L’homme de la maison grise/05/02

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 175-178).


Chapitre II

« ET PUIS, APRÈS » ?


— Et puis, après ?

C’était Richard d’Azur qui venait de poser cette question.

— Après, Monsieur ?… Après ?… Tout est fini entre votre fille et moi.

— Vous pensez, M. Ducastel, vraiment ?

— Non seulement je le pense ; je le sais ! Vous aviez, vous, Mlle d’Azur, Patrice Broussailles, et votre domestique, formé un complot, simulé un sauvetage, afin de… de… de me forcer la main, pour ainsi dire…

— C’est entendu ! C’était un plan de M. Broussailles… un bon plan, en fin de compte, puisque vous vous y êtes laissé prendre, dit Richard d’Azur, avec un rire désagréable… Que voulez-vous, M. Ducastel… Ma fille s’était éprise de vous…

— Ah ! Taisez-vous ! s’écria Yvon. Je le répète, tout est fini entre Mlle d’Azuret moi et…

— Et vous pourrez, sans doute, me rembourser les dépenses que j’ai faites, en vue de demain ? demanda Richard d’Azur, avec un sourire sarcastique. Ces fleurs… qui m’ont coûté près de $10.000.00… Ces tapis, qui m’en ont coûté près de cinq mille… Le trousseau de ma fille… Votre passage en Europe.

— Comment ! Vous voulez dire que ?…

— Que je vous poursuivrai… oui, M. Ducastel… Je vous ferai un procès. J’exigerai le remboursement de tout cela.

— Ah ! Bah ! s’exclama le jeune homme en haussant les épaules et affectant une indifférence qu’il était loin de ressentir. Vous savez bien que je ne pourrais jamais vous payer !

— Non, hein ?… Eh ! bien, vous serez contraint de faire de deux choses l′une : ou bien vous épouserez ma fille, ou bien je vous poursuivrai devant la justice… Choisissez !

— Ma foi, M. d’Azur ! répliqua notre ami. Quelque chose me dit que vous n’êtes pas homme à rechercher des démêlés avec la justice… Je ne sais trop pourquoi je m’imagine cela : mais il en est ainsi.

— Que voulez-vous insinuer, par ces paroles, jeune homme ?

Yvon se contenta de hausser, encore une fois, les épaules.

— Dans tous les cas, dit-il seulement, vous avez trompé toute la ville avec votre prétendu sauvetage vous aurez donc tout W… contre vous… personne n’aime à passer pour trop naïf, trop crédule, voyez-vous.

— Vous y êtes donc décidé ; vous vous laisserez poursuivre, hein ? demanda le père de Luella.

— Faites de votre pire, M. d’Azur ! Moi, je refuse d’épouser votre fille. Quand ça ne serait que le fait de m’avoir trompé, je ne pourrais jamais estimer même Mlle d’Azur maintenant.

— Vous… Vous ne l’avez jamais aimée… Luella… murmura Richard d’Azur.

— Jamais, je l’avoue… C’est parce que je croyais lui devoir une dette de reconnaissance que je l’ai demandée en mariage.

— Vous êtes franc au moins ! s’exclama Richard d’Azur, pâle de colère.

— Mon Dieu, Monsieur, fit Yvon, je ne peux pas expliquer ce qu’il y a… mais quelque chose d’indéfinissable, de… de mystérieux presque, chez vous… chez votre fille surtout, m’ont toujours repoussé, en quelque sorte… Croyez-le, je regrette d’avoir à vous parler ainsi… J’ai essayé de réagir contre cette… excusez le mot, je vous prie… cette répulsion que j’ai souvent éprouvée pour Mlle d’Azur. Non, je ne l’ai jamais aimée… je n’ai jamais pu l’aimer.

Richard d’Azur devint blanc comme de la chaux.

— Ma fille… balbutia-t-il. C’est de ma fille que vous parlez ainsi, misérable ! cria-t-il ensuite en s’élançant sur Yvon, les poings fermés.

— Que voulez-vous ?

— Et vous croyez que vous allez simplement retourner à votre bureau, demain, comme si rien n’était ; que vous allez reprendre votre… métier d’inspecteur, tandis que ma fille deviendra l’objet des commentaires de tous les badauds de cette ville ?

— Oui, je le crois… Vous m’avez trompé, voyez-vous ! dit Yvon, en faisant mine de quitter le salon, où avait lieu cette conversation.

À la porte, cependant, il se croisa avec quelqu’un qui entrait : c’était Patrice Broussailles.

— Broussailles ! s’écria notre héros. Ah ! Misérable ! J’ai découvert votre complot… à temps… juste à temps…

— Oui, je sais… J’étais là, et j’ai tout entendu, répondit froidement Patrice Broussailles, en désignant le corridor. Pour parler comme M. d’Azur, ici présent, M. Ducastel, reprit-il effrontément, laissez-moi vous demander : « et puis, après » ?

— Je ne comprends pas quel intérêt vous pouviez bien avoir en mon mariage avec Mlle d’Azur, M. Broussailles, dit Yvon, en haussant les épaules.

— Un intérêt de dix mille dollars, mon cher M. Ducastel, payable, cette somme, en dedans d′un mois après le dit mariage.

— Dix mille dollars ! s’écrièrent, en même temps, Yvon et Richard d’Azur.

— Mais ! Sans doute ! Pensiez-vous, par hasard, M. d’Azur, que j’allais me donner tant de peine afin d’emmener le mariage de votre fille à celui sur lequel elle avait jeté son dévolu, pour… des prunes ? Pas si bête !

— Quel malheur que vos projets… dorés, soient à l’eau, hein ! dit Yvon en riant.

— À l′eau ?… Pas que je sache ! Le mariage se fera, demain matin, à dix heures, comme c’était arrangé ; sans quoi…

— Vous me faites rire !

— Riez, mon bon ; mais rira bien oui rira le dernier… Si vous n’épousez pas Mlle d’Azur, demain matin, ça ne prendra pas trois jours avant que vous vous voyez obligé de quitter W…

— Qui m’y obligera ? Vous, peut-être ? demanda Yvon d’un ton méprisant.

— Oui, moi… Ah ! Vous croyez que, une fois libre de vos engagements envers Mlle d’Azur, vous allez reprendre tranquillement votre position d’inspecteur de la houillère ?

— Sans doute que je le crois !

— C’est là que vous vous trompez alors ; d’ici trois jours au plus, vous serez déshonoré.

— Allons donc ! Je ne comprends rien à votre langage, mon bon M. Broussailles, fit Yvon avec un sourire dédaigneux.

— Non, hein ? Vous n’y comprenez rien, hein, M. l’ex-assistant-caissier de banque ? nargua Patrice Broussailles.

Yvon pâlit. Ex-assistant-caissier… Broussailles savait donc ?… Il avait eu connaissance, d’une matière ou d’une autre, de l’indiscrétion qu’il avait commise jadis, lui, Yvon ?… Mais… Ce secret… n’y avait-il pas seulement M. Jacques et le… le coupable qui le connaissait ?… Et comment Patrice Broussailles, l’ex-garçon-à-tout-faire, pourrait-il savoir ce qui s’était passé, dans une chambre bien close, entre l’ex-gérant de banque et son employé ?

— Ah ! Vous pâlissez, M. Ducastel s’écria Patrice Broussailles, délirant d’une joie méchante. Vous croyiez être seul, avec M. Jacques à connaître cette affaire… Ces dix neuf mille deux cents quarante-six dollars que vous aviez volés à la banque dont M. Jacques était le gérant…

— Comment… Comment avez-vous…

— Comment ai-je découvert le vol dans le temps ? fit Patrice Broussailles, gouailleur. C’est bien simple ; j’étais dans la chambre voisine de la vôtre, y attendant Rhantier, un ami à nous, vous et moi, le soir de votre entrevue avec M. Jacques… J’ai donc tout entendu… Oui. M. d’Azur, continua-t-il, en s’adressant à ce dernier, l’inspecteur de la houillère de W… M. Ducastel, dont… l’honnêteté est devenue presque proverbiale, ici, n’est qu’un voleur !

— Ce n’est pas vrai !

— Oh ! Oui, c’est vrai !… Vous savez bien, M. Ducastel, si vous n’aviez pas eu affaire à M. Jacques, un ancien ami de votre père, vous porteriez aujourd’hui l’insigne du voleur… Et maintenant, que choisissez-vous ? Épouser Mlle d’Azur, ou bien, vous trouver, avant que trois jours se soient écoulés, sans position et déshonoré aux yeux de tous ?

— Ô ciel ! Que faire ? murmura Yvon.

À ce moment, quelqu’un entra dans le salon, après avoir frappé à la porte à plusieurs reprises, sans avoir été entendu.

M. Jacques ! Ô M. Jacques ! s’écria Yvon, accourant au-devant de celui qui venait d’entrer.

— Yvon ! Mon pauvre enfant ! répondit Lionel Jacques.

— Je vous ferai remarquer que nous étions à discuter des affaires privées, M. Jacques, dit Richard d’Azur d’un ton qu’il crut fort digne.

— Moi aussi, j’ai des affaires privées… et très pressées, à discuter avec vous, M. d’Azur.

— Vraiment ?… M. Broussailles était à m’entretenir de choses fort intéressantes, reprit le père de Luella, avec un rire moqueur. Il me racontait…

— Inutile de répéter, fit Lionel Jacques. J’ai entendu, avant de frapper à la porte… Mais, Broussailles, reprit-il, essaie seulement de desserrer les dents sur cette… cette tentative d’Yvon ; dis un mot, un seul mot, du passé et je te fais la vie intolérable, ici… et ailleurs, comprends-tu ? Je le peux, tu sais !

— Auriez-vous la bonté de nous dire ce que vous venez faire ici, M. Jacques ? demanda Richard d’Azur. Nous ne vous attendions que demain matin… avant de partir pour l’église.

— Je ne crois pas avoir de comptes à vous rendre, M. d’Azur répondit Lionel Jacques, moitié gouailleur. C’est plutôt à M. Ducastel que j’ai affaire d’ailleurs.

— À moi, M. Jacques s’exclama le jeune homme, surpris.

— Oui, Yvon, à toi… Je suis venu te sauver, mon garçon !