Éditions Édouard Garand (61p. 43-46).

XV

LA FILLE DE MAÎTRE JEAN


Après le départ de Mélie, la jeune femme était demeurée très méditative, au point qu’elle oublia de suivre la recommandation de sa servante, c’est-à-dire de tirer les verrous de la porte. La missive de Flandrin à Mélie lui causait manifestement une grande inquiétude. Elle relisait ce billet, comme si elle eût pensé y découvrir un autre sens que les mots écrits sur ce papier pouvaient rendre.

Un quart d’heure se passa.

Le grand silence qui régnait de toutes parts fut brusquement et fortement ébranlé par le marteau de la porte. La jeune femme fit un sursaut, elle faillit même bondir hors de son fauteuil. Dans la distraction où se trouvait plongé tout son esprit, le heurt du marteau avait ressemblé, à l’ouïe de la jeune femme, à un coup de tonnerre.

Elle regarda la porte sans oser parler, et là seulement, elle pensa aux verrous qu’elle n’avait pas tirés après le départ de Mélie. Mais n’était-ce pas Mélie qui heurtait ainsi le marteau ? Mais oui, assurément, c’était Mélie puisqu’elle ne devait être absente que dix minutes ou un quart d’heure.

Subitement rassurée, la jeune femme cria :

— Entre, Mélie, entre… les verrous ne sont pas tirés.

Elle vit la porte s’ouvrir aussitôt, mais ce ne fut pas Mélie qu’elle vit entrer… c’était un personnage richement vêtu et qu’elle ne connaissait pas. Un personnage qui repoussait la porte discrètement, retirait un feutre bleu à plume noire et s’inclinait très profondément.

La jeune femme était si saisie qu’elle demeurait figée dans son fauteuil. Elle voulut parler… impossible. Elle regardait cet homme d’yeux hébétés. Et lui, l’homme inconnu, disait en souriant :

— Madame, je compte bien que ma visite ne vous importune pas trop…

— C’est une singulière visite, monsieur… put difficilement dire la jeune femme.

— Je le sais. C’est pourquoi je vous demande pardon de suite. Je vous prie de m’excuser, madame d’être venu sans me faire annoncer. Mais l’urgence de l’entretien que j’ai désiré avoir avec vous ne m’a pas permis de vous faire prévenir de ma visite.

— Vous parlez d’entretien, monsieur… Mais je ne vous connais pas.

— Oh ! madame, cela a peu d’importance. Qu’il vous suffise de savoir que, moi, je vous connais.

— Vous me connaissez !…

La jeune femme sentait sa surprise prendre des proportions extravagantes. Mais elle pouvait de suite remarquer une chose dans son étonnement : elle découvrait sur les lèvres de l’étrange visiteur un sourire qui lui paraissait moqueur. Les yeux de cet homme qui se rivaient sur elle semblaient ne pas manquer d’impertinence. Malgré la politesse qu’y mettait le personnage dans le geste et la parole, on sentait que derrière cette politesse affectée il y avait une forte dose d’ironie. Du moins la jeune femme parut le penser. Mais elle pouvait bien se tromper sur les sentiments comme sur les intentions qui pouvaient animer cet homme. Tandis qu’elle s’efforçait de déchiffrer avec exactitude la physionomie de son visiteur, lui disait ou plutôt il demandait :

— N’êtes-vous pas Mademoiselle de la Pécherolle, commerçante en pelleteries ?

Cette fois la jeune femme ouvrit des yeux démesurés et ne put trouver une syllabe de réponse.

— Vous voyez bien que je vous connais, madame, reprit le visiteur en accentuant son sourire.

— Mais… qui vous a dit ce nom ?

— Le lieutenant de police, madame.

— Le lieutenant de police !… Il me connaît donc ?

— Sans doute, madame, puisque c’est lui-même qui présentement vous demande l’honneur d’un entretien.

— Ah ! vous êtes le lieutenant de police ?

— Oui, madame, de Son Excellence de Ville-Marie.

Quoique cette déclaration l’eût surprise et même fort inquiétée, la jeune femme, faisant effort sur elle-même, ne laissa rien voir de son trouble,

— En ce cas, monsieur, reprit-elle d’une voix assurée, que me veut le lieutenant de police ?

— Je vous l’ai dit : un entretien tout simplement.

— Je vous l’accorde, monsieur ; bien que, à la vérité, je ne sache quel motif ou quelle affaire vous ait conduit ici.

— Je vous le dirai bientôt.

— En ce cas, je vous invite à vous asseoir.

— Si vous permettez, madame, je demeurerai debout, et je pense que ce sera la meilleure manière de manifester mon respect à votre égard.

La jeune femme avait fini par recouvrer son sang-froid, et maintenant elle scrutait attentivement les traits du visiteur. Celui-ci, pensait-elle, ne lui était pas tout à fait inconnu ; elle avait dû se trouver en sa compagnie quelque part et à une date rapprochée qu’elle ne pouvait pas, naturellement, déterminer. Cette pensée lui venait du fait qu’elle croyait reconnaître, quoique vaguement, le son de cette voix et l’éclat de ces yeux ; et en y réfléchissant encore elle en arrivait à la quasi certitude que, en effet, cette voix et ces yeux ne lui étaient pas étrangers. Elle avait pu se trouver, en des circonstances que sa mémoire ne pouvait préciser à cet instant, dans l’entourage ou le voisinage immédiat de cet homme sans savoir qui il était.

Mais voici que le hasard ou qu’une circonstance particulière la mettait directement en présence de ce personnage, et maintenant elle savait qui il était, c’est-à-dire lieutenant de police. Là encore, elle ne pouvait se rappeler de s’être jamais trouvée en la compagnie de cet homme. Certes, elle n’ignorait pas que le sieur Perrot avait un lieutenant de police, mais elle ne l’avait jamais connu et il lui aurait été impossible, auparavant, de donner même la plus piètre esquisse de l’homme. En tout cas, elle était forcée de s’avouer que le lieutenant de police de Son Excellence était jeune et joli garçon, poli et galant. Mais elle n’aimait pas son sourire… ce sourire qu’elle croyait moqueur l’offensait en l’inquiétant. Car le sourire est quelquefois plus brutal qu’un geste violent, et il a souvent une signification plus alarmante, plus aiguë, plus pénétrante qu’une parole et même qu’un long discours. Le sourire, encore, cache ou déguise la pensée ; il n’est pas toujours, comme on pourrait le croire, l’expression du contentement, de la joie, de la bonté, de la tendresse. Il y a le sourire placide, doux, compatissant, le sourire qui charme, magnétise, égaye ; mais il y aussi le sourire ambigu. inquiétant, fielleux, mordant, mauvais et quelquefois mortel. Selon l’idée que s’en faisait la jeune femme, le sourire du personnage en sa présence appartenait sans contredit à la dernière catégorie. Il ne lui en fallait pas plus pour deviner qu’un danger quelconque et peut-être imminent la menaçait, d’autant plus, le pensait-elle, que la visite d’un lieutenant de police est toujours une menace directe ou déguisée. Si il y avait réellement danger ou menace, il importait à la jeune femme de ne pas perdre son sang-froid. Elle savait qu’en face d’un péril et surtout d’un péril dont on n’a encore que le pressentiment, il vaut mieux avoir sa tête sur ses épaules que sur les épaules du voisin. Il vaut mieux ouvrir les yeux que les fermer, et, mieux que tout encore, il importe de ramasser toute son audace.

Une longue minute de silence s’était écoulée entre les deux personnages, et l’on aurait été porté à croire qu’ils s’observaient tous deux avant de se porter un coup mortel. L’un et l’autre de ces personnages se devinaient ennemis, et il était naturel que l’un et l’autre ne pussent engager l’action définitive sans préparer leurs armes.

Le premier, le lieutenant de police rompit le silence.

— Ainsi donc, madame, dit-il, vous êtes bien cette demoiselle de la Pécherolle ?

— S’il est vrai que vous sachiez mon nom, qu’ai-je à répondre ? Si vous voulez en venir au fait…

— Je veux bien. Seulement, le fait est assez étrange, pour ne pas dire énigmatique. Si, d’abord, vous daignez me permettre de vous poser une question…

— J’essayerai d’y répondre de mon mieux.

— N’êtes-vous pas la personne qui avez, aujourd’hui, vendu des pelleteries de grande valeur à Son Excellence ?

La question, telle que posée, pouvait s’interpréter de deux ou trois façons, et la jeune femme crut lui donner cette signification : « Le lieutenant de police, sachant que Mlle de la Pécherolle commerçait dans les pelleteries et savait surtout négocier les marchandises de valeur, lui, le Lieutenant de police venait pour lui proposer une affaire ». Ayant donc interprété ainsi le sens de la question, la jeune femme répondit avec assurance :

— Parfaitement, monsieur, je ne saurais m’en cacher, puisque j’ai négocié personnellement et directement avec Son Excellence.

Le lieutenant de police amplifia son sourire incertain, baissa les yeux et parut réfléchir. La jeune femme s’attendait en toute confiance qu’il allait, dans la minute, lui proposer un marché. Mais elle fut bien désemparée lorsque Broussol reprit lentement :

— Vous dites, madame, que vous avez négocié personnellement… Voilà justement où la chose nous semble bizarre : il paraîtrait que Mademoiselle de la Pécherolle n’est pas le moindrement commerçante en pelleteries.

La jeune femme n’avait pu recevoir ce coup sans se troubler. Et le coup était, au surplus, si inattendu, qu’il la désemparait presque complètement. Néanmoins, elle n’était pas femme à perdre tout à fait la tête au premier échec. Elle demanda en essayant un sourire moqueur et dédaigneux :

— Vous avez vu Mademoiselle de la Pécherolle ?…

— Oui, madame, répondit audacieusement le lieutenant de police. Oh ! je dois bien reconnaître qu’elle n’est pas aussi belle que vous : mais d’un autre côté je dois aussi avouer que c’est une personne très séduisante. Elle a des cheveux blonds aussi admirables que le sont vos cheveux noirs.

Le lieutenant de police avait voulu tromper son hôtesse, et il y réussissait à merveille. La jeune femme eut de suite le pressentiment que quelque chose de terrible se préparait. C’est pourquoi, moins rassurée que jamais, elle eut cette unique exclamation :

— Ah !…

— Seulement, reprit Broussol, Mademoiselle de la Pécherolle m’a formellement déclaré qu’elle vit de ses rentes et non point d’un commerce quelconque, moins encore du commerce de pelleteries.

— Ah ! elle a dit cela…

— C’est comme j’ai l’honneur de vous l’affirmer, madame. Alors, je n’ai pu faire autrement que de penser qu’il y a en cette ville une autre demoiselle de la Pécherolle négociante en pelleteries. Une personne, par hasard rencontrée, m’a indiqué votre domicile.

La jeune femme ne dit mot. Elle semblait de plus en plus mal à l’aise. L’autre, avec son éternel sourire équivoque, l’agaçait et la tourmentait de plus en plus. La crainte de se voir prise en quelque piège et la colère que soulevait en elle la présence de cet homme qui paraissait la narguer se partageaient tumultueusement son esprit. Que faire ?… S’avouer coupable de supercherie et d’imposture, ou résister avec audace au danger qui la menaçait de plus en plus. Tout en observant à la dérobée son interlocuteur, elle réfléchissait.

Le lieutenant de police poursuivit :

— Seriez-vous apparentée à cette demoiselle de la Pécherolle, bien que, à la vérité, cette demoiselle m’ait affirmé qu’elle ne se connaît aucun parent ou parente en Nouvelle-France et bien que — elle l’a juré — elle se sache l’unique et l’authentique demoiselle de la Pécherolle en Ville-Marie ?

Dans ce temps-là, parmi les gens qui exerçaient le métier de guerre et surtout depuis que Des Ormeaux, en 1660, avait si courageusement lutté contre les Indiens toujours en nombre bien supérieur aux Français, on se disait, avec un laconisme qui révélait tout l’héroïsme du peuple de la Nouvelle-France. « Se battre ou mourir ».

La jeune femme ne vit d’autre alternative, et, courageuse comme elle était, elle eut cette pensée et cette volonté. Elle s’écria avec une indignation qui n’était certainement pas jouée :

— Dites-moi donc, monsieur, à la fin, êtes-vous venu en mon logis pour vous moquer de moi ?

— Dieu me garde d’une telle offense, madame ! répliqua froidement le lieutenant de police. Je suis venu pour trouver le sens vrai d’une énigme.

— Je vous assure qu’il n’y a pas d’énigme dans mes actions ou mes paroles.

— Et moi je suis certain qu’il y avait énigme… Mais dès ce moment il n’y en a plus, puisque j’ai pu pénétrer l’énigme.

— Que dites-vous ?

— Je dis simplement la vérité, madame. Et la vérité est que vous n’êtes point Mademoiselle de la Pécherolle… que vous avez emprunté ce nom…

— Monsieur, qu’osez-vous…

— Veuillez m’excuser, madame, si je vous dis des choses un peu dures. Je vous prie de ne pas oublier que je suis le lieutenant de police et que j’ai des devoirs à remplir.

— Que voulez-vous de moi ?

— Peu de chose de vous-même. Je voulais approfondir un mystère.

Disons ici que le lieutenant de police n’avait plus son sourire. Il avait maintenant un masque grave et froid, et le ton de sa voix était rude et agressif. Jusqu’à ce moment l’homme avait paru jouer comme à cache-cache, mais on voyait à présent qu’il ne jouait plus. La jeune femme le comprit fort bien, et elle comprit mieux encore que là, plus que jamais, elle devait « se battre ou mourir ».

Le lieutenant de police poursuivait :

— Si donc vous n’êtes pas Mademoiselle de la Pécherolle, (ici il accentua chaque mot) vous devez être cette mystérieuse Lucie, trafiquante en pelleteries pour le compte de Son Excellence Monsieur de Frontenac…

La jeune femme bondit tout à fait hors de son fauteuil. Elle était terrible. Hautaine, furieuse et farouche, elle cria :

— Oh ! je vous prie de prendre garde, monsieur… Je vous prie de peser vos paroles…

— Je pèse tout, madame, ou plutôt j’ai tout pesé minutieusement. C’est pourquoi je vous prie, moi, de conserver votre calme et d’attendre, pour exhaler votre colère, que j’aie fini de m’expliquer. Je continue : mais si, d’un autre côté, vous n’êtes point cette Lucie, vous êtes à coup sûr Sévérine Cotonnier, fille unique de feu Maître Jean, ancien boulanger…

La jeune femme venait de chanceler pour retomber sur son fauteuil. Et là, comme frappée mortellement, elle avait murmuré d’une voix défaillante et d’une poitrine qui haletait :

— Oh ! vous qui parlez ainsi… qui êtes-vous ! qui êtes-vous !…

Broussol avait repris son sourire moqueur et cruel. Il répondit :

— Je vous l’ai dit, il me semble, deux ou trois fois, madame : je suis le lieutenant de police. Mais attendez, vous allez me comprendre plus clairement, et j’ajoute que, si vous n’êtes pas non plus Séverine Cotonnier, vous êtes sans l’ombre d’un doute l’épouse séparée de René Le Chêneau.

La jeune femme poussa un cri terrible et laissa tomber sa tête sur le dossier du fauteuil et ferma les yeux.

Le lieutenant de police ne perdit pas de temps : il bondit jusqu’à elle, lui posa les mains sur les épaules, la secoua rudement et, d’une voix sifflante, plus ironique que jamais, mordante au suprême degré, proféra :

— Voyons ! ne va pas mourir ainsi, Sévérine, ma chère femme !

Sa femme ?…

Elle s’agita violemment. Les dernières paroles du visiteur parurent agir sur ses nerfs comme un cordial énergique. Ses faibles forces physiques devinrent des forces redoutables. Elle ouvrit les yeux, releva sa tête, gronda, rugit, puis tendit désespérément bras et buste. Il sembla qu’un ressort puissant venait de se déclencher en elle. Elle se souleva brusquement, repoussa le lieutenant de police et se dressa devant lui comme une panthère prête à bondir et à dévorer.

Sa voix, alors, rugit :

— Ho !… c’est toi encore… c’est toi, Le Chêneau… et dans la peau d’un lieutenant de police cette fois !

— Enfin ! se mit à rire le lieutenant de police avec un méprisant sarcasme, vous daignez, madame, reconnaître votre mari !

— Assez de comédie, Le Chêneau, que veux-tu ?

Il ne répondit pas. Il continua, simplement :

— Tu reconnais enfin ce mari que tu as délaissé, dénigré et fait pendre à la potence de la rue Sault-au-Matelot, à Québec. Tu reconnais le gendre de feu Maître Jean, ton père. Tu reconnais René Le Chêneau. Oui, oui, je suis bien l’homme que tu vois. Comme toi, ma chérie, j’ai changé de nom : on m’appelle Broussol. Un pauvre nom, si tu veux, mais un nom qui va m’aider à compléter ma vengeance.

La jeune femme regardait le lieutenant de police d’yeux qui avaient envie de tuer, et en même temps sa main droite pressait cette poche de sa robe où elle avait mis un pistolet.

— Car, poursuivait le lieutenant de police, j’ai un droit incontestable à la vengeance. D’abord, ne m’as-tu pas fait souffrir assez dès l’année après notre mariage ? Je me le rappelle trop bien, c’est comme si la chose était d’hier. Tu ne finissais pas de me reprocher notre pauvreté et la lenteur de notre marche vers la fortune. Et alors si j’ai manqué mon but, n’était-ce pas ta faute ? Je travaillais rudement, avec une ténacité sans pareille, pour m’acquérir une position sociale qui aurait pu te placer au rang des dames ; mais ton impatience, tes plaintes et tes reproches ont tout gâté. Tu ne cessais de me répéter que j’avais gâché ta vie, brisé à jamais ton avenir, et tu m’injuriais à toutes heures et n’employais à mon égard d’autre langage que celui des catins et des ribaudes. Tu sais pourtant, si tu veux t’en souvenir, quelle patience j’ai exercée avec toi. Je t’aimais et je travaillais, dans les mauvaises traverses, alors que tu t’abîmais dans le découragement et l’amertume, je tâchais de te consoler et de te remettre un peu d’espoir au cœur ; mais ton mauvais caractère, ton emportement insensé, ton orgueil, tes fous caprices et la rage qui te prenait à chaque humeur te jetaient contre moi. Alors, souviens-toi, je me décourageai. Dis, Sévérine, était-ce ma faute ? Ce bonheur que tu convoitais parmi le monde, ne le voulais-je pas plus que toi ? Tu ne le voulais pas, toi, ou tu ne savais pas le vouloir, puisque tu m’as empêché de te le conquérir. Que faire avec une créature qui tenait plus de la brute que de la femme ! J’ai roulé dans la fange. J’ai voulu t’y entraîner avec moi, car tu le méritais bien… Et de ce moment je t’ai fait souffrir pour te rendre ce que tu m’avais si généreusement prêté. Pourtant, je n’étais pas aussi pervers que tu étais perfide. Je n’étais pas aussi dégradé que toi. Il y avait en moi une dignité que tu ne pouvais pas trouver en ton être méchant. J’ai exercé des métiers louches, j’ai parfois descendu dans les bas-fonds, mais j’en remontais bientôt. Mais toi, tu t’y es engouffrée avidement et tu y es restée, au point de te faire ramasser dans la rue comme la pire des ribaudes et par de la canaille avec qui tu as vécu. Je n’aurais pas eu le courage et moins encore la méchanceté de te faire du mal corporellement ; mais toi, diablesse à tout faire, tu as réussi à me faire tomber dans un piège et à me faire pendre comme un malandrin. Et comprends-tu, maintenant, combien la femme descend bas lorsqu’elle se met à descendre ? Ai-je été aussi bas que toi ? Non, jamais ! Ah ! si j’eusse voulu parler devant le tribunal qui me jugeais et me condamnais pour un crime dont j’étais innocent ; si, pour me venger, j’avais crié : « Tenez ! mes juges, celle qui me fait pendre, c’est cette garce qui est ma femme ! » Ai-je parlé, Sévérine ? J’ai préféré souffrir et mourir comme un homme.

— Tu aurais eu là une belle vengeance à accomplir, pourtant ! ricana sourdement la jeune femme,

— C’est vrai. Mais veux-tu savoir, qu’au fond, j’étais content de mourir ? La vie n’avait pour moi plus rien d’alléchant. Je n’avais qu’un regret, celui de ne pouvoir t’emmener avec moi dans la tombe. Oh ! comme, là, j’aurais eu de jouissance à te tuer ! C’est pourquoi, après avoir été dépendu, et dépendu par ton père, j’ai voulu te pendre ; je t’ai manquée par la faute de ton père. Mais j’allais me reprendre et me rattraper. Oh ! j’avais de ce jour-là une véritable vengeance à entreprendre, non seulement contre toi, mais contre tous ceux-là qui t’avaient aidée à me frapper. Cette vengeance, Séverine, a commencé. De même que j’ai été frappé, j’ai frappé et atteint déjà trois têtes. Aujourd’hui, c’est ton tour. Demain, ce sera le tour de cet imbécile de Flandrin Pinchot, ton amant. Tiens ! écoute, Sévérine, Son Excellence de Ville-Marie m’a donné l’ordre de t’arrêter et de te jeter dans un cachot. Voici l’ordre. Et j’ai là des gardes à cette porte. Eh bien ! je ne le ferai pas.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai du cœur. T’arrêter, c’est clamer au monde qu’une gueuse, une ribaude, une bête immonde est ma femme. Non, non. Je ne veux pas de cela. Je viens de décider qu’il vaut mieux te tuer sans façon et de suite.

Aussitôt dit, le lieutenant de police saisit son poignard et s’élança contre sa femme. Il s’arrêta brusquement à deux pas de celle qu’il allait frapper, puis fit quelques pas de recul. La jeune femme venait de braquer sur lui le canon de son pistolet.

— Allons ! Le Chêneau, cria-t-elle avec sarcasme, viens frapper si tu peux !

Le pistolet éclata… mais la balle n’atteignit pas son but, la jeune femme avait tiré trop haut.

La détonation retentissait encore, la fumée de la poudre n’était pas encore dissipée, que la porte d’entrée sauta tout à coup hors de ses gonds comme au choc d’un bélier. Puis un homme bondit dans la salle en agitant une rapière, un homme à l’air plus redoutable que celui de la jeune femme… c’était Flandrin Pinchot.

Derrière Flandrin suivaient les deux gardes du lieutenant de police.