L’homme de la maison grise/03/08

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 109-113).


Chapitre VIII

CE BON PATRICE !


Pendant le souper, ce soir-là, Mme Francœur posa à ses pensionnaires une question, bien simple pourtant, mais qui sembla embarrasser beaucoup M. et Mlle d’Azur.

— À quelle messe désirez-vous assister, demain ? leur avait-elle demandé.

— Hein ? s’écria Richard d’Azur… Mais… je… je…

Luella s’était penchée sur son assiette et elle se mordillait doucement les lèvres, comme pour s’empêcher d’éclater de rire.

— M. et Mlle d’Azur ne connaissent pas les heures des messes, je crois, Mme Francœur, fit remarquer Yvon.

— Ah ! Tiens ! C’est bien vrai ! s’exclama la brave femme. La basse messe est à huit heures et la grande à dix heures et demie.

— Nous irons à la grand’messe alors, se hâta de répondre Luella, en échangeant avec son père un coup d’œil rapide.

— Précisément ! dit Richard d’Azur, avec empressement.

— Mon mari et moi, nous allons toujours à la basse messe, reprit Mme Francœur ; mais M. Ducastel…

— Je vous accompagnerai à l’église, acheva Yvon, en s’adressant aux d’Azur.

— C’est entendu ! fit Luella en souriant.

Le lendemain matin, Yvon attendait ses compagnons dans le salon, et bientôt, tous trois se dirigeaient vers l’église. Au moment d’entrer cependant, le jeune homme leur dit :

— Je vais vous conduire au banc de M. Francœur. Quant à moi, je suis obligé de monter à l’orgue, car je fais partie du chœur de chant.

— Nous nous retrouverons, à la sortie de l’église, après la messe alors, fit, assez naïvement ( ?) Luella.

Yvon se contenta d’incliner la tête, sans répondre à cette… suggestion de la jeune fille.

La messe terminée, les d’Azur ne se pressèrent pas de sortir de leur banc ; ils attendirent que la foule fut moins grande.

Quand, enfin, l’allée fut plus libre, ils se décidèrent de sortir à leur tour. Luella, qui venait la première aperçut, la précédant, mais séparée d’elle par une dizaine de personnes peut-être, une jeune fille à la démarche hésitante. Aussitôt, elle la reconnut, et fronçant les sourcils, elle se dit :

— Vais-je donc trouver sans cesse cette aveugle sur mon chemin dorénavant ?

Ses yeux ne quittaient pas Annette, qu’une femme avait prise sous le bras, la conduisant vers la porte de sortie.

Luella eut bien voulu fendre la foule afin d’arriver, la première, dans le portique de l’église… Pourquoi ?… Elle ne le savait pas, au juste.

Mais Annette était rendue dans le portique, bien avant Luella ; celle-ci la vit… Elle vit autre chose aussi, qui eut le don de remplir son âme de colère, et de haine envers la pauvre aveugle : Yvon attendait la jeune fille… Il tenait en laisse un magnifique collie, et lorsque parut Annette, entraînant le chien à sa suite, il accourut au-devant d’elle puis, tous deux partirent dans la direction du centre de la ville… tout comme si Mlle d’Azur n’eut pas assigné un rendez-vous au jeune homme, il y avait un peu plus d’une heure.

Au dîner, Luella fit contre fortune bon cœur et elle essaya de paraître gaie ; elle parla même avec enthousiasme de leur excursion projetée à la Ville Blanche.

— Vers quelle heure partirons-nous ? demanda Richard d’Azur.

— Pas avant quatre heures, dans tous les cas, décida Luella.

— Quatre heures ; ce sera fort bien, agréa Yvon. Il fera un peu moins chaud et nous serons certains de trouver M. Jacques chez lui… Vous aimerez M. Jacques, Mlle d’Azur, reprit le jeune homme, car il est d’une amabilité, d’une courtoisie charmantes.

— Et Mme Jacques ? questionna Luella.

— Il n’y a pas de Mme Jacques, Mlle d’Azur, répondit Yvon d’une voix qui tremblait malgré lui ; c’est qu’il se disait que, d’après certaines rumeurs, il y aurait une Mme Jacques bientôt… Annette… celle qu’il aimait, lui, Yvon !

— Un bon parti, pour quelque jeune demoiselle ou veuve des alentours alors ! dit en riant Richard une splendide demeure.

— Ainsi, M. Jacques est célibataire ?

— Il est veuf, depuis bien des années, je crois. Il vit seul, avec deux domestiques, au Gîte-Riant, qui est d’Azur.

— Peut-être… murmura Yvon, dont le visage se rembrunit.

— Vous l’estimez beaucoup ce M. Jacques, n’est-ce-pas, M. Ducastel ? demanda Richard d’Azur.

— Beaucoup en effet !… J’ai des raisons pour cela aussi.

À quatre heures précises donc. M et Mlle d’Azur, accompagnés d’Yvon, se dirigeaient vers la Ville Blanche. Tous trois étaient à cheval, et vraiment Luella paraissait bien, vêtue en amazone. Il était évident, en plus, qu’elle avait dû suivre tout un cours d’équitation, car elle montait et conduisait sa monture avec aise et assurance.

Catherine conduisit les visiteurs dans le salon, à leur arrivé au Gîte-Riant, puis elle alla à la recherche de Lionel Jacques.

Le maître de la maison parut bientôt et il fit un accueil fort cordial à ces étrangers, qui prenaient la peine de venir lui rendre visite, et aussi à Yvon, qu’il n’avait pas revu, depuis sa convalescence, à lui, Lionel Jacques.

— J’ai entendu parler de vous, fit-il, s’adressant en souriant, à Richard d’Azur et à sa fille. Il ne vient pas d’étrangers à W… (pas beaucoup, dans tous les cas) sans que la nouvelle de leur arrivée s’en répande vite. Mais je croyais que vous étiez partis.

— Nous ne devions être que trois ou quatre jours à W…, répondit Richard d’Azur ; mais nous aimons l’endroit ; de plus, nous tenons à nous joindre à l’excursion projetée, dans la houillère, jeudi.

— Ah ! oui ! dit Lionel Jacques. Nous avons tous hâte d’être rendus à jeudi, Yvon, reprit-il, en s’adressant au jeune homme. J’ai vu M. et Mme Foulon, hier, et nous avons parlé de la fameuse excursion ; je te dis qu’ils y tiennent, eux aussi !

— Qui viendra, à part de vous, M. et Mme Foulon, M. Jacques ? demanda Yvon.

— Patrice Broussailles seulement.

— Ah ! fit le jeune homme.

M. le Curé souffre de rhumatisme, de ce temps-ci ; impossible pour lui d’entreprendre pareille excursion, tu le penses bien. Quant à Mlle Blanchet, elle a pris peur, tout à coup, et elle dit qu’elle ne se risquerait pas dans la mine pour des millions. Ha ha ha !

— Nous ne serons que six alors, à part de M. Ducastel, qui veut bien nous servir de guide, dit Luella.

— Oui, six, Mlle d’Azur, répondit Lionel Jacques… Mais, veuillez m’excuser pour quelques instants, ajouta-t-il, en s’adressant à ses visiteurs puis il quitta le salon.

— Charmant type ! s’exclama Luella, aussitôt que leur hôte eut disparu.

— Un parfait gentilhomme ! amplifia Richard d’Azur.

— Et le plus noble cœur qui soit au monde ! acheva Yvon.

Lionel Jacques ne fut absent que quelques moments ; lorsqu’il revint dans le salon, il était accompagné de Patrice Broussailles.

Mlle d’Azur, fit-il, je vous présente un jeune ami à moi, M. Broussailles. M. d’Azur, M. Broussailles, ajouta-t-il.

— Ciel ! Qu’elle va le trouver laid ce bon Patrice ! se dit Yvon ! avec un rire intérieur.

Pourtant, Luella favorisa Patrice de son meilleur sourire… Il y a des êtres faits pour s’entendre, et vite, ils ont le pressentiment de la chose, parait-il.

Quant à Patrice, ses yeux « louches » se posèrent avec une admiration… moqueuse… si je puis m’exprimer ainsi, sur la jeune fille, tout en faisant, in petto, les réflexions suivantes :

— Cheveux teints… Joues fardées… Et quelque chose qui ne va pas, aux yeux, sans quoi, elle ne les cacherait pas avec tant de soin sous des verres bleus, presque noirs…

— On a mentionné devant moi, déjà, le nom du professeur Broussailles, dit sérieusement, Richard d’Azur, en s’adressant à Patrice.

« Le professeur Broussailles »… Yvon fut pris d’un fou rire presqu’incontrôlable ; Patrice, le maître d’école, qui enseignait leurs lettres aux enfants de la Ville Blanche… C’était vraiment du plus grand comique !

M. Broussailles est professeur de lettres, dit, malicieusement et sans rire, Yvon à Richard d’Azur.

Lionel Jacques jeta à son jeune ami un coup d’œil de reproches. Patrice pâlit sous, ce qu’il appelait, l’insulte.

— Je vous rendrai tout cela d’un bloc, mon cher Ducastel ! maugréa-t-il, entre ses dents. Laisse faire ! Laisse faire !

— Professeur de lettres, hein ? s’exclama Richard d’Azur, qui ne voyait en ce fait aucune matière à rire. Moi, je suis simple professeur de minéralogie, ajouta-t-il.

— De minéralogie ? Vraiment ? dit Lionel Jacques. Alors, je comprends que les villes minières vous intéressent, M. d’Azur.

— Je devrais dire plutôt que j’étais professeur, à l’Université de Chicago, à venir à il y a quelques mois ; mais j’ai abandonné cela, pour voyager avec ma fille, qui vient de terminer ses études et qui désire acquérir de plus amples connaissances, en voyageant, annonça Richard d’Azur.

— Vous vous plaisez, à W…, Mlle  d’Azur ? demanda soudain Patrice Broussailles.

— Je m’y plais beaucoup, M. Broussailles, répondit-elle.

— Oui… Je comprends… se dit Patrice. Mlle d’Azur pensionne dans la même maison que Ducastel et elle s’est entichée de ce garçon qui, lui, ne s’en doute seulement pas… Il est de toute évidence qu’il se soucie d’elle comme de son premier veston. Eh ! bien, il y aura peut-être moyen de s’entendre… Mlle d’Azur et moi, je veux dire. Ou je me trompe fort, ou cette demoiselle est de bonne composition. Or, elle aime Ducastel ; ce dernier aime Annette, l’aveugle… Oui ! Nous allons arranger tout cela… cette fille de millionnaire et moi !

Vers les cinq heures et demie, les visiteurs de Lionel Jacques parlèrent de retourner à W… ; mais ce dernier ne voulut pas les laisser partir.

— Sûrement, vous allez rester à souper avec moi ! s’exclama-t-il.

— Mais… Pour une première visite.. murmura Luella.

— Oh ! Nous sommes sans cérémonie, ici, à la Ville Blanche, Mlle d’Azur ! s’exclama Lionel Jacques en souriant. Je vous invite, sans façons et j’espère que vous accepterez de même. De fait, je serais excessivement peiné de vous voir partir maintenant. Mademoiselle et Messieurs, ajouta-t-il.

— Alors, nous allons rester, et c’est avec plaisir, répondit en riant la jeune fille.

— J’en suis très heureux, dit le maître de la maison.

— En attendant l’heure du souper, si nous avions un peu de musique, M. Jacques ? suggéra Patrice Broussailles.

— Ce serait charmant !. Vous êtes musicienne, n’est-ce pas, Mlle d’Azur ? Vous chantez aussi, sans doute ?

— Oh ! Un peu, M. Jacques…

— Nous feriez-vous le plaisir de jouer quelque chose ?

— Si ça peut vous faire plaisir, dit Luella, en se levant et s’approchant du piano.

Bientôt, le salon s’emplissait de mélodie, d’harmonie, qui firent ouvrir les yeux à Lionel Jacques, à Yvon et à Patrice ; Mlle d’Azur était, évidemment, une artiste !

Sur la demande de tous, elle chanta ensuite, et l’étonnement fut à son comble. C’était une voix de tête que possédait la jeune fille ; une voix vraiment extraordinaire et comme ils n’en avaient jamais entendue encore.

Chose curieuse, Yvon n’avait pas songé à prier Luella de jouer ou de chanter, durant les veillées qu’ils avaient passées ensemble. Le fait est que, l’indifférence qu’il ressentait pour Mlle d’Azur était telle qu’il ne s’était jamais demandé si elle possédait tel ou tel talent, tel ou tel don. Notre jeune ami ne put s’empêcher de rougir, en constatant son manque d’amabilité et de galanterie envers cette jeune fille qui, après tout, s’était toujours montrée charmante pour lui.

— Quelle artiste vous êtes, Mlle d’Azur ! s’écria Lionel Jacques, lorsque Luella eut quitté le piano. Jamais je n’ai entendu rien qui pût être comparé à votre exécution et à votre chant, jamais !

— Nous sommes tous sous le charme, fit Yvon en souriant.

— Ne chanterez-vous pas autre chose ? demanda Patrice Broussailles.

— Pas maintenant… Tout à l’heure… promit Luella.

— Durant la veillée, n’est-ce pas, Mlle d’Azur ? demanda Lionel Jacques.

— Oui, durant la veillée.

— Nous aurons un concert en règle, après le souper ; M. Ducastel y contribuera sa part ; n’est-ce pas, Yvon ?

— Je ferai de mon mieux, M. Jacques, dit notre ami.

À table, Luella fut placée entre Lionel Jacques et Yvon… au grand désappointement de Patrice Broussailles. Patrice Broussailles cherchait l’occasion de s’entretenir, seul à seul, avec Mlle d’Azur, car, il lisait la jeune fille comme un livre, lui semblait-il et… oui… décidément… ils étaient faits pour s’entendre, elle et lui !

À causer, à faire un peu de musique et de chant, la soirée passa vite, et dix heures sonnaient lorsque les invités de Lionel Jacques se levèrent pour partir.

— À bientôt ! À jeudi ! s’écria-t-on, de part et d’autre, au moment où Richard d’Azur et sa fille, accompagnés d’Yvon, se disposaient à franchir la porte d’acier de la Ville Blanche…

— Rendez-vous chez Mme Francœur alors, à trois heures, jeudi après-midi, n’est-ce pas, M. Jacques ?

— Certainement ! J’avertirai M. et Mme Foulon… et tu peux compter sur nous, mon garçon, car nous ne parlons que de notre excursion à la Ville Noire les Foulon et moi… Patrice aussi.

Et tandis que les trois hommes échangeaient ces paroles d’adieu, ou plutôt d’« au revoir », ce bon Patrice trouvait le moyen de s’approcher de la monture de Luella, et sous prétexte d’ajuster l’un des étriers, il lui dit, entre haut et bas :

Mlle d’Azur, défiez-vous d’Annette, l’aveugle !