L’homme de la maison grise/04/10

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 156-159).


Chapitre X

UN FAUX DÉPART


— Eh ! bien, Luella, comment ça va-t-il ce matin ? demanda Richard d’Azur, en entrant dans la chambre de sa fille.

— Ça va mieux, beaucoup mieux… Je serai sur pied dans deux ou trois jours maintenant, probablement.

— Hâte-toi de guérir, ma chérie ! dit Richard d’Azur, en s’asseyant près du lit de Luella. Dans neuf jours, tu sais…

— Dans neuf jours mon mariage… Oui, je sais, père, et je serai prête à temps… Dire que, dans quelques jours je serai devenue Mme Ducastel ! Je ne dois pas avoir l’air d’une mariée, dans le moment, hein ? dit la jeune malade en riant.

— Je trouve que tu as l’air beaucoup mieux qu’hier…

— Et moins bien que je le serai demain, acheva-t-elle en souriant. Si ce n’était pas de ce continuel mal de tête… Et cela me fait penser… il n’y a presque plus d’alcool camphré dans la bouteille et ce n’est que l’application de cette solution qui me procure un peu de soulagement.

— Salomé va aller immédiatement à la pharmacie faire remplir la prescription, ma chérie, dit Richard d’Azur. Tiens ! ajouta-t-il, la voilà justement !

— Salomé, fit Luella, va chez le pharmacien et fais remplir la fiole d’alcool camphré ; il n’y en a plus.

— Tout de suite, Mlle Luella ! répondit la servante en s’emparant de la fiole et quittant la chambre.

La grande et corpulente négresse se promenait dans les rues de la ville maintenant sans provoquer ni étonnement, ni curiosité. Dans les premiers temps de son séjour à W…, c’était toute autre chose ; on se retournait, à plusieurs reprises souvent pour la regarder encore, lorsqu’on venait de la croiser et les enfants fuyaient à son approche en criant :

— Sauve qui peut ! La négresse ! La négresse !

— Vite ! Vite ! courons ! disait un autre. Elle va nous manger, pour sûr ! Sa bouche est assez grande pour nous avaler tout ronds.

Salomé sortit de chez le pharmacien portant à la main la fiole qu’elle venait de faire remplir. Elle marchait lentement, occupée qu’elle était de ses pensées, qui n’étaient certes pas riantes… M. d’Azur n’avait-il pas dit la veille, qu’elle ne les accompagnerait pas en Europe, lui et sa fille ; que Luella n’aurait plus besoin de ses services et qu’une personne de plus dans un tel voyage, entraînerait de grandes et inutiles dépenses.

Au souvenir de ces choses, les yeux de Salomé roulèrent dans leurs orbites, et ses lèvres s’écartèrent, découvrant une rangée de dents, larges et fortes, mais blanches et régulières. Une jeune fille qui venait sur le trottoir et qui allait croiser la négresse en chemin, eut peur ; elle traversa la rue afin de ne pas la rencontrer.

— Il n’osera pas… murmurait Salomé, en faisant allusion à son maitre. Il sait bien que je me vengerais de lui s’il persistait dans son idée d’essayer de se débarrasser de moi… Mlle Luella, elle, est indécise encore… elle hésite à insister pour que je les accompagne en Europe… Eh ! bien, j’y suis résolue, si on me… me chasse, j’aurai de fort intéressantes choses à dire… Si je dévoile certains secrets…

Elle en était là dans ses réflexions, lorsqu’une main se posa sur son bras tandis qu’une voix l’interpellait, en anglais. C’était une voix plutôt aigrelette, qui n’avait rien de quoi effrayer pourtant ; cependant, la négresse tressaillit en l’entendant.

— C’est Salomé ! Mais, oui ! C’est cette bonne Salomé !

Avant même de tourner la tête, la négresse savait qui venait de lui parler. Elle ne put s’empêcher de frissonner, mais c’est d’une voix assez calme qu’elle dit :

M. Jacobin !

— Oui, c’est Jacobin, Salomé… Mais qui eut cru vous rencontrer ici si loin de la Route Noire… si loin de… Chicago !

— Et vous, M. Jacobin, qui eut cru vous rencontrer à W… Vous n’êtes donc pas…

Elle allait dire « Vous n’êtes donc pas parti en même temps que le cirque ? » Elle se tut à temps ; non, il ne fallait pas que Jacobin apprit qu’il avait été vu et reconnu… Mlle Luella… Salomé se dit qu’elle allait arranger les choses pour que sa jeune maîtresse ne fût pas inquiétée.

— Comment se porte M. Hynes ?… Et Alba ?…

La négresse s’était attendue à cette question, on le pense bien, et elle était préparée à y répondre… à sa manière.

M. Hynes ?… Mlle Alba ?…. Je ne saurais vous renseigner sur leur compte M. Jacobin.

— Hein ! cria-t-il. Vous voulez dire qu’ils ne sont pas ici ?

— Ils ne sont certainement pas ici, M. Jacobin.

— Où sont-ils donc alors ?

— Cela, je ne pourrais vous le dire. J’ai quitté leur service depuis deux mois, voyez-vous, et…

— Quitté leur service ? cria presque Jacobin. Salomé, reprit-il avec un sourire moqueur, je ne crois pas un seul mot de ce que vous venez de me dire. Vous ! Quitter le service des Hynes… d’Alba ? Allons donc !

— Comme vous voudrez, M. Jacobin, répondit la négresse. Je les avais accompagnés à Chicago bien malgré M. Hynes…

— Ah ! Oui… Ce présumé voyage à Chicago… dont ils ne devaient pas revenir… Vraiment, vous êtes partis de la Route Noire… tous ensemble, comme des fusils sans plaque.

— Que voulez-vous. M. Jacobin ; ce n’est pas moi qui mène M. Hynes… J’étais sous l’impression que nous ne partions que pour un voyage de quelques jours, moi, mentit Salomé.

— Oh ! Sans doute ! Sans doute ! fit Jacobin en riant. Mais tout cela ne m’explique pas pourquoi vous avez quitté le service d’Alba.

— Je le répète, je suis partie presque malgré M. Hynes ; c’est Mlle Alba qui avait insisté pour que je les accompagne. Je n’ai donc pas tardé à m’en repentir amèrement ; traitée d’une si dure façon par M. Hynes, j’ai dû quitter leur service enfin.

— Et que faites-vous ici, Salomé ?

Elle hésita un instant avant de répondre… Qu’allait-elle dire ?… Jacobin pouvait facilement prendre des renseignements… Il lui faudrait arranger les choses, inventer quelqu’histoire ayant au moins l’apparence de la vérité.

— À Chicago dit-elle, j’ai rencontré des gens qui cherchaient une domestique… Un M. d’Azur et sa fille Luella… Je suis à leur service, depuis.

— Tiens ! Tiens ! fit, seulement. Jacobin.

— Serez-vous longtemps à W…, M. Jacobin ?

Il sourit, à la dérobé. Cette pauvre Salomé ! Comme il lui tardait de le voir partir, quitter W… pour toujours !

— Je pars demain matin, répondit-il à la grande joie et au grand soulagement de la négresse. Je suis engagé dans un cirque, voyez-vous, et…

— Pas celui qui était ici l’autre jour ? s’exclama Salomé, feignant un extrême étonnement.

— Précisément… La veille du départ de la troupe, j’ai été malade et bien malade, d’une attaque de lumbago : je suis donc resté ici, étant trop souffrant pour voyager. Mais demain, je vais rejoindre le cirque, à Halifax, je partirai par le premier train, celui de huit heures.

— Adieu donc, M. Jacobin ? fit la négresse, qui avait une hâte excessive de se débarrasser de son compagnon.

— Adieu, Salomé !… Si jamais vous avez l’occasion de revoir les Hynes, s’il vous plaît me rappeler à leur souvenir, dit Jacobin d’un ton moqueur qui ne manqua pas d’inquiéter quelque peu la négresse.

Tout en se dirigeant vers la maison, Salomé se demandait :

— Aurait-il des soupçons ?… Il faut que j’avertisse Mlle Luella et son père, au plus vite… Et puis, demain matin, je serai à la gare pour le départ du train de huit heures, afin de m’assurer qu’il part ce bon M. Jacobin !

Occupée de ces pensées, elle ne s’aperçut pas qu’elle était suivie, de loin, par celui dont elle se sauvait. Oui, Jacobin avait des soupçons… il se défiait de la négresse… Le meilleur moyen de se renseigner, d’ailleurs, n’était-ce pas de la suivre pour voir où elle allait ?

Bien lui en prit à ce bon Jacobin, car, à quelques pas d’une maison, dont il venait de sortir, il vit Richard d’Azur.

M. Hynes… murmura-t-il. Il me semblait aussi !…

Mais Richard d’Azur venait de s’arrêter ; c’est que Salomé, en l’apercevant venait de s’écrier :

— Miséricorde ! M. d’Azur !

— Eh ! bien ? Qu’y a-t-il, Salomé ? demanda le père de Luella.

— Il y a… Il y a… Jacobin… Je viens de le rencontrer.

— Hein ? Quoi ? Jacobin ! Il n’est donc pas parti avec le cirque ?

— Évidemment non, puisque je viens de le rencontrer et qu’il m’a parlé ! Mais vite ! Retournez à la maison ! S’il allait vous voir !… Je l’ai dépisté, je crois ; cependant, je n’en suis pas bien sûre.

— Jacobin… murmura Richard d’Azur, comme s’il eut eu peine à comprendre. Il… Il…

— Ah ! Rentrez dans la maison, hein ! cria la négresse. D’ailleurs, j’ai mille choses à vous raconter… ainsi qu’à Mlle Luella.

Richard d’Azur pirouetta sur son talon et, courant presque, il réintégra son domicile. Salomé le suivant de près.

— Tiens ! Tiens ! se dit Jacobin qui, caché à l’ombre d’un portique, non loin, avait été témoin de ce qui venait de se passer. M. Hynes qui, probablement mascarade ici sous le nom de d’Azur !… Et Alba — … Peut-être que, de son côté, elle a choisi un autre prénom… Mais, oui !… Salomé a prononcé tout à l’heure le nom de la fille de « M. d’Azur »… Qu’était-ce donc ?… Ah Je me souviens : Luella… Dans tous les cas, je vais aller aux renseignements, sans perdre un instant !

Ce-disant, il quitta son poste d’observation et se dirigea vers une sorte de ruelle, où il avait loué une chambre pour le temps de son séjour à W…

Le lendemain matin, Salomé était à la gare… bien avant huit heures, heure fixée pour le départ du train, on le sait. Si Jacobin partait, ce serait signe qu’il n’avait eu aucun soupçon, la veille.

Il n’y avait jamais une bien grande quantité de voyageurs, à W… Quelques personnes étaient à la gare cependant, soit par affaire, soit pour attendre ou reconduire quelqu’un, soit par désœuvrement.

Le temps passait et toujours Salomé attendait… Le train était entré en gare et déjà il allait repartir. Le conducteur criait à tue tête : « All aboard ! All aboard » !… Mais, pas plus de Jacobin que sur la main !

Tout à coup, la négresse l’aperçut ; il courait à toutes jambes. Il portait à la main une petite valise. Allait-il manquer le train ?… Non ! Saisissant la rampe de l’un des derniers wagons, il sauta sur le marche-pied, puis il disparut.

— Le voilà parti ! se dit Salomé, avec un soupir de soulagement. Quel bon débarras !

Elle regarda défiler le train, puis, certaine du départ du malencontreux Jacobin, bien vite elle retourna chez elle annoncer à ses maitres la bonne nouvelle.

Le lendemain, à trois heures de l’après-midi, Richard d’Azur se disposait à sortir. Au moment où il posait la main sur la poignée de la porte d’entrée pour l’ouvrir, quelqu’un sonna à cette porte. Mme Francœur étant sortie le père de Luella ouvrit la porte.

Aussitôt, celui qui avait sonné fonça littéralement dans la maison et, d’une voix moqueuse dit :

— Comment va, M. Hynes… dit d’Azur ?

— Jacobin !… murmura Richard d’Azur, prêt à s’évanouir.