Éditions Édouard Garand (61p. 46-49).

XVI

OU LA COMÉDIENNE CONTINUE SON RÔLE


— Saisissez cette femme ! commanda d’une voix forte le lieutenant de police en regardant Pinchot et les gardes.

Pinchot, lui, avant d’obéir à l’ordre, regarda le lieutenant de police, puis la jeune femme. Le lieutenant, la jeune femme et les gardes regardaient, eux, la mine stupéfaite de Pinchot, et l’on aurait pensé que l’envie de rire s’emparait de ces quatre personnages.

La scène était étrange et comique à la fois. Flandrin Pinchot offrait une physionomie si drolatique, qu’il paraissait difficile, malgré tout le tragique que pouvait présenter l’événement, d’empêcher un éclat de rire. Entre le lieutenant de police, méconnaissable sous son déguisement de jeune gentilhomme, et la jeune femme, il s’établissait pour Pinchot une phénoménale mystification. Pinchot était dupe à ce point de prendre le lieutenant de police pour un jeune fat, guindé dans son justaucorps de satin vert, qui en voulait à l’honneur de la fille de Maître Jean, laquelle, Pinchot considérait comme une pucelle digne du plus grand respect. Si la scène avait l’air de tourner au comique, il est certain, qu’à ce moment, le lieutenant de police n’avait pas envie de rire, et moins encore la jeune femme qui redoutait d’être reconnue par Flandrin comme celle qui avait été sa déloyale et traîtresse amante ; car alors elle prévoyait que Pinchot se serait uni au lieutenant de police contre elle. Elle ne doutait pas qu’en une telle occurrence elle serait irrémédiablement perdue.

Heureusement pour elle, Pinchot, dans l’état d’ébahissement et de stupidité où il se trouvait momentanément, était incapable de reconnaître dans la fille de Maître Jean cette Lucie qui avait attenté à ses jours en une ruelle de la basse-ville de Québec. Disons encore que Pinchot se trouvait au comble de l’ahurissement, et, incapable de parler et même de penser, il continuait de regarder tour à tour la jeune femme et le lieutenant de police. Celui-ci mi fin à cet ahurissement en commandant de nouveau sur un ton autoritaire :

— Capitaine, je vous ordonne d’arrêter cette femme avec l’aide de mes deux gardes !

Flandrin put recouvrer, enfin, la faculté de parole.

— Ah ! ça, monsieur, pour qui me prenez-vous ? s’écria-t-il en retrouvant sa physionomie terrible de tout à l’heure. Suis-je votre serviteur et votre sbire ? Pensez-vous que Flandrin Pinchot se prête comme ça à l’arrestation des jeunes filles honnêtes et respectables ? Me prenez-vous pour un malfaiteur, un égorgeur, un meurtrier ?

— Vous êtes sous mes ordres et vous me devez obéissance, quoi que j’ordonne ! répliqua durement le lieutenant de police.

— Ha ! ha ! quelle bonne farce ! Monsieur, vous me faites rire malgré moi !

Pinchot riait déjà comme un fou ; néanmoins il n’avait garde d’oublier qu’il y avait là une jeune et jolie femme à défendre et protéger contre les entreprises de quelque imposteur de haute envergure. De sorte qu’il gardait toujours sa rapière à la main, et cette rapière, il faut le penser, suffisait à intimider les deux gardes et, peut-être aussi, le lieutenant de police lui-même.

La colère fit trembler celui-ci.

— Si vous riez à présent, reprit-il sur un ton concentré, prenez garde de pleurer plus tard, Capitaine. Voyons ! obéissez…

— Ah ! dites donc, à la fin, monsieur, cria Pinchot que la menace de l’autre échauffait soudain, allez-vous me dire auparavant qui vous êtes ?

Au fait, le lieutenant de police oubliait qu’il était métamorphosé et que Pinchot ne le reconnaissait pas. Il ébaucha un sourire et répondit :

— Je comprends, Capitaine, que vous ne me reconnaissez pas… Je suis le lieutenant de police !

Pinchot demeura bouche ouverte et les sourcils en accents circonflexes.

— Ne me reconnaissez-vous point ? demanda encore le lieutenant.

— Sang-de-bœuf ! monsieur, gronda Pinchot, avouez que vous vous métamorphosez mieux qu’un acteur-tragédien de Sa Majesté. Oui, oui, je vous reconnais bien maintenant. Que ne m’avez-vous appris de suite que vous faisiez ce soir la mascarade !

— C’est bon, laissons cela de côté. Et puisque vous me reconnaissez et savez qui je suis et, surtout, qui je représente, arrêtez cette femme. Vous n’ignorez point que l’ordre en a été donné par Son Excellence.

— Mais cette femme… fit Pinchot, surpris et hésitant… S’il hésitait, c’est pour la raison qu’il prenait la jeune femme pour une jeune fille et, surtout, pour la fille de Maître Jean. Sans doute, la jeune femme était bien la fille de feu Maître Jean, mais elle n’était pas ce que Flandrin la croyait, c’est-à-dire une jeune fille toute pure encore et que les liens matrimoniaux n’avaient pas effleurée.

Le lieutenant de police crut éclaircir la situation en expliquant :

— Cette femme, capitaine, sachez-le, est Mademoiselle de la Pécherolle !

Pour la seconde fois Pinchot éclata de rire.

— Voyons ! monsieur, vous n’allez pas, j’espère, me faire avaler un serpent pour une couleuvre. Vous vous trompez certainement sur l’identité de mademoiselle.

— Demandez-le-lui !

— Capitaine, intervint ici la jeune femme avec une belle audace, n’écoutez pas cet homme, c’est un imposteur. Moi, je suis celle que vous savez et ne suis nulle autre. Mais lui, qui ose se dire et se faire passer pour le lieutenant de police, est un menteur. Il est venu ici, me trouvant belle, pour me séduire ; mais j’ai su l’écarter. Il a insisté et a voulu user de violence, j’ai déchargé sur lui ce pistolet pour protéger mon honneur…

— Oui, mais vous l’avez manqué, mademoiselle, et c’est dommage. Soyez tranquille, je ne le manquerai pas, moi. Je vais vous fournir une consolation qui en vaut bien une autre, vous allez voir.

Et Flandrin tourna des yeux effrayants sur le lieutenant de police pour ajouter :

— Monsieur, qui que vous soyez, allez-vous-en ! Allez-vous-en avec vos gardes, et, sang-de-bœuf ! ne prenez pas trop votre temps ! Moi, c’est décidé, je protège cette jeune femme… je la défends jusqu’à la mort !

Pour appuyer plus fortement ce qu’il venait de déclarer, Pinchot se plaça entre la jeune femme et le lieutenant de police et pointa sa rapière d’une façon menaçante.

Le lieutenant de police dut comprendre qu’il ne pouvait gagner la partie contre le terrible batailleur. Il sourit et dit avec un mépris insultant :

— C’est bon, capitaine… J’oubliais que vous défendez votre maîtresse… une ribaude… une…

— Silence ! hurla Pinchot. Hors d’ici, insulteur !

Il se rua contre le lieutenant de police et de sa main gauche le souffleta durement… si rudement que l’autre faillit perdre l’équilibre.

— Gardes ! cria le lieutenant de police avec rage… une rapière !

L’ordre était inutile : les gardes, croyant que Pinchot allait les pourfendre ou les perforer d’outre en outre, s’étalent jetés dehors et se sauvaient déjà vers la ville.

La scène était typique. Pinchot riait « à plein ventre » de voir les gardes s’esbigner avec la frousse aux talons. La jeune femme souriait avec un triomphe sans nom, mais auquel se joignait une mordante ironie, en considérant le lieutenant de police, son mari. Quant à ce dernier, il faut bien avouer qu’il grimaçait de rage et de honte ; et ses yeux, comme égarés, avaient l’air de chercher autour de la pièce une arme capable de lui faire anéantir et Pinchot et la triomphante jeune femme. Il comprit de suite qu’il devenait un objet de risée ; il eut la force de volonté de réprimer la violence de sa colère et de redonner à sa physionomie sa contenance d’avant. Il ricana sourdement et dit :

— C’est bien, je vous laisse à vos amours, mes amis. Mais nous nous reverrons…

Sans plus il s’en alla.

Flandrin Pinchot marcha sur ses pas, referma la porte durement et tira les verrous. Cela fait, il revint vers la jeune femme. Là, il s’arrêta soudain et parut s’émouvoir ; il voyait la jeune femme assise sur un fauteuil, il la voyait triste, comme accablée, et presque pleurante. Il chercha des mots de consolation ou d’encouragement, mais il lui paraissait difficile, en la circonstance, de s’exprimer convenablement. Tout de même il put dire ;

— Mademoiselle, j’espère bien que vous ne m’en voudrez point d’être intervenu à temps entre cet homme et vous. Si je vous suis un inconnu, je peux vous affirmer que, moi, j’ai bien connu votre honorable père feu Maître Jean et qu’il fut mon ami comme j’ai été le sien.

— Je sais tout cela, capitaine. Mélie, ma bonne Mélie m’a tout conté. Loin de vous en vouloir, je vous dois une reconnaissance sans borne qu’il me sera peut-être impossible de vous rendre. Mais dites-moi, est-il vrai que vous soyez aux gages et aux ordres du lieutenant de police ?

— Hélas ! mademoiselle, c’est trop vrai. Mais que voulez-vous ? Ayant perdu ma place auprès de Monsieur de Frontenac, je me suis laissé embaucher par cet homme qui vous a insultée pour le service de Son Excellence de Ville-Marie. Ah ! si seulement j’avais pu savoir sous les ordres de quel butor j’allais me trouver ! Mais est-ce que je pouvais savoir ?

— Vous me dites que vous avez perdu votre place auprès de Monsieur de Frontenac ? Mais ne craignez-vous pas de perdre celle que vous avez maintenant auprès du gouverneur de Ville-Marie ?

— Quoi ! pensez-vous, mademoiselle… balbutia Flandrin avec surprise.

— N’avez-vous pas résisté à votre supérieur ? Plus que cela ; ne l’avez-vous pas souffleté ?

— C’est vrai. Seulement, notez bien que quand Son Excellence de Ville-Marie saura que c’était pour défendre l’honneur d’une jeune fille…

— Son Excellence ne vous croira point, car le lieutenant de police trouvera le moyen de se disculper. Au reste, je ne serais pas étonnée de voir le lieutenant revenir bientôt avec une vingtaine de garde.

— C’est possible, mademoiselle.

— Alors, je vous le demande, que ferez-vous contre vingt gardes ?

— Je me défendrai le mieux possible en vous défendant. Si je reste sur le carreau, croyez bien que je n’y serai pas seul.

— Vous resterez certainement sur le carreau, capitaine, malgré toute votre valeur. Mais cela ne sera pas, parce que je ne le veux pas… Non, je ne veux pas que vous sacrifiez votre vie pour moi ou à cause de moi. Tenez ! voici mon avis : regagnez promptement votre domicile et évitez de vous retrouver sur le chemin du lieutenant de police.

— Mais vous…

— Moi ?… Je subirai le sort qui m’attend sans me plaindre, s’il est vrai que je dois être arrêtée pour je ne sais quel crime.

— Ah ! non, cela ne sera pas non plus, foi de Flandrin Pinchot ! Et cela est si vrai, mademoiselle. que si je regagne mon domicile, je vous emmène avec moi.

— Impossible, capitaine, je ne saurais partir sans Mélie !

— Ah ! c’est vrai… Mélie ! Mais où donc est-elle, que je ne la vois point ?

— Quoi ! ne lui avez-vous pas donné rendez-vous à votre domicile, disant que, blessé, vous ne pouviez vous mouvoir et désiriez lui parler ? Tenez ! votre billet est demeuré là sur cette table…

Elle lui tendit ce billet que, nous le savons, le lieutenant de police avait dicté à son secrétaire.

Pinchot passait de surprise en surprise.

— Jamais de la vie je n’ai écrit cela ! s’écria-t-il après avoir pris connaissance du billet.

— Dans ce cas, sourit la jeune femme, il faut penser que ce billet a été écrit par le lieutenant de police pour faire tomber Mélie dans un piège.

— Que pouvait-il vouloir à Mélie, cette pauvre et inoffensive Mélie ?

— Je ne le sais pas, mais je suppose qu’il désirait l’attirer hors de cette maison, afin qu’il eût meilleur et plus sûr jeu avec moi. Comprenez-vous, capitaine ?

— Si je comprends, mademoiselle ? Oh ! la canaille ! Joli métier, n’est-ce pas, pour un lieutenant de police ? N’importe ! vous ne resterez pas dans cette maison. Comme vous l’avez dit, le coquin va revenir avec au moins vingt gardes. Venez… je vous conduirai à l’auberge de la Coupe d’Or, et là, s’il le faut, je coucherai devant votre porte.

— Mais Mélie, capitaine, l’oubliez-vous ?

— Ne savez-vous pas où elle est ?

— Comment puis-je le savoir, puisqu’elle allait chez vous !

— Voilà une affaire bien embrouillée. N’importe ! venez, et demain je me mettrai à sa recherche. Il est possible aussi qu’elle revienne ici. Si vous lui laissiez un mot lui mandant de venir vous retrouver à la Coupe d’Or ?

— C’est une fort bonne idée. Mais songez que le lieutenant de police pourrait mettre la main sur ce billet avant que ne revienne Mélie.

— Vous avez raison, car il ne faut pas que le lieutenant de police sache où vous vous retirez. Oui, oui, toute cette affaire est bien embrouillée. Pourtant, j’ai une autre idée : après que vous serez en sûreté à l’auberge, je pourrai revenir ici et guetter le retour de Mélie. Je pense que c’est le meilleur moyen. En tout cas, il s’agit pour vous de ne pas perdre de temps. Suivez-moi à l’auberge ; car le lieutenant de police pourrait être de retour ici dans cinq minutes.

— Je me rends à vos désirs, capitaine. Je ne prendrai que le temps de mettre une écharpe sur ma tête et sur mes épaules un manteau.

La jeune femme courut à sa chambre pour revenir bientôt. Sur sa tête elle avait mis une écharpe de soie rouge, laquelle parut troubler Flandrin étrangement. La jeune femme sourit avec ambiguïté tandis qu’elle jetait sur un fauteuil un ample manteau de couleur grise et attachait l’écharpe sous son menton. Puis elle prit le manteau et demanda :

— Voulez-vous, capitaine, me passer ce manteau sur les épaules ?

— Certainement, mademoiselle.

Flandrin prit le manteau. Mais très malhabile et tout troublé encore par la vue de l’écharpe rouge, et, peut-être, plus troublé par la beauté de cette jeune femme et les bons parfums de sa personne, oui, Flandrin posa sur les belles épaules le manteau à l’envers.

La jeune femme se mit à rire.

— Sang-de-bœuf ! jura Pinchot en rougissant, je suis plus maladroit avec ces atours qu’un écolier avec la rapière.

Disons, pour abréger, que l’instant d’après toutes les lumières de la maison étaient éteintes et que Pinchot et sa compagne gagnaient rapidement l’auberge de la Coupe d’Or où l’aubergiste les recevait et les hébergeait comme prince et princesse.

Dix minutes après leur départ et comme ils l’avaient pressenti, le lieutenant de police survenait à la maison de Bizard avec vingt gardes à sa suite. Il fit entourer l’habitation avant de pénétrer à l’intérieur… Là, on devine ce qu’il y trouva.