L’homme de la maison grise/02/11

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 81-83).


Chapitre XI

ON DIT…


— Vous êtes surpris de me voir, n’est-ce pas, Ducastel ?… Charmé aussi, j’en suis certain ? demanda, en riant Patrice Broussailles.

— Que venez-vous faire ici ? Que me voulez-vous ?

— Je viens vous entretenir sur un sujet fort intéressant, répondit Patrice, avec un sourire assez énigmatique. Ce que j’ai à vous dire est d’une nature privée, très privée… C’est… C’est à propos de… qui vous savez…

— Je refuse de prêter l’oreille à… une série de calomnies, sans doute !

— Non ! Non ! Je vous jure que j’ai à vous parler de choses vraies et qui ont leur importance.

— Alors, montons dans ma chambre ; nous serons mieux là qu’ici, pour causer.

— Suivez-moi, fit Yvon, que l’air sérieux de son visiteur commençait à intriguer et inquiéter beaucoup.

— Je vous suis.

Un sourire méchant crispait les lèvres du « professeur » Broussailles ; il allait faire une peine horrible à Yvon Ducastel, qu’il avait toujours détesté ; il allait lui briser le cœur probablement. Quoi de plus doux à l’âme de l’ex-garçon-à-tout-faire ?

— Quelle est donc cette chose si importante que vous avez à me communiquer ? demanda Yvon, aussitôt qu’ils furent installés dans sa chambre. Mais, ajouta-t-il, d’une voix de tonnerre et en ébauchant un geste menaçant, je vous en avertis d’avance, surveillez vos paroles, lorsque vous parlerez de Mlle Villemont (car je présume que c’est de cette jeune fille que vous allez m’entretenir} ? Je le répète, faites attention à ce que vous allez dire, sinon, je vous flanque à la porte de cette maison !

— Si vous vous mettez en colère avant que j’aie ouvert la bouche…

— Dites ce que vous êtes venu me dire… Je vous écoute…

— Tout d’abord, vous avez dû remarquer que Mlle Villemont ne vient plus régulièrement à la ville, comme jadis ?

— Peut-être… Après ?

— Bien sûr que vous vous êtes demandé, plus d’une fois, ce qui la retenait… chez elle ainsi ?

— Sans doute, je me le suis demandé. Mais, bien des choses peuvent la retenir chez elle ; le besoin de repos, ou bien quelqu’indisposition de son grand-père… Que sais-je ?

— Vous ne l’avez donc jamais questionné là-dessus ?

— Certes, non ! Pourquoi l’aurais-je fait ?… J’ai déploré son absence, devant elle, plus d’une fois, il est vrai ; mais comme elle ne m’a offert aucune explication, considérant, probablement, qu’elle n’a de comptes à rendre à qui que ce soit, jamais je n’ai insisté. C’eut été manquer de délicatesse d’ailleurs.

— Et quand même vous auriez insisté, elle ne vous aurait donné aucune satisfaction, soyez-en assuré, Ducastel, car, ces jours où elle n’est pas à son poste, elle est à la Ville Blanche, au Gîte-Riant.

En entendant ces paroles, Yvon se sentit au cœur une petite douleur, dont il eut honte aussitôt. Non, se disait-il, ce n’était pas parce qu’Annette passait une journée, de temps en temps, au Gîte-Riant qu’il ressentait tant de peine ; au contraire, cela lui faisait plaisir ; la pauvre enfant avait besoin, plus que toute autre, d’un peu de joie et de distraction. Pourtant… pourquoi Annette avait-elle tenue la chose secrète ?…

Yvon se rappela, tout à coup, avoir demandé à Annette, un jour, si elle avait vu M. Jacques dernièrement, ou si elle avait entendu parler de lui… À cette question elle n’avait pas répondu. Il n’y avait pas prêté beaucoup d’attention, dans le temps, et certainement que le silence de la jeune fille ne lui avait inspiré aucun soupçon.

Ces pensées passèrent rapidement dans son esprit, mais il lui fallait, de toute nécessité, les cacher à Patrice Broussailles, car ce dernier observait attentivement Yvon, comme s’il eût voulu lire sur son visage les impressions qu’il ressentait.

— Au Gîte-Riant, dites-vous, Broussailles ? fit notre héros d’une voix qu’il essayait d’affermir, mais qui tremblait malgré lui. Tant mieux, alors ! Je suis heureux que Mlle Villemont prenne un jour de congé, par ci, par là, et qu’elle le passe chez M. Jacques.

— Vraiment ! s’exclama Patrice, avec un sourire sarcastique. Ce n’est pas tout cependant… Annette, l’aveugle, lorsqu’elle chante au coin des rues, pour gagner quelques sous, est vêtue d’une robe de nuance foncée, qui, assurément, a vu de meilleurs jours…

— La pauvre, pauvre enfant ! murmura Yvon.

— Mais, reprit Patrice, feignant ne pas avoir entendu l’exclamation de son compagnon, Mlle Villemont, en visite au Gîte-Riant, se revêt de soie, de velours et de dentelles, tandis qu’à son corsage, à son cou, à ses bras, à ses doigts brillent des joyaux qu’envierait une princesse royale…

— Ce n’est pas vrai ! cria Yvon, en se précipitant sur Patrice Broussailles, comme pour lui faire un mauvais parti.

— C’est la pure et entière vérité, mon cher !

— Vous mentez, Broussailles ! Vous n’êtes qu’un vil calomniateur ! Sortez ! Quittez cette maison, à l’instant, et n’y remettez plus jamais les pieds !

— Allons ! Allons, Ducastel ! Pourquoi m’accuser ainsi — Je le répète, j’ai dit la vérité… la vérité vraie, comme dit parfois le curé de la Ville Blanche… Et, à propos du curé ; il a dû intervenir, en ce qui concerne Mlle Villemont et…

— Intervenir — Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que le bon abbé et M. Jacques ont été en froid… au froid si vous le préférez, pendant quelque temps… à cause de Mlle Villemont ; plus de visites amicales échangées ; plus de dîners du dimanche, ensemble… Et puis, un jour, la paix s’est faite. Quelle explication M. Jacques a-t-il donnée de sa conduite ?… Mystère… Personne ne le saura jamais, sans doute ; seulement, il en a assurément donné une… valable… Depuis, le bruit court que le propriétaire de la Ville Blanche, qui n’avait jamais fait vœu d’éternel veuvage d’ailleurs…

— D’éternel veuvage , dites-vous ? s’écria Yvon. Mais… M. Jacques… Je le croyais célibataire…

— Bien d’autres que vous étaient sous cette impression… Or, M. Jacques est veuf, depuis bien des années, Ducastel… Mais il y aura, sous peu, dit-on, une jeune madame Jacques au Gîte-Riant

— Vous prétendez que…

— Je ne fais que répéter certains on-dit… depuis que le curé et M. Jacques sont redevenus amis. Mlle Villemont est la promise de M. Lionel Jacques ; on assure qu’ils se marieront bientôt…

— Je ne crois pas un traître mot de tout ce que vous venez de me dire ! cria Yvon.

— Comme vous voudrez, mon bon ! répondit Patrice, en haussant les épaules.

— Je crois que vous êtes le plus grand menteur de la terre, Broussailles !

— Encore une fois, comme vous voudrez… Je vous ai averti, car c’est selon moi du plus grand comique de vous voir vous faire le champion de cette demoiselle… qui est fiancée à un autre… et je déteste voir quelqu’un se rendre ridicule, quand même ce quelqu’un serait mon pire ennemi…

— Vous avez menti ! menti !

— Écoutez, Ducastel, fit Patrice Broussailles, vous commencez à m’échauffer les oreilles ! D’ailleurs, si vous doutez de ma parole, si vous croyez vraiment que je mens, faites une course à la Ville Blanche, la prochaine fois que Mlle Villemont s’absentera, et si vous ne trouvez pas les choses telles que je vous les ai dépeintes, je veux bien passer pour le plus vil calomniateur de la terre… ce que je ne suis nullement… en ce cas, du moins.