L’homme de la maison grise/03/07

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 105-109).


Chapitre VII

DEUX JEUNES FILLES


Le lendemain, au déjeuner, Yvon ne put résister au désir de taquiner un peu Mme Francœur :

— Vous avez donc consenti à garder M. et Mlle d’Azur encore pour quelque temps ? avait-il demandé en souriant.

— Que voulez-vous, M. Ducastel ? avait-elle répondu, souriant, elle aussi. L’argent parle haut et M. d’Azur m’a offert, pour continuer à les pensionner tous trois, lui, Mlle d’Azur et Salomé, un prix qui m’a fait ouvrir les yeux, tellement je l’ai trouvé exorbitant.

— Salomé ne vous fait plus peur alors, Mme Francœur ? demanda Yvon avec un éclat de rire, car il se rappelait l’arrivée de la négresse et l’effet qu’elle avait produit.

— Salomé ? Non. M. l’Inspecteur. Je ne crois pas qu’elle soit le moindrement mal intentionnée cette femme. Elle ne vit que pour Mlle d’Azur, sa jeune maîtresse d’ailleurs… Mais, je plaindrais celui ou celle qui oserait contrarier sa chère Miss Luella, je vous le dis ! Elle pourrait devenir fort dangereuse, en ce cas, cette négresse.

— Vous pensez, vraiment, Mme Francœur ?

— Si je le pense ? J’en suis fermement convaincue, M. l’Inspecteur.

— Dans tous les cas, personne ne songe à contrarier Mlle d’Azur, fit Yvon en haussant les épaules d’un geste indifférent.

— Personne, bien sûr, M. Ducastel ! Je ne voudrais pas essayer, moi, c’est certain ! Avec Salomé à l’arrière-plan, ce serait un jeu fort risqué, car, selon moi, elle pourrait être terrible cette négresse ; elle adore sa jeune maîtresse, voyez-vous.

— Je me demande ce qui a pu décider Mlle d’Azur à prolonger son séjour en notre ville. Mme Francœur; probablement qu’elle y a consenti pour ne pas déplaire à son père, tout simplement.

— Étienne a son idée là-dessus, M. Ducastel, fit, assez mystérieusement, Mme Francœur.

M. Francœur ?… Quelle est donc son idée ?

Mais Mme Francœur ne fut pas dans l’embarras de répondre, car elle dut courir ouvrir la porte de la cuisine au boulanger.

À cinq heures, cet après-midi-là, Monsieur, Mademoiselle d’Azur et Yvon Ducastel retournaient à leur maison de pension, après être allé examiner les deux chevaux de selle, que Richard d’Azur avait achetés illico et payés comptant. Tous trois causaient tranquillement ensemble, lorsque, tout à coup, Luella s’arrêta, au milieu d’une phrase pour demander :

— Qui joue de la guitare ainsi, M. Ducastel ?

— C’est Annette, l’aveugle, répondit gravement le jeune homme.

— Une aveugle, hein ? fit, un peu distraitement, Richard d’Azur.

— Elle est jeune, Annette, l’aveugle ? questionna Luella.

— Elle est jeune, oui… dix-sept ans… dix-huit ans, au plus, je crois.

— Et elle gagne sa vie à jouer de la guitare dans les rues ?

— À jouer de la guitare, et à chanter.

— J’aimerais à la voir cette aveugle, fit Luella. Je voudrais lui faire l’aumône.

L’aumône !… Ce mot sonnait mal aux oreilles d’Yvon ; il fronça les sourcils et répondit, froidement, au grand étonnement de sa compagne :

Mlle Annette ne sollicite pas l’aumône, vous savez, Mlle d’Azur.

— Non ?… Je ne vois pas de différence entre solliciter l’aumône et tendre la main, au coin des rues, pour se faire payer un couplet de chanson, émit la fille de Richard d’Azur le millionnaire.

Yvon se sentit pris de colère. Pour un rien, il eut dit à la jeune fille ce qu’il pensait d’elle, de sa vulgarité de langage ; mais il se contenta de répliquer :

— Nous, ici, à W…, nous voyons la différence, dans tous les cas, Mlle d’Azur.

— Vous marchez bien vite, M. Ducastel ! s’écria Luella en riant. N’allez-vous pas me conduire auprès de l’aveugle ?

— Je ne la vois nulle part, répondit notre ami. Ne vaudrait-il pas mieux retourner à notre maison de pension ?… M. d’Azur se plaint de la chaleur, et puis, ajouta-t-il en souriant, cette bonne Mme Francœur va nous croire victimes de quelqu’accident, si nous arrivons en retard pour le souper.

Ce fut au tour de Luella d’être mécontente ; pourquoi M. Ducastel ne voulait-il pas la conduire auprès de l’aveugle ?… Il était évident qu’il cherchait des excuses pour ne pas céder au désir qu’elle venait d’exprimer. Cette hésitation, de la part du jeune homme, fit désirer davantage à Luella une rencontre avec Annette.

Quant à Yvon, il n’eut pu expliquer les raisons qui le portaient à résister aux instances de Luella… Quelque chose… une sorte de présentiment, lui faisait appréhender une rencontre entre les deux jeunes filles, si différentes l’une de l’autre : Annette, si pauvre, mais si douce, si belle ; Luella, si riche, mais peut-être quelque peu méchante, et qui n’eut pu tenir une chandelle à l’aveugle, en fait de beauté… Il semblait à notre ami que des mains invisibles cherchaient à le retenir…. que des voix mystérieuses lui criaient : « Prends garde » !

— J’irai seule, M. Ducastel, fit soudain Luella, grandement froissée de l’attitude de son compagnon. Je tiens à voir cette aveugle, j’y tiens !

— Mais ! Je vous accompagnerai avec plaisir, Mlle d’Azur ! répondit Yvon, retrouvant toute sa galanterie. D’ailleurs, il tenait à être présent à cette première rencontre entre les jeunes filles.

— Moi, je retourne à la maison, annonça Richard d’Azur. Je trouve la chaleur intolérable et il me tarde de me mettre à l’abri.

— À tout à l’heure donc, M. d’Azur ! répondit Yvon.

— Vraiment, se disait Richard d’Azur, tout en se dirigeant vers la demeure des Francœur, puisque Luella s’est toquée de ce jeune homme, je vais lui donner une petite chance de causer seule à seule avec lui.

Ils eurent vite découvert Annette ; debout au pied d’un arbre, à l’angle de la rue principale et d’une ruelle, elle jouait sur sa guitare le prélude de sa chanson, et bientôt, sa voix pure et fraîche disait :

— Vous qui passez, fortunés de la
( terre ;

Vous dont les yeux voient le
( soleil qui luit,
Compatissez à ma grande mi-
( sère  ;
Je suis plongée en une affreu-
( se nuit  !

Mais elle ne dit que ce couplet. Sans doute, elle venait de reconnaître le pas d’Yvon, car, cessant subitement de chanter, elle sourit. Cependant, il n’était pas seul ; une dame l’accompagnait ; les pas menus de cette dernière se faisaient entendre en même temps que le pas ferme du jeune homme. Chose étrange, le visage de l’aveugle se rembrunit soudain, elle porta la main à son cœur, tandis qu’un soupir s’échappait de sa poitrine.

Mlle Annette, fit Yvon, en s’approchant de sa « petite amie », j’espère que je vous retrouve en excellente santé ?

— Comment ! pensait Luella, M. Ducastel parle à cette aveugle comme si elle était son égale !

— Merci, Monsieur, je me porte bien, répondit Annette, d’une voix qui tremblait légèrement.

— Vous êtes aveugle ? demanda (rudement et stupidement, se disait Yvon) Luella à Annette.

La jeune interpellée porta, de nouveau la main à son cœur, puis elle devint très pâle.

— Oui, Madame, répondit-elle tristement.

— Et vous chantez dans les rues, pour gagner votre pain ?… Triste métier que le vôtre, jeune fille !

Qu’avait Luella d’Azur ? Son visage était dur ; sa voix d’une rudesse extrême ; comment pouvait-elle parler sur ce ton à la jeune affligée ? De quelle pâte était-elle donc faite cette fille de millionnaire ? Yvon marmotta entre ses dents des choses peu flatteuses à l’adresse de sa compagne, croyez-le !

— Je le sais bien, Madame, répondit Annette, à la dernière remarque de Luella. Mais, que voulez-vous ; c’est le seul moyen qui soit à ma disposition.

— Appelez-moi « Mademoiselle » et non « Madame », dit froidement Luella. Je ne suis pas mariée et je suis aussi jeune que vous.

Annette se contenta d’incliner la tête.

— Si vous étiez dans une de nos grandes villes des États-Unis, reprit la fille de Richard d’Azur, toujours s’adressant à la jeune aveugle, sur le même ton sec et dur, on vous placerait dans quelqu’institution, avec d’autres personnes affligées comme vous l’êtes, et on vous mettrait en position de gagner votre vie… autrement qu’en tendant la main au coin des rues.

Annette eut un petit cri désolé, qu’Yvon ne put s’empêcher de comparer à la plainte d’un oiseau blessé, et, instinctivement, ses yeux se portèrent vers le jeune homme, tout comme s’ils eussent pu le voir, et qu’ils eussent imploré sa protection.

— Pardon, Mlle d’Azur, fit le jeune homme, d’une voix où tremblait la colère, tandis que sa main se posait affectueusement sur la tête blonde de l’aveugle ; mais vous n’avez pas l’air de comprendre du tout la situation de Mlle Annette !… Elle ne mendie pas ; elle chante, pour gagner sa vie comme une autre vendrait des fleurs, ou de menus objets, dans le même but.

— Sans doute, M. Ducastel, murmura Luella. Cependant…

— Il n’est personne, à W… et les environs qui n’estime Mlle Annette et ne soit prêt à payer son obole pour le plaisir de l’entendre chanter, interrompit Yvon, d’un ton froid, à l’adresse de Luella.

— Oh ! Mais ! Je n’avais pas l’intention de blesser les sentiments de Mlle Annette, M. Ducastel, et je lui demande bien pardon, si je l’ai offensée ! s’écria Luella d’Azur hypocritement.

Elle venait de comprendre qu’elle avait fait une gaffe, une énorme gaffe, en présence de celui dont elle recherchait tant l’admiration.

— Je vous crois sans peine, Mlle d’Azur, répliqua Yvon. Personne au monde, à moins d’être tout à fait dépourvu de cœur, ne voudrait blesser une jeune fille aussi affligée que l’est Mlle Annette.

Luella comprit aussi que M. Ducastel venait de lui donner une leçon et elle résolut d’en profiter… au moins, en sa présence, à lui.

— Voici pour vous aider, Mlle Annette, fit Luella d’une voix douce… si douce que Yvon, qui ne perdait pas facilement ses préjugés, la qualifia plutôt de doucereuse.

La fille du millionnaire déposa un billet de banque dans la main de l’aveugle, puis, afin d’enlever à celle-ci la chance de refuser son argent, elle tourna vivement sur son talon et se disposa à continuer son chemin. Mais son compagnon n’était pas encore prêt à la suivre.

— Savez-vous, Mlle Annette, dit-il en souriant, ce que Mme Francœur m’a dit, hier, à propos, de vous ?

— Non, je ne sais pas. Qu’a-t-elle donc dit ? demanda en souriant la jeune fille. Rien de bien mal, j’en suis certaine, ajouta-t-elle.

— Elle m’a dit qu’il y avait « des siècles et des siècles » qu’elle ne vous avait pas vue.

— Cette bonne Mme Francœur ! s’écria Annette.

— Elle se propose de venir « vous jaser » bientôt ; « pas plus tard que lundi », paraît-il.

— Dites-lui s’il vous plaît à Mme Francœur, M. Ducastel, que je serai, oh ! très heureuse de causer avec elle.

— Je lui transmettrai fidèlement votre message.

— Je vous remercie !

— Au revoir, Mlle Annette !

— Au revoir. M. Ducastel !

Luella eut l’occasion de regretter d’avoir parlé si durement et si… indélicatement à la jeune aveugle car la physionomie d’Yvon exprimait un mécontentement excessif. Les sourcils froncés, un pli au front, il ne proférait pas un seul mot. Quelle stupide inspiration elle avait eue d’agir comme elle venait de le faire ! Il était de toute évidence qu’Annette était la protégée, l’idole, en quelque sorte, de tous les citoyens de W…

Mais, aussi, quelle affaire avait une personne affligée comme l’était Annette d’être si belle… si belle, que c’en était vraiment extraordinaire ? Ah ! C’était là assurément, le hic pour cette pauvre Luella.

Mais il lui fallait dire quelque chose, afin d’essayer de dérider son compagnon, car, en fin de compte, c’était bien ridicule de se promener ensemble ainsi, dans les rues de la ville, sans se dire un mot.

— Elle est bien belle cette jeune aveugle ! se risqua-t-elle de dire. Ne trouvez-vous pas, M. Ducastel ?

— Elle est douce, charmante et gentille aussi, répondit froidement Yvon.

C’était un coup direct celui-là et elle le comprit ; elle, Luella, n’avait été ni douce, ni charmante, ni gentille, tout à l’heure.

Elle fit donc de son mieux pour se rendre intéressante ; elle dit même des choses assez spirituelles, qui finirent par faire sourire son compagnon. Non pas que Luella fut vraiment brillante ; même, il y avait des moments où sa physionomie était dépourvue de toute expression ; on eut dit, en ces occasions, qu’elle ne pensait à rien, ou bien, qu’elle ne comprenait pas très bien ce qui se disait autour d’elle. Yvon avait été témoin de l’une de ces… crises, la veille ; au beau milieu de la conversation, la jeune fille s’était tue et son visage, pendant quelques instants, avait totalement changé. « Eh ! bien, Luella » ! s’était écrié Richard d’Azur, et quoiqu’il eut souri en disant cela, notre ami avait cru comprendre qu’il était inquiet, ou peiné… Sans doute, Mlle d’Azur était distraite.

Dans tous les cas, elle sut intéresser Yvon, en ce jour dont nous parlons. Elle paraissait être au courant de tant de choses, qui, ordinairement, n’intéressaient guère les jeunes filles. Certainement que Mlle d’Azur était une personne fort bien renseignée, sur tous les sujets ; elle avait dû recevoir une instruction hors ligne.

Et Luella, ayant ou la satisfaction de voir disparaître les nuages obscurcissant le visage de son compagnon, se dit, en se rendant dans la salle à manger, ce soir-là :

— Qu’il m’aime d’amitié d’abord… l’amour viendra ensuite !

Pauvre illusionnée !

Oui, Luella d’Azur était encore à l’âge des illusions.

Et Annette ?…

Après le départ de Luella et d’Yvon, elle n’avait pu retenir ses larmes. Ne voulant pas être vue par ceux qui passaient, et qui n’auraient pas manqué de s’enquérir de la cause de ses pleurs, elle résolut de s’en retourner chez elle.

Au moment de partir cependant, elle entendit un bruit qu’elle connaissait bien : celui des béquilles de Ludger Poitras, un pauvre malheureux qui, dans une explosion de la houillère, avait perdu une jambe et un bras. Il vivait d’une petite pension et de la charité publique ; tout le monde, à W… avait pitié du pauvre infirme.

Or, Annette le savait, Ludger ne passerait pas, sans lui adresser la parole, ainsi qu’il le faisait chaque jour.

— Eh ! bien, Mlle Annette, fit-il, s’approchant de la jeune fille et flattant Guido, comment avez-vous passé la journée ?

— Bien, très bien, M. Poitras. Et vous ?

— Comme ci, comme ça, Mlle Annette.

— Et Lina, la chère petite, comment va-t-elle, de ce temps-ci ?

— Ah ! La pauvre ! s’exclama Ludger. Elle a essayé de se lever, ce matin, mais elle a dû se remettre au lit immédiatement, car elle s’est mise tout de suite à cracher le sang.

— Pauvre, pauvre petite Lina ! fit Annette.

— Peut-on tant souffrir, à son âge ! sanglota Ludger. La seule enfant qui me reste d’une famille de cinq… Dire qu’elle n’a que dix ans et…

— Tenez, M. Poitras, prenez ce billet de banque, dit l’aveugle, et achetez-lui quelque chose à Lina.

— Non ! Non ! Impossible !

— Prenez, je vous prie !

— Mais… Vous ne le savez pas peut-être, Mlle Annette, dit Ludger ; c’est un billet de deux dollars que vous m’offrez là.

— Deux seulement ? s’écria Annette en souriant. Je voudrais bien être fée ; je le changerais en un billet de cinq.

— Je ne puis pas l’accepter… Ce serait… ce serait… voler, en quelque sorte, me semblerait-il.

— Prenez ; c’est pour Lina… Vous me ferez beaucoup de peine si vous refusez de le prendre… Et dites à votre petite que j’irai la voir, sous peu.

— Voilà qui lui fera plaisir par exemple ! Elle parle souvent de vous, Mlle Annette, et elle vous aime plein son petit cœur, la chérie.

— J’irai sans faute la voir ; je me ferai accompagner de Mme Francœur.

— Ah ! Voilà une bonne idée ! Elle est bien bonne pour ma petite Lina cette excellente dame, elle aussi !

Mme Francœur est la meilleure personne au monde, je crois !

— Savez-vous, Mlle Annette, dit soudain l’infirme, avec une partie de cet argent que vous venez de me donner, j’achèterai des remèdes pour Lina ; elle n’en a plus, depuis hier la pauvre enfant. Puis, je lui achèterai des oranges, pour calmer sa soif. Merci ! Merci !

Quand Ludger fut parti, Annette se pencha sur son chien et murmura, tout comme s’il pouvait la comprendre:

— Tu sais, Guido, cet argent que Mlle d’Azur m’avait donné, je ne pouvais pas le garder… non, je ne le pouvais pas; il m’eut porté malchance, j’en ai la certitude !

Ce-disant, elle saisit la chaîne attachée au collier de son chien et se dirigea vers le sinistre Sentier de Nulle Part, conduisant à la non moins sinistre Maison Grise.