L’homme de la maison grise/02/12

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 83-86).


Chapitre XII

JOYAUX ET DENTELLES


Après le départ de Patrice Broussailles Yvon se livra à une véritable crise de désespoir. Ses doux projets ! Son beau rêve : celui de faire d’Annette sa femme !… Ce rêve, si près de se réaliser, lui avait-il semblé !…

Suivrait-il le conseil qu’on venait de lui donner ?… Irait-il au Gîte-Riant, la prochaine fois que la jeune aveugle s’absenterait ?… Ne valait-il pas mieux en avoir le cœur net ?… Quant à douter de la véracité du récit de Patrice, il n’y parvenait pas… Ça devait être vrai… Annette ne lui avait-elle pas dit déjà qu’elle ne manquait jamais de venir à la ville, chaque jour ?… Or, depuis… depuis un mois à peu près, elle s’était absentée pour le moins, deux fois la semaine…

Ainsi, Lionel Jacques aimait Annette !… Et c’était pour cela qu’il avait tant conseillé à son jeune ami d’oublier la pauvre aveugle… Non, ça n’avait pas été dans l’intérêt d’Yvon qu’il avait parlé, mais par intérêt personnel…

Pourquoi n’irait-il pas à la Ville Blanche — … Dans un peu plus d’une semaine maintenant, aurait lieu le baptême de la cloche de l’église… Il serait parrain… avec Annette pour marraine… Des préparatifs étaient à se faire, en vue de la circonstance ; Mme Francœur, stylée par Yvon, avait décidé la jeune aveugle à accepter une toilette convenable. Cette toilette était sensée venir du porte-feuille de Mme Francœur ; mais, on s’en doute bien, c’est Yvon qui fournissait les fonds.

Pour le baptême en question donc, Annette serait toute vêtue de brun ; robe, chapeau, gants, bas, souliers ; tout serait d’une belle nuance de brun foncé, et dans ce costume, avait-il semblé aux deux complices (Mme Francœur et notre jeune ami, nous voulons dire) la chère petite aurait l’air d’une reine…

Un sourire, plus triste que des larmes, parut, un instant, sur les lèvres du jeune homme… Ce costume pour Annette… n’était-ce pas une farce à présent, et ne paraitrait-il pas bien ordinaire, bien sévère… trop ordinaire, trop sévère, à côté des riches toilettes de soie et de velours, garnies de dentelles, dont elle se parait, lors de ses visites au Gîte-Riant… Oui, vraiment, c’était comique ce complot qu’ils avaient élaboré pour rendre attrayante la fiancée de Lionel Jacques, du riche propriétaire de la Ville Blanche ! Quelle farce ! Oh ! Quelle farce !

Tout à coup, Yvon se mit à rire tout haut, tant il trouvait la situation ridicule. Mais bientôt, ses éclats de rire se changèrent en sanglots : des sanglots convulsifs qu’il n’eut pu arrêter… Longtemps il sanglota ainsi. Ce fut une de ces crises de désespoir dont on sort complètement moulu, comme si on venait d’être victime de quelqu’horrible attentat à main armée.

La nuit entière se passa sans que le sommeil, cet ami, le meilleur assurément du malheureux, vint clore sa paupière. Les yeux grands ouverts, il lui semblait voir Annette, celle qu’il adorait et qui lui avait toujours parue si timide, si modeste, vêtue de riches toilettes et parée de joyaux de prix… C’était intolérable ! Aussi, lorsqu’il pénétra dans la salle à manger, pour le déjeuner, le lendemain matin, Mme Francœur jeta-t-elle de hauts cris en l’apercevant.

— Vous êtes malade. M. Ducastel ? Vous êtes pâle comme un mort et vos yeux sont cernés de noir !

— Non, je ne suis pas malade. Mme Francœur, répondit Yvon. Je n’ai pas dormi de la nuit ; voilà. Je crois que j’ai dû manger trop de vos excellents biscuits chauds, au souper, et une légère indigestion m’a puni de ma gourmandise, ajouta-t-il, en souriant.

— Buvez une bonne tasse de café alors, M. l’inspecteur ; il est bien chaud… et bien bon, je crois. Et voyez, le pain est rôti juste à point, tel que vous l’aimez.

— Merci. Je boirai le café seulement.

En se rendant à son bureau, il vit Annette elle chantait, au coin d’une rue, en s’accompagnant sur sa guitare. Guido, en apercevant le jeune homme, aboya joyeusement. Un peu de rose monta aux joues de l’aveugle, tandis qu’une expression de joie se reflétait sur ses traits ; sans doute elle reconnaissait le pas de son ami et elle croyait qu’il allait s’arrêter pour lui dire bonjour en passant.

Yvon passa sans s’arrêter… Annette continua à chanter ; mais le rose de ses joues s’effaça… Quant à Guido, il s’était élancé, en gambadant, au-devant de son ami ; mais le voyant passer tout droit, il rebroussa chemin puis l’oreille basse, il alla se coucher, en soupirant, auprès de sa jeune maîtresse.

Pour un rien, Yvon eut pleuré… Cependant, les nouvelles que Patrice Broussailles lui avait communiquées, la veille, lui faisaient éprouver une certaine gêne à accoster Annette, qu’il appelait tout bas : « la fiancée de M. Jacques ».

C’est machinalement qu’il fit son ouvrage, au bureau ; mais, après le dîner, il ne put résister plus longtemps au désir de se rendre à la Ville Blanche… Il voulait voir Lionel Jacques… lui parler d’Annette… et lire ses émotions sur son visage… Peut-être même questionnerait-il l’ex-gérant de banque, lui demanderait-il franchement ce qui se passait… Si, véritablement, il n’y avait aucune exagération dans les racontars de Patrice, eh ! bien, il céderait le pas à son ami… L’heure avait sonné, sans doute, pour Yvon de prouver sa reconnaissance envers celui qui l’avait sauvé du déshonneur, jadis… N’avait-il pas rêvé, plus d’une fois, d’être dans l’occasion de rendre quelque service à celui qui avait tant fait pour lui ?… Mais, ciel ! En faisant ce rêve, il avait été bien loin de prévoir l’énorme sacrifice qu’il lui faudrait faire ! Annette ! Son Annette !… Pourquoi, ah ! Pourquoi avait-il tant insisté à les faire rencontrer tous deux, la jeune aveugle et Lionel Jacques ?… S’il s’était tu ; s’il avait gardé secrètes ses rencontres avec la jeune fille, aujourd’hui, il n’endurerait pas tant de tortures !

Remettant à son secrétaire la charge du bureau, Yvon se rendit chez lui, et ayant sellé son cheval, il se dirigea vers la Ville Blanche.

Presto allait bon train, car il n’était pas sorti depuis trois jours et il ne demandait qu’à marcher ; conséquemment, notre jeune ami arriva vite à destination.

Une grande tranquillité régnait partout, à la Ville Blanche. Quelques femmes travaillaient dans leurs jardins, arrachant les mauvaises herbes, etc. ; quel contraste d’avec W… à l’incessant brouhaha !

Yvon chercha à apercevoir Lionel Jacques sur sa véranda, où il se tenait d’ordinaire ; mais ce fut en vain ; autour du Gîte-Riant, comme autour des autres demeures de la Ville Blanche, tranquillité parfaite.

Ayant sonné à la porte d’entrée du Gîte-Riant cependant, Catherine vint aussitôt ouvrir.

— Ah ! M. Ducastel ! s’exclama-t-elle, en apercevant le jeune homme.

— Comment vous portez-vous, Catherine ? Et comment se porte tout le monde ici ? M. Jacques ?…

— Tout le monde est en bonne santé. Dieu merci, M. Ducastel ; mais M. Jacques est absent…

— Absent ? en voyage ?

— Oh ! non ! Absent de la maison seulement. Il y a une heure à peu près qu’il est parti, en compagnie de plusieurs hommes, pour se rendre à sa carrière, fit la servante en désignant l’arrière de la maison. Ce qu’il va être désappointé et peiné d’avoir manqué votre visite, vous qui venez si peu souvent ! Mais il ne doit y avoir rien qui vous presse, M. Ducastel, et vous pouvez attendre le retour de M. Jacques, n’est-ce pas ?

— Impossible ! dit Yvon.

— Si vous voulez entrer dans l’étude, je vais vous préparer un bon verre de limonade à la glace, reprit Catherine. Ce que vous devez avoir soif, par cette chaleur !

— Je ne refuserai pas la limonade, Catherine, répondit Yvon en souriant : de fait, je me meurs de soif !

Buvant sa limonade à petites gorgées et feuilletant journaux et revues, il s’aperçut bientôt que le temps avait passé assez vite. Il lui prit envie d’aller rendre visite à Mme Foulon ; bien sûr, elle lui parlerait d’Annette, de ses visites au Gîte-Riant, des rumeurs qui couraient la ville, etc., etc. ; mais il résista à cette tentation. D’ailleurs, pourquoi aller si loin ? Nul n’était besoin de sortir de la maison pour savoir, au juste, à quoi s’en tenir ; il n’avait qu’à interroger adroitement Catherine ; la vieille servante ne demanderait pas mieux que de parler, probablement. Cependant, il lui répugnait de prendre ces détours. Questionner une domestique en l’absence de son maître ?… Non, cela ne lui allait pas… Il eut préféré, et de beaucoup, avoir affaire à Lionel Jacques lui-même. Puisque celui-ci était absent, il attendrait au jour fixé pour le baptême de la cloche ; en cette occasion, ils seraient tous présents : lui, Yvon, Lionel Jacques… et Annette.

Regardant l’heure à l’horloge de l’étude, Yvon constata qu’il était quatre heures passé ; en partant immédiatement, il serait de retour à W… pour fermer son bureau, après avoir pris connaissance du courrier de l’après-midi.

Il appela donc Catherine, et lorsque la servante eut fait son apparition, il lui dit :

— Je ne puis attendre M. Jacques plus longtemps.

— Ce pauvre M. Jacques ! Quelle déception pour lui !

— Je serai ici pour le baptême de la cloche… Vous le savez, fit-il, pris soudain d’un irrésistible besoin de prononcer le nom de celle qu’il aimait, je dois être l’un des parrains, avec Mlle Villemont pour marraine ? M. Jacques vous l’a-t-il dit ?

— Oh ! oui, M. l’inspecteur, M. Jacques me l’a dit… Mlle Villemont aussi d’ailleurs.

— Vous l’avez vue dernièrement alors Mlle Villemont ? demanda le jeune homme, d’une voix qu’il parvint à affirmer.

— Oui… Je l’ai vue… souvent… Mlle Villemont est…

Mais Catherine se tut soudain, comme si elle eut craint de commettre une indiscrétion, et, inutile de le dire, n’est-ce pas, Yvon n’essaya pas à se renseigner davantage.

— J’ai oublié un livre ici, la dernière fois que je suis venu, se contenta-t-il de dire à la servante.

— Oh ! oui, M. Ducastel. Vous l’avez laissé sur votre bureau de toilette ; je l’ai mis dans le tiroir, afin qu’il n’attrappe pas de poussière. Je vais aller le chercher.

— Non, laissez faire, Catherine ; j’irai moi-même et j’en profiterai pour me faire un brin de toilette, avant de retourner chez moi.

— Très bien, M. l’inspecteur ! Vous trouverez des serviettes et de l’eau fraîche, que je viens de monter, tout à l’heure, répondit la servante, en se dirigeant vers sa cuisine.

En sortant de sa chambre, après avoir retrouvé son livre et s’être plongé la tête dans l’eau pour se rafraîchir, Yvon s’aperçut que la porte de la chambre qui lui faisait vis-à-vis était ouverte. C’était là que Catherine avait conduit Annette, lorsque celle-ci était venue passer une journée au Gîte-Riant (journée inoubliable pour notre héros… inoubliable aussi pour Lionel Jacques, se disait amèrement notre jeune ami).

Cette chambre… Annette avait dû l’occuper souventes fois, depuis… peut-être même était-elle désignée sous le nom de la jeune fille maintenant.

Sous l’effet d’une insurmontable tentation, Yvon posa le pied sur le seuil de la porte, puis, s’avançant de quelques pas il se mit à examiner la chambre… Au fond, était une grande armoire, qui devait servir de garde-robe, ou de lingerie… S’il entr’ouvrait seulement l’un des panneaux de cette armoire, que verrait-il ?… Patrice Broussailles avait-il dit la vérité ?… S’il n’avait pas menti, des toilettes d’une grande richesse, d’une grande beauté devaient y être suspendues…

D’un mouvement brusque (car il avait un peu honte de ce qu’il faisait) Yvon ouvrit l’une des portes de l’armoire… Il avait parfaitement conscience de commettre une impardonnable indiscrétion… Mais la tentation était trop forte et il voulait tant savoir à quoi s’en tenir !

Un cri s’échappa de sa poitrine ; l’armoire contenait de ravissantes toilettes, en soie, en satin, en velours, recouvertes de dentelles, qui lui parurent anciennes et qui devaient être hors de prix !

Sans trop s’en rendre compte, il remarqua les nuances de ces costumes ; il y en avait un bleu pâle, un autre rose, un autre gris perle, puis un autre encore tout de dentelle noire… Il y avait aussi des souliers en satin pour chaque robe ; ces souliers étaient ornés de boucles serties de pierreries…

À l’œil plus expérimenté d’une femme, ces toilettes eussent paru assez singulières. Les nuances d’abord : ce bleu, on n’en voyait que très rarement maintenant. Ce rose… peu de personnes auraient osé s’en vêtir… Quant à la mode… elle était tout à fait celle du jour ; mais les dentelles anciennes (précieuses, bien sûr) dont les robes étaient garnies leur donnaient une apparence un peu trop austère et décidément surannée… Tout de même, Annette, l’aveugle, avec sa taille élégante et svelte, devait avoir l’air d’une reine, lorsqu’elle portait ces toilettes ; même ce bleu… et ce rose… si difficiles au teint, devaient seyar à sa délicate et réelle beauté de blonde.

Refermant sans bruit la garde-robe, Yvon s’approcha d’un petit guéridon, sur lequel il venait d’apercevoir des boites de différentes formes, recouvertes de velours violet… Des écrins !…

Ouvrant l’un des écrins, il vit un collier de perles et de diamants, dont les reflets l’éblouirent ; un autre écrin contenait un bracelet serti, lui aussi de perles et de diamants, puis une épinglette, des pendants d’oreille et des bagues ; des joyaux enfin qui, pour se servir de l’expression de Patrice Broussailles, « feraient l’envie d’une princesse royale ».

Ainsi, c’était donc vrai ! Annette était la fiancée de Lionel Jacques, et Yvon Ducastel, celui qui l’aimait si éperdument, venait d’examiner le trousseau de la future mariée !…

Fou de douleur, il sortit précipitamment et se dirigea vers l’escalier descendant au premier palier ; pour ce faire, il passa devant la chambre à coucher de Lionel Jacques. La porte étant ouverte, il y jeta machinalement les yeux… Ce ne fut qu’un simple coup d’œil, mais il avait suffi pour lui permettre de voir, dans un cadre doré, placé sur une table, un portrait : celui d’Annette !… Oui, c’était bien elle, avec ses cheveux d’or, ses yeux bleus, ses traits délicats, son teint légèrement rosé !… Alunite !… La fiancée de Lionel Jacques !… Tout parlait d’elle, au Gîte-Riant, tout !…

Attendre le retour de M. Jacques ?… Le questionner ?… À quoi bon ?…

Yvon le comprenait bien maintenant, il n’y avait plus d’espoir possible pour lui… et son cœur était brisé !