L’homme de la maison grise/04/12

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 161-164).


Chapitre XII

À LA MERCI DE SALOMÉ


Par grande exception, Annette n’était pas retournée chez elle, ce soir-là. Ce que son grand-père en penserait elle ne le savait pas ; ce qu’il dirait, ce qu’il ferait, à son arrivée à la Maison Grise, le lendemain soir, elle n’osait trop y songer.

La raison pour laquelle la jeune aveugle encourait ainsi le courroux de son grand-père, en restant à W… ce soir-là, c’était qu’il avait été convenu entre elle et Mme Francœur, qu’elles iraient, toutes deux, passer la veillée, et la nuit, si c’était nécessaire, au chevet de la petite Anita, l’enfant de Ludger, l’infirme, qui achevait sa course en ce monde.

Quoique ni Yvon, ni personne d’autres de la maison n’avaient vu Annette depuis assez longtemps, celle-ci venait assez souvent dîner et passer l’après-midi avec Mme Francœur. La maîtresse de pension tenait sa visiteuse cachée, sachant bien que, depuis certaines insultes dont elle avait été abreuvée, un jour, à table, de la part de Luella d’Azur, la jeune aveugle eut aimé mieux mourir que de s’exposer à rencontrer de nouveau la fille du millionnaire.

D’ailleurs Luella inspirait à Annette une sorte de crainte instinctive ; Richard d’Azur lui déplaisait grandement et Salomé lui faisait horriblement peur.

Mais ce soir, Annette savait que Luella était malade et elle ne craignait pas de la rencontrer ; elle devait être dans sa chambre ; son père et la négresse ne devaient pas la quitter.

Ne trouvant pas Mme Francœur chez elle, la jeune aveugle était, tout de même, fort déçue, en même temps qu’étonnée… L’heure convenue entr’elles était bien entre sept et huit heures pourtant !

Tout à côté de la cuisine était une minuscule pièce où la maitresse de maison aimait à se retirer pour se reposer, tout en faisant un peu de couture ou en reprisant le linge. Ce fut donc dans cette pièce, que Mme Francœur appelait, en riant, son « reposoir », qu’Annette se dirigea.

Pénétrant dans le « reposoir », elle se hâta de tourner la clef dans la serrure de la porte ; de cette manière, elle n’aurait pas à craindre d’être importunée, ni d’être vue… par Salomé par exemple, si celle-ci avait, par hasard, affaire dans la cuisine.

La porte fermée à clef, elle s’approcha d’une table, sur laquelle un appétissant goûter avait été servi. Elle se mourait de faim la pauvre enfant, n’ayant pas avalé une seule bouchée depuis le midi. Elle mangea donc de bon appétit, n’oubliant pas de faire partager son repas à Guido, après quoi elle s’installa dans une confortable chaise berceuse et, fatiguée d’une longue journée de travail, elle finit par s’endormir profondément…

Elle dut dormir assez longtemps. Lorsqu’elle s’éveilla, il faisait noir dans la petite pièce.

La première pensée de la jeune fille fut pour Mme Francœur… Que faisait-elle cette bonne dame ?… Pourquoi n’arrivait-elle pas ?.. Aurait-elle oublié les arrangements qu’elles avaient pris toutes deux ?…

Mais peut-être était-elle revenue à la maison et ne voyant pas Annette dans la cuisine, n’avait-elle pas songé à la chercher ailleurs, la croyant retournée à la Maison Grise ?

Ou bien encore, peut-être Mme Francœur s’était-elle retirée dans sa chambre ?… Depuis que les d’Azur étaient en pension chez elle, elle leur cédait toujours le salon, le soir… Oui, elle devait être dans sa chambre… Annette se rappela ce que la brave femme lui avait dit, plus d’une fois :

— Si jamais vous venez me rendre visite, Mlle Annette, et que je ne sois pas dans la cuisine, montez tout droit dans ma chambre ; vous serez sûre de me trouver là.

(Hélas ! pauvre Mme Francœur !… Elle avait oublié de mettre Annette au courant des derniers événements ; c’est-à-dire qu’elle n’avait pas pensé de lui dire qu’elle avait cédé sa chambre à coucher à Luella d’Azur !)

La jeune aveugle résolut donc de monter au deuxième palier. Mais : elle se dit qu’elle se passerait très bien de Guido ; (malencontreuse inspiration !) le chien pourrait aboyer et déranger Mlle d’Azur, qui était malade. Annette se voyait par l’imagination, confrontée, dans le corridor, par Richard d’Azur et Salomé, tous deux en colère. À cette pensée, elle frissonna de la tête aux pieds.

— Non, Guido, non ! fit-elle, en s’adressant à son chien, qui voulait tant la suivre. Je connais le chemin, vois-tu, et n’ai nul besoin de toi.

La pauvre bête geignait ; elle semblait implorer sa maitresse, la supplier de l’emmener ; mais, pour une fois, Annette fit la sourde oreille.

Mais tout le temps qu’elle monta l’escalier, elle entendit gémir… oui gémir Guido ; elle entendit aussi les griffes du chien sur la porte ; il faisait tous les efforts en son pouvoir pour sortir, comme s’il eût compris, instinctivement, que la jeune fille allait avoir besoin de sa protection et qu’il ne serait pas là pour la protéger, pour la défendre…

Arrivée dans le corridor du deuxième, Annette se dirigea, sans hésiter, vers la chambre de Mme Francœur ; elle était à droite, elle le savait.

Plus elle approchait, plus elle était convaincue que Mme Francœur avait oublié leur rendez-vous, car il était évident qu’elle n’était pas seule dans sa chambre. La jeune fille entendait des voix qu’elle ne connaissait… ou plutôt, ne reconnaissait pas… Devait-elle frapper à la porte quand même et demander admission ?

Au moment où elle s’apprêtait à frapper, elle fut surprise d’entendre le son d’un, ou de deux instruments à corde, et aussitôt, une voix s’élevant et chantant un chant… étrange. Puis, ce furent des piétinements, comme si quelqu’un eut sauté ou dansé.

Que faire ?… Frapper quand même ?… Eh ! oui… Il était trop tard maintenant pour qu’elle retournât à la Maison Grise, bien trop tard… Cheminer, sur le Sentier de Nulle Part, au milieu de l’obscurité ! Rien que d’y penser elle en pâlissait.

Elle se risqua, frappant à la porte à plusieurs reprises. Évidemment, le son des instruments à corde, du chant, etc., empêchaient Mme Francœur d’entendre. Pourtant. Annette se dit qu’elle ne saurait manquer d’être accueillie avec un sourire ; Mme Francœur était si bonne !… Et puis, comme elle allait se reprocher d’avoir oublié ce qui avait été convenu entre elles !

Le bruit, dans la chambre, augmentait d’instant en instant. Les instruments à corde allaient bon train et la voix de tout à l’heure s’élevait, sans effort apparent, jusqu’aux notes, les plus hautes, chantant une mélodie, comme la jeune aveugle n’en avait jamais entendue encore… puis, toujours ce piétinement qui secouait le plancher…

Pourtant, Annette se dit qu’elle n’allait pas rester là, plantée dans le corridor tout le reste de la veillée et toute la nuit. Puisqu’on ne l’avait pas entendue frapper, elle allait entrer quand même. Tournant donc la poignée de la porte, elle s’avança sur le seuil…

Aussitôt, la musique et le chant cessèrent, puis il y eut un cri ; ce cri couvrit celui que fit Annette en devinant (par instinct sans doute) qu’elle avait fait erreur, qu’elle venait, pour ainsi dire, de se jeter dans la gueule du loup.

— L’aveugle ! cria une voix, celle de Luella d’Azur. Salomé, c’est l’aveugle !

— Je le vois bien, Mlle Luella, répondit, assez tranquillement la négresse.

— Que vient-elle faire ici ? Espionner, probablement ?

— Vous occupez la chambre de Mme Francœur, vous savez, Mlle Luella, et l’aveugle…

— Ah ! oui… Seulement, je crois qu’elle a voulu savoir ce qui se passe ici ; voilà !

— Ça se pourrait… Mais ça ne l’avancera à rien, croyez-le, dit la domestique d’un ton à faire glacer le sang dans les veines.

— Je crois, ma foi… oui, je crois qu’elle… qu’elle… balbutia la voix de Richard d’Azur.

— C’est évident ! répliqua la négresse.

— Vous dites ? fit Luella.

Richard d’Azur se pencha sur sa fille et murmura quelques mots à son oreille ; Luella ne put s’empêcher de crier.

— Miséricorde ! Si… si vraiment…

— Laissez-moi arranger cela, dit Salomé : je vais lui faire son biscuit à l’aveugle !

En deux bonds, la négresse arriva auprès d’Annette.

Pauvre Annette ! Elle eût voulu fuir. Dans quelle… quelle galère s’était-elle jetée ?… Fuir… oui, fuir au plus tôt !

Mais au premier mouvement qu’elle fit dans la direction du corridor, Salomé arrivait auprès d’elle et la saisit par le bras. On sait comme la jeune fille craignait la négresse ; elle ne put retenir un cri de détresse :

— Au secours ! Au secours !

Hélas ! Elle était bien seule dans la maison, avec ces gens, ces terribles gens ! Guido… Ah ! Pourquoi l’avait-elle laissé en bas, dans une chambre dont il ne pouvait sortir ?… Car le chien, entendant crier sa maîtresse, se mit à faire un affreux vacarme, dans la pièce où il était prisonnier. Ah ! S’il avait été libre ! Avec quelle joie il eut sauté à la gorge de Salomé !

La négresse avait déjà préparé un bâillon, qu’elle introduisait, de force, dans la bouche d’Annette.

— Pas d’ça, l’aveugle ! criait-elle. Pas d’ça !

Enlevant la jeune fille dans ses bras, elle se dirigea vers le corridor.

— Où vas-tu ? Qu’en feras-tu ? demanda Luella, en désignant Annette.

— Qu’importe où je vais, Mlle Luella ! répondit la servante. Ce ou ? j’en ferai ?… Eh ! bien… Je vais la… mettre là où elle ne pourra certainement faire de tort à personne.

— Tu n’as pas l’intention de… de…

— De la faire disparaître ?… Oui. Hi Presto ! Ni vue ni connue !… Elle en sait trop long vraiment !

Annette n’entendit rien de ce colloque, car, aussitôt que la négresse l’eut enlevée dans ses bras, elle s’était évanouie…

Elle n’eut donc pas connaissance d’être emportée dans une course folle, par Salomé, sur la Route Abandonnée… Elle ne s’aperçut pas qu’on parcourait toute la longueur de la ville et qu’on arrivait enfin en un endroit où, au lieu de maisons, divers hangars et bâtiments se dressaient dans l’obscurité… Elle n’eut pas conscience, la pauvre enfant, de passer à proximité du bureau d’Yvon Ducastel, où celui-ci, penché sur ses livres, était loin, — oh ! si loin de se douter que celle qu’il aimait était entraînée à la mort… à la plus horrible des morts !…

La négresse ne ralentit pas sa course… Personne ne la vit…

Bientôt, elle arrivait à destination… Un trou béant, un gouffre presque sans fond, qu’on eut pu comparer à un enfer…

Et dans ce gouffre, duquel parvenaient le bruit de coups de pics, Annette, la jeune aveugle, l’idole d’Yvon Ducastel et de Lionel Jacques, fut jetée sans pitié.