous ! cria Richard d’Azur, en s’adressant à Annette.

— C’est mon devoir de parler, M. d’Azur, répondit-elle, émue, tout de même, de la réelle angoisse du père de Luella.

— Vous parliez de… de l’apparence de Mlle d’Azur, Mlle Annette ?

— Oui. Ô ciel !… Elle… Elle avait, pour l’occasion, enlevé le fard qui lui recouvre les joues ordinairement… ainsi que la teinture de ses cheveux… Elle avait ôté ses verres noirs, et je la vis… telle qu’elle est réellement… telle que la nature l’a voulue…

— Que… Que voulez-vous dire, Annette ? demanda Yvon d’une voix tremblante. Il frissonnait, sans trop comprendre pourquoi.

Une expression de véritable horreur parut sur le visage de la jeune fille.

Mlle d’Azur… balbutia-t-elle. Elle n’était plus reconnaissable : ses joues, ses lèvres épaisses, ses cheveux pâles étaient blancs… blancs comme de la neige, ses yeux, que ne cachaient plus les verres noirs étaient petits et… et… rougeâtres

Annette en était là dans son récit, quand Salomé s’élança vers elle. En un clin d’œil, la négresse eut saisi la jeune fille par le bras, et tandis que ses yeux (à Salomé) roulaient dans leurs orbites d’une façon épouvantable, elle s’écria :

— Taisez-vous ! Ah ! Taisez-vous ou je vous étrangle !

Annette pâlit, quoiqu’elle se sût entourée de gens capables de la défendre. Mais vite, Lionel Jacques et Yvon se saisirent de Salomé et la firent s’asseoir.

M. Francœur ! appela Lionel Jacques.

Aussitôt, s’ouvrit la porte du salon et Étienne Francœur, accompagné de Ludger Poitras, entra.

— Surveillez cette femme, s’il vous plaît, dit Lionel Jacques, en désignant la négresse.

— Avec plaisir. Monsieur ! répondit Étienne Francœur.

Lui et son compagnon s’installèrent de chaque côté de Salomé et surveillèrent ses moindres mouvements.

— Continuez votre récit, Annette, voulez-vous ? demanda Lionel Jacques. Vous veniez de décrire l’apparence de Mlle d’Azur… Parlez-nous donc de son compagnon maintenant… de ce jeune homme, que vous aviez, tout d’abord, pris pour un garçonnet.

— Le compagnon de Mlle d’Azur répondit Annette, sans ressembler à cette demoiselle, portait, pour ainsi dire, les mêmes signes… ou traits distinctifs…

— Mais, grand Dieu !… commença Yvon.

— C’est que tous deux, compagnons d’enfance probablement, sont de la même race… Vous l’avez deviné, M. Ducastel, fit la jeune fille. Mlle Luella d’Azur, la fille du millionnaire ; celle que vous alliez épouser, par reconnaissance, demain, est… est… une… albinos… une négresse blanche !