L’homme de la maison grise/05/05

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 184-187).


Chapitre V

LE RETOUR À LA MAISON GRISE

Lorsqu’Annette descendit déjeuner, le lendemain matin, elle était si pâle que tous le remarquèrent. Ni Lionel Jacques, ni Yvon ne dirent mot cependant ; ils comprenaient si bien combien la jeune fille redoutait son retour à la Maison Grise et le courroux de son grand-père !

— Sans doute, se disait la pauvre enfant, M. Jacques et M. Yvon m’accompagneront et ils arrangeront les choses de leur mieux avec grand-père… mais, quand ils seront partis que se passera-t-il. Dieu sait si grand-père m’effraie lorsqu’il est mécontent !… Ah ! Si je pouvais continuer à demeurer au Gite-Riant plutôt !… M. Jacques est si bon !… Hélas ! ça ne se peut pas ; il faut que je retourne à la Maison Grise et que je subisse les reproches…. peut-être les coups, qui ne me seront pas épargnés.

Vers les deux heures de l’après-midi, Lionel Jacques eut la visite du curé. L’ayant conduit dans le salon, il lui raconta tout ce qui s’était passé… Il lui parla d’Annette… de la déception pratiquée par celle-ci envers le public en se faisant passer pour aveugle, pour obéir aux ordres de son grand-père, homme lâche, brutal et sans cœur.

— Je savais qu’elle n’était pas aveugle, vous savez, mon ami, avoua le curé ; c’est pourquoi j’ai agi d’une si singulière façon, en plus d’une occasion, à l’égard de cette jeune fille.

— Eh ! bien, quand on connait M. Villemont, M. le Curé, riposta Lionel Jacques, on comprend facilement qu’une frêle et délicate jeune fille puisse le craindre… trop pour lui désobéir. Je crois qu’il pourrait être terrible l’homme de la Maison Grise.

— Je comprends… parfaitement, M. Jacques, répondit le prêtre. Yvon ajouta-t-il, en s’adressant au jeune homme, qui assistait à cette entrevue, j’espère que vous ne m’en voudrez plus ?… Je ne pouvais pas agir autrement que je l’ai fait, voyez-vous ; ma conscience de prêtre…

— Je sais, M. le Curé, répondit Yvon, et je vous demande pardon de vous avoir parlé si… si désagréablement, en plus d’une occasion.

— Il y a longtemps que c’est pardonné mon enfant, dit le prêtre en souriant. Et maintenant, continua-t-il, si vous le désirez, je vous accompagnerai à la Maison Grise ?

— Vraiment ? fit Lionel Jacques. Ah ! J’en serais bien content, car cette pauvre Annette appréhende beaucoup la réception que lui fera son grand-père.

— Comment allez-vous expliquer le… recouvrement de vue de cette jeune fille ? demanda le curé, au public, en général, je veux dire.

— Je ne sais trop… Je dirai qu’elle a recouvert la vue, en même temps que la santé. Tout le monde sait qu’elle a été malade, ici et…

— Et le croira qui voudra, n’est-ce pas ? fit le prêtre en souriant.

— Vous l’avez dit, M. le Curé ! répondit Yvon en riant.

Une heure plus tard, Étienne Francœur arriva au Gite-Riant ; il venait chercher sa femme. On le fit entrer et on l’interrogea avidement.

— Ils sont partis… les d’Azur… M. d’Azur eût voulu prendre le train de nuit, mais sa fille craignait qu’ils ne pussent se procurer des lits. Ils ont pris le convoi de huit heures ce matin.

— Plusieurs ont dû les voir partir alors ?

— Oui, M. Jacques. Chose assez rare, il y avait beaucoup de monde à la gare, ce matin… Les gens chuchotaient entr’eux, en désignant les d’Azur. Je n’en doute pas, on aurait bien aimé à m’interroger, mais on n’osa pas.

— Et le curé de W… ? L’avez-vous averti ?

— Dès sept heures, ce matin, j’étais à la sacristie, pour lui annoncer qu’il n’y aurait pas de mariage aujourd’hui.

— Voilà donc cette affaire réglée, finie ! s’écria Yvon, avec un soupir de soulagement. Personne n’osera m’interroger, moi, et c’est le cas de redire : tout est bien qui finit bien !

À cinq heures de l’après-midi, Annette, accompagnée du curé de la Ville Blanche, de Lionel Jacques et d’Yvon Ducastel, se rendait, en voiture, à la Maison Grise.

Annette essayait de retenir ses larmes. Yvon, assis à côté d’elle, la consolait de son mieux. Mais, plus on approchait de la Maison Grise, plus elle avait peur la pauvre enfant.

— Pourquoi tremblez-vous, ainsi, ma petite amie ? demanda Yvon.

— Mon grand-père… balbutia la jeune fille.

— Mais ! Il comprendra, bien sûr ! Vous avez été victime d’un accident… on vous a transporté chez M. Jacques… Quoi de plus ordinaire ?

— Sans doute… Cependant, quand il apprendra que j’ai cessé de jouer le rôle méprisable qu’il m’avait imposé (celui d’aveugle, je veux dire) il… Ah ! Je crois qu’il me tuera !

— Allons ! Allons, Annette ! fit Yvon en frissonnant. D’ailleurs, vous vous rappelez de ce que vous a dit le Curé, n’est-ce pas ?… Si votre grand-père a l’air trop… farceur, nous vous ramènerons à la Ville Blanche et Mme Foulon sera heureuse de vous prendre en pension chez elle ; il offre même le bon prêtre de vous donner la position d’organiste dans son église, ce qui vous rendra indépendante et vous permettra de payer votre pension… Ensuite, quand M. Villemont comprendra que vous n’êtes plus abandonnée ; que vous avez des amis capables de vous protéger, il changera son fusil d’épaule, j’en suis sûr. Votre grand-père, chère enfant, me fait l’effet de ces lâches individus, bon tout au plus à effrayer les femmes et les enfants. Ça doit jouer un piètre rôle, en présence d’hommes résolus, ce type !

— Vous avez l’air de… d’admirer beaucoup mon grand-père, M. Yvon ! s’écria Annette, en riant de grand cœur.

— C’est cela ! Riez, ma petite amie ! dit le jeune homme en souriant. Ça fait du bien au cœur de vous entendre… Ah ! Tiens ! Nous voilà arrivés déjà !

En effet, la voiture venait, de s’arrêter devant la porte de cuisine de la Maison Grise, et bientôt, tous mettaient pied à terre.

Lionel Jacques frappa à la porte… Il ne reçut pas de réponse.

— Appelez donc votre grand-père, Annette ! fit-il.

— Grand-père ! appela docilement la jeune fille.

Des pas se dirigèrent vers la porte et une voix rude demanda :

Qui est là ?

— C’est moi… Annette, grand-père !

— Vraiment, hein ? Eh ! bien, passe ton chemin, ma fille !

— Grand-père ! Ô grand-père ! pleura-t-elle.

Les pas de tout à l’heure s’éloignèrent. Alors, Yvon frappa à son tour à la porte.

— Ouvrez ! commanda-t-il.

— Ouvrir ?… À qui ?

— Nous vous ramenons Mlle Annette, qui a été victime d’un accident…

— Qu’elle retourne… d’où elle vient.

— Voulez-vous ouvrir, s’il vous plait ? intervint le curé. C’est un prêtre qui parle, qui vous demande admission.

Les pas se rapprochèrent de la porte.

— Un prêtre, dites-vous ? fit l’homme de la Maison Grise. En quel honneur…

— J’ai à vous parler, M. Villemont, reprit le prêtre. Mlle Annette est sous mes soins ; je vous la ramène.

— Oui, hein ?… C’est bon ; je vais ouvrir.

Annette et les trois hommes entendirent le bruit d’une barre de fer tombant sur le plancher, puis la porte s’ouvrit.

— Ah ! fit l’homme de la Maison Grise, en apercevant ceux qui accompagnaient la jeune fille. M. Jacques… M. Ducastel… Vous me faites trop d’honneur vraiment ! ajouta-t-il, d’un ton sarcastique.

— Vous nous avez reçus avec tant d’amabilité et de cordialité, lorsque nous avons eu l’honneur de séjourner sous votre toit, que nous ne cherchions que l’occasion d’y revenir, répondit Yvon, sur le même ton.

— Ne soyez donc pas si… si spirituel, jeune homme, dit l’ermite. Et maintenant, d’où viens-tu, toi ? reprit-il, en s’adressant rudement à Annette.

— J’ai été malade, grand-père… Un accident… On m’a transporté chez M. Jacques… répondit la jeune fille d’une voix tremblante.

— Et pourquoi n’y es-tu pas restée… chez M. Jacques ? Je suis venu à bout d’exister, sans ta présence ici, comme tu le vois.

— Vous êtes le protecteur naturel de votre petite-fille, M. Villemont, intervint le prêtre ; c’est pourquoi nous vous la ramenons.

— Je comprends !… Eh ! bien, puisqu’elle a jugé à propos de revenir ici ; puisqu’elle n’est plus malade (vous me dites qu’elle l’a été), elle pourra encore m’être utile, en reprenant sa… son occupation, dès demain.

— Son occupation ? Que voulez-vous dire ?

— Mais, M. le Curé, elle chante, aux coins des rues, pour gagner son pain… et le mien, expliqua M. Villemont. N’avez-vous jamais entendu parler d’Annette l’aveugle ?

— Ah ! Oui… Seulement, je tiens à vous annoncer, M. Villemont, qu’en recouvrant la santé, après avoir été malade huit jours, Mlle Annette a aussi recouvert la vue ; conséquemment…

— Comment ! Tu as osé, misérable ! cria l’homme de la Maison Grise, en s’élançant sur Annette, la main levée.

La jeune fille eut une exclamation d’excessive frayeur. À cette exclamation un grondement menaçant se fit entendre et Guido bondit vers son maître, en lui montrant toutes ses dents.

— Touchez-lui, à votre petite-fille, du bout du doigt seulement, et je vous étrangle, comme j’étranglerais un chien enragé ! tonna Yvon, s’élançant vers l’ermite.

— Vous osez me parler ainsi, vous ! s’exclama l’ermite, écumant de rage. Dans ma propre maison, me menacer ! Vous en avez du toupet, laissez-moi vous le dire !

— Ne touchez pas à cette enfant, ou ce sera pire pour vous ! s’écria Lionel Jacques, à son tour.

— Est-ce de vos affaires, à vous, comment je traite ma petite-fille ? dit M. Villemont. Mais, je ne suis pas pressé… et tu ne perds rien pour attendre, ma bonne, ajouta-t-il, en s’adressant à Annette.

— Que signifient ces paroles, Monsieur ? demanda le prêtre.

— Elles signifient que ma petite-fille m’appartient et que j’entends la… corriger ainsi qu’il me plaira.

— Je ne le crois pas, répondit le curé doucement.

— Et qui m’en empêchera ?

— Dieu… Il ne permettra pas que vous martyrisiez cette enfant plus longtemps. Déjà, peut-être, Il a ses vues sur votre petite-fille.

L’ermite haussa les épaules.

— Ah ! Tenez ! fit-il soudain, en s’adressant à tous, si vous n’avez plus d’affaire ici, c’est l’heure de mon souper et… j’ai faim. Au revoir, Messieurs ! ajouta-t-il, en se dirigeant vers la porte de la cuisine et leur faisant signe de s’en aller.

— Nous regrettons de vous déranger ainsi, M. Villemont ; mais nous avons à vous entretenir encore, répondit Lionel Jacques, et…

— Et je crois qu’un peu de lumière ne serait pas de trop, supplémenta Yvon. Pourquoi n’allumez-vous pas une lampe, M. Villemont ? Il fait noir comme dans un four ici, et je déteste l’obscurité… surtout dans une maison étrangère !… La Maison Grise

— Vous fait peur, peut-être, M. Ducastel ? demanda M. Villemont, d’un air sarcastique.

— Peur ?… Pas précisément… Je suis, seulement, prudent, sachant bien qu’il se passe d’assez étranges choses dans cette maison… Les portes se ferment à clef, mystérieusement et on se trouve tout à coup prisonnier dans une des pièces de votre demeure.

— Vous êtes… excessivement… comique… ou, devrais-je dire, spirituel, M. Ducastel ! s’écria l’ermite rageur.

— Bien sûr ! Bien sûr ! À mes heures, dit Yvon en riant. Mais, allumez donc la lampe, Monsieur, je vous prie.

— Pour vous obliger… répondit M. Villemont gouailleur.

On entendit le frottement d’une allumette et bientôt, la clarté vive d’une grosse lampe suspendue éclairait la pièce.

Alors eut lieu un incident fort étonnant : Lionel Jacques devint, soudain, blanc comme de la chaux ; ses yeux s’ouvrirent démesurément et tandis que, du doigt, il désignait l’homme de la Maison Grise, il murmurait, mais assez haut pour être entendu de tous :

— Cet homme… Cet homme… Je… Je le reconnais…

— Qu’y a-t-il, M. Jacques ? demanda le curé.

— Cet homme… répéta Lionel Jacques, toujours désignant M. Villemont.

D’un pas incertain, il s’approcha de l’ermite ; celui-ci le regardait venir, d’un air assurément fort étonné.

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda rudement l’homme de la Maison Grise.

— Villemont… ce n’est pas votre véritable nom.

— Ça se pourrait ! Mais est-ce de vos affaires que je sois connu sous le nom de Villemont ou sous un autre ?

— Je vous reconnais !… Sans barbe ainsi, oui je vous reconnais… Vous êtes Félix de Montvilliers !

— Je… Je…

— Ah ! Félix de Montvilliers, continua Lionel Jacques, vous avez des comptes à me rendre… et je ne sortirai d’ici que lorsque vous m’aurez rendu ces comptes. Misérable !

— Tout ce bruit, parce que j’ai jugé à propos de changer de nom ! s’écria l’homme de la Maison Grise, avec un rire moqueur. Je n’ai fait que comme tant d’autres, après tout, M. Jacques Livernois !