L’homme de la maison grise/04/11

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 159-161).


Chapitre XI

LE PRIX DU SILENCE


Comme s’il eut été chez lui et non chez de parfaits étrangers, Jacobin entra dans le salon, faisant signe à Richard d’Azur de le suivre.

— Surpris de me voir, hein, M. Hynes ? dit-il, gouailleur. Vous me croyiez parti de W…, en route pour Halifax, bien sûr ?

— Oui, je le croyais… et je l’espérais.

— C’est entendu, puisque cette bonne Salomé assistait, invisible, le croyait-elle fermement, au départ du train, hier matin. Ha ha ha ! rit-il. Je savais qu’elle serait là et j’ai fait un… un faux départ ; c’est-à-dire que je ne me suis rendu qu’à la gare voisine d’ici et je suis revenu à W… dans l’après-midi. Ha ha ha ! Ha ha ha !

— Pourquoi avoir joué cette comédie, Jacobin ? demanda Richard d’Azur, qui était pâle jusqu’aux lèvres.

— Pourquoi ? Vous me demandez pourquoi ?… Mais tout simplement parce que je voulais vous donner le change, à tous. C’est que, voyez-vous, j’ai suivi Salomé, de loin, avant hier, après notre rencontre et…

— Oh ! s’exclama le père de Luella.

— Je l’ai vu vous parler… Certes, je n’ai pas été très étonné en vous apercevant, M. Hynes, car j’avais deviné que votre domestique mentait en affirmant qu’elle avait quitté votre service… Salomé, quitter Alba ! Non, vrai ! Elle n’aurait pas dû essayer de me faire avaler celle-là !

— Et maintenant, que me veux-tu, Jacobin ?

— Je vais vous le dire illico. Mais d’abord, laissez-moi vous annoncer que je sais à quoi m’en tenir sur le prochain mariage d’Alba… dite Luella… J’ai même aperçu, quoique de loin, le futur époux, M. Ducastel.

— Et puis ? fit Richard d’Azur, affectant une indifférence qu’il était loin de ressentir.

— Ce mariage… si je le désire, il ne se fera pas… et vous le savez bien, M. Hynes… dit d’Azur.

— Allons donc !

— Je n’ai qu’à mettre ce M. Ducastel au courant de certains faits… Je n’aurai qu’à lui dire… ce que vous savez…

— Vraiment ?… Et qui t’a si bien renseigné sur le compte de ma fille… et sur le mien ?

— Ma grand’mère. Elle sait… tout, elle !

— Ah !… Tu disais que…

— Que je me propose de raconter d’intéressantes choses à M. Ducastel, répondit Jacobin en riant.

— Voyons ! Tu ne feras pas cela, Jacobin, sûrement ! s’écria Richard d’Azur, Luella…

— Alba… vous voulez dire, M. Hynes…

— Oui, Alba… Elle ne t’a rien fait, pour que tu lui brises le cœur.

— Non, hein ? Elle ne m’a rien fait ? cria Jacobin. Elle m’a froidement trompé. Je l’ai crue, moi, lorsqu’elle m’a dit qu’elle ne quittait la Route Noire que pour une semaine ou deux… que je la reverrais bientôt. Je l’aimais… je l’aime encore… et j’ai horriblement souffert de son abandon. Et je la laisserais épouser ce M. Ducastel… cet étranger, après tout, quand je n’aurais que quelques mots à dire (une demi-douzaine en tout) pour empêcher ce mariage ! Pas moi !

— Jacobin ! Jacobin ! supplia le père de Luella.

— Je dirai à M. Ducastel que…

M. Ducastel sait… tout, mon garçon, mentit Richard d’Azur et croyant tromper Jacobin.

— Oh ! Que nenni ! Je n’en crois rien ! s’écria-t-il en éclatant de rire. S’il savait ce jeune homme… je pense qu’il hésiterait avant d’épouser Luella d’Azur, toute fille de millionnaire soit-elle !

— Tu insultes ma fille, misérable ! cria Richard d’Azur s’élançant sur Jacobin, les poings serrés.

— Oh ! Mais ! Non ! Seulement, c’est inutile de mentir, mon bon monsieur. Ça ne prend pas avec moi, voyez-vous !

— Me diras-tu ce que tu as l’intention de faire ?

— Ah ! Voilà ! Il n’y a rien comme de s’entendre… Si je le voulais je pourrais exiger, pour prix de mon silence des milliers et des milliers de dollars… Disons cent mille dollars… Ça ne serait pas payer trop cher le bonheur de votre fille, de votre unique enfant.

— Cent mille… Cent mille dollars ! s’écria Richard d’Azur, en devenant pâle comme un mort ; c’est qu’il aimait son argent, il l’adorait cet homme.

— Mais, oui !… Cependant, ce n’est pas à prix d’argent que vous pouvez acheter mon silence ; c’est…

— Parle, Jacobin, parle ! Dis-moi ce que je pourrais faire pour gagner tes bonnes grâces.

— Voici, fit le jeune homme : je veux avoir une entrevue avec Alba…

— Ce sera facile cela, mon garçon !

— Non seulement une entrevue, mais je désire passer une heure ou deux, toute une veillée avec elle… une de ces bonnes veillées d’autrefois… et cela le plus tôt possible.

— Demain soir ?…

— Pourquoi pas ce soir ?

— Impossible ! M. Ducastel veille avec sa fiancée ce soir ; il me l’a dit.

— Ah ! Je comprends !…

— Mais demain soir, il doit travailler à son bureau… M. et Mme Francœur seront absents, eux aussi ; nous serons donc seuls dans la maison.

— Je viendrai demain soir alors, fit Jacobin en se levant pour partir. Il faut que ce soit demain soir le plus tard, vous savez ; c’est déjà aujourd’hui mercredi, et j’ai promis de rejoindre notre cirque samedi soir le plus tard.

Comme les deux hommes se, dirigeaient vers la porte de sortie, ils rencontrèrent Salomé.

M. Jacobin ! s’exclama-t-elle, à la fois étonnée et effrayée.

— Ça va bien, Salomé, je l’espère ? fit le jeune homme en ricanant. On part… mais on revient, hein, bonne Salomé ?… Comment se porte Mlle… d’Azur ? ajouta-t-il, moqueur.

La négresse ne répondit pas.

— Dites-lui à Mlle d’Azur que j’aurai le plaisir de venir lui rendre visite demain soir, n’est-ce pas, Salomé ? continua Jacobin. Oui, demain soir, à sept heures précises, je serai ici.

Même mutisme de la part de la négresse ; seulement, ses doigts se fermaient et s’ouvraient avec un geste si expressif, si suggestif, que le jeune homme éclata de rire.

— Bonne Salomé ! fit Jacobin, riant de plus en plus fort. Vous aimeriez bien à m’étrangler, hein ? Mais je dois sous avertir d’une chose, M… d’Azur, Salomé aussi : c’est que, si, d’ici demain soir, il m’arrivait quelque chose… quelqu’accident, vous comprenez… le notaire Soucy, de cette ville, a en sa possession une lettre, qu’il ouvrira, deux heures après ma mort.

— Mais…

— On ne sait pas ce qui pourrait arriver, voyez-vous, M. d’Azur, continua Jacobin avec un sourire nargueur. Salomé est si dévouée à sa jeune maitresse ! Pour écarter un ennemi du chemin d’Alba, elle serait capable de tout… oui, de tout, je crois.

— Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi, M. Jacobin, dit la négresse.

— Ah ! Bah ! répliqua en ricanant le jeune homme. Dans tous les cas, il faut que je vous dise… l’enveloppe, adressée au notaire Soucy, en contient une autre, à l’adresse de M. Ducastel celle-là ; de cette manière, s’il m’arrivait malheur… si on me trouvait sur le bord du chemin… étranglé par exemple. Je n’emporterais pas dans la tombe certains renseignements… intéressants, pour le fiancé d’Alba Hynes.

— Mon cher Jacobin ! fit Richard d’Azur, d’un ton scandalisé. Pourquoi ces… avertissements… ces menaces ?

— Je sais ce que je fais, M. Hynes ! répondit le jeune homme. Ainsi, prenez-en votre parti, vous et Salomé… À bon entendeur, salut !

Ce-disant, Jacobin quitta la maison, sans même regarder derrière lui.

Il ne vit donc pas Salomé qui, ses yeux roulant dans leurs orbites, ses doigts s’ouvrant et se refermant, regardait partir celui qui tenait entre ses mains la destinée de Luella.

— Heureusement que tu m’as avertie, misérable avorton ! murmurait-elle, à l’adresse de celui qui venait de les quitter, car je t’aurais étranglé de mes dix doigts… oui, étranglé comme un chien !

Luella eut une véritable crise de désespoir lorsque son père lui annonça ce qui venait de passer. Il dut aussi lui faire part de la promesse qu’il avait été dans l’obligation de faire à Jacobin, pour le lendemain soir.

— Comment ! Il va venir ici ! Et vous vous attendez à ce que je le reçoive ? Jamais ! Non, jamais !

— Il le faut, ma pauvre enfant, répondit Richard d’Azur.

— Ah ! père, fit-elle, il y a des moments où je vous maudis !

— Ma fille ! Ma fille ! cria-t-il, blessé au cœur.

— Depuis ce jour où, là-bas, sur la Route Noire, j’ai appris, par une conversation entre deux étrangères, ce que je pouvais attendre de la vie…

— Tais-toi ! Je t’en prie, Luella, tais-toi !

C’était de ne pas me donner une si complète instruction et une éducation qui a eu pour effet de m’inculquer des goûts qui…. que…

— Ne me reproche pas ce que j’ai fait pour toi, mon unique enfant ! dit Richard d’Azur, tandis que des larmes inondaient son visage.

— Si vous m’aviez laissé grandir et vieillir comme… comme les gens de notre entourage, c’eût été préférable.

— Jamais ! Jamais ! J’ai fait pour le mieux, Luella. Ô ma fille chérie, je t’en supplie, ne me fais plus de reproches !

— N’en parlons plus alors… Mais pouvez-vous être étonné que je sois malheureuse et toujours sur le qui-vive depuis… depuis que je sais… ce que je sais ?

— Pauvre, pauvre Luella ! se disait Richard d’Azur, lorsqu’il eut quitté la présence de sa fille. Ce qu’elle sait la rend si malheureuse… ce qu’elle ne sait pas… et ne saura jamais, la tuerait !… J’ai hâte maintenant qu’elle soit mariée… Si, plus tard, son mari découvrait ce que nous tenons tant à lui cacher, il n’y pourrait rien… Je le connais assez d’ailleurs mon futur gendre pour savoir qu’il traiterait sa femme avec bonté… envers et malgré tout… Et puis, s’il découvrait quelque chose, il aimerait mieux mourir, probablement, que de faire part de sa découverte à qui que ce fut.

Yvon veilla avec sa fiancée, ce soir-là. Luella était encore un peu malade mais elle se montra charmante envers celui qu’elle aimait. Lorsqu’il lui annonça que, le lendemain soir, il serait obligé de travailler, elle se contenta de lui dire en souriant :

— Encore huit jours Yvon, et nous ne nous séparerons plus.

— Chère Luella ! répondit-il, ému malgré lui. J’espère que je saurai vous rendre la vie riante et belle.

 

Le lendemain soir, à sept heures, Jacobin sonnait à la porte d’entrée de la demeure des Francœur.

 

Au même instant, par la porte de côté de la même demeure, entrait Annette l’aveugle, tenant en laisse son chien Guido.

 

Et tandis que Jacobin était introduit dans la chambre de Luella, où celle-ci l’attendait, en compagnie de son père, Annette pénétrait dans la cuisine, pour y attendre Mme Francœur, avec qui elle avait un rendez-vous.