Ferenczi et fils, éditeurs (p. 83-101).
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V

On ne recommence jamais la seconde fois un coup réussi.

Grâce à Dieu, je ne sais quel sentiment me fit dire à mon frère, au moment d’arriver à la Quinteharde :

— Ce n’est pas la peine, aujourd’hui, de faire notre entrée victuailles en main. Nous chargerons le domestique d’aller les chercher dans la voiture.

Une première nouveauté nous attendait. Pas de chiens pour prévenir de notre arrivée. Et les murs sont tellement épais dans ce château que, si les portes ne sont pas ouvertes, le ronron de l’auto ne peut rien percer. Or, les portes n’étaient pas ouvertes.

En parcourant le couloir, notre pas hésitait.

— Est-ce qu’il n’y a plus personne, ici, par hasard ?

Mais je n’avais pas poussé la porte de la salle à manger qu’une vraie meute se précipita. Non seulement les chiens ordinaires, mais trois ou quatre autres nous saluaient d’abois furieux. Et, d’un coup d’œil, nous comprîmes l’aventure : nos cousins recevaient des invités à déjeuner, lesquels avaient amené leurs bêtes.

On ne pouvait plus mal tomber. Quelle disgrâce que de jouer le rôle de fâcheux, quand on n’en était plus au rythme de la farce !

Je voulus m’écrier : « Oh ! pardon ! » Ma voix fut couverte, non seulement par les chiens, mais par la triple exclamation du comte, de la comtesse et de la gouvernante, tous trois levés en sursaut, ainsi que les deux filles, désagréable brouhaha de gens qu’on dérange dans leur petite fête. Les invités, restés à leur place, nous regardaient avec un ébahissement comique. C’était une vieille dame décharnée et pauvre, tout en noir, extraordinairement laide, et un individu que je n’avais pas le temps de détailler, mais dont les cheveux couleur de carotte, la lourde moustache de même et la pâleur mal rasée me frappèrent, ainsi que l’aspect crasseux de toute sa personne et la figure de brute qu’il tendait vers nous.

— Voilà nos cousins de Bocquensé !

Cri presque joyeux qui nous réconforta quelque peu.

— Mais prenez donc place !

Le comte, sans attendre :

— Le marquis de Bocquensé et sa sœur, Mlle de Bocquensé ; le baron de Tesnes et sa mère, la baronne de Tesnes.

La vieille dame se leva, le fils non.

Notre embarras, je le sentais, faisait peine à voir. Les plats d’argent étaient sur la table recouverte d’une nappe. Quelque chose comme un gigot figurait au milieu. Mme de Bocquensé, dans ses atours, avait un corsage à dentelles noires, et les petites des cols de guipure ajoutés à leurs robes de pensionnaires.

Nous venions troubler on ne sait quel gala de chasse. La maldonne dans toute son horreur.

À l’empressement des hôtes, nous répondîmes par des pas en arrière et des mains en avant.

— Non ! Non ! Nous reviendrons un peu plus tard ! Nous allons aller déjeuner à Laval !… Mais si ! Mais si !

Leurs supplications furent inutiles. Nous avions tellement hâte de disparaître que ce fut presque en courant que nous reprîmes le couloir, suivis de près, et parmi des flots de paroles.

— Restez ! Nous serons si heureux, au contraire.

Mlle Tuache tenta de nous barrer le chemin. Mais, déjà, nous étions montés d’un bond dans le cabriolet et démarrions, assourdis par les protestations.

Nous le dîmes exactement ensemble :

— Quelle affaire !

Et, cette fois, nous n’avions pas envie de rire.

Au premier sous-bois qui parut, d’un commun accord nous décidâmes de nous arrêter et de manger tout simplement le déjeuner apporté dans la voiture. Et ce fut un pique-nique sans gaîté, malgré le joli soleil qui venait nous chercher.

— En somme, conclut Édouard, nous leur avons empoisonné leur réception.

— Tu as vu la tête des invités ?

— Mal. Mais ça n’avait pas l’air joli joli !

— Le plus affreux pour eux c’est, qu’une fois encore, ils se demandent s’ils vont nous revoir.

— Y retournons-nous ?

— Édouard ! Tu rêves ! Bien sûr, que nous y retournons, voyons !

Je ne savais pas devoir, pour le reste de mes jours, garder imprimée en moi l’expression de mon frère. Une sorte de superstition, eût-on dit, agrandissait ses yeux restés fixes. Lentement, presque solennellement, il prononça :

— Tu crois que nous ferons bien ?

D’abord assez pétrifiée par cet arrêt subit de son enthousiasme, je me répandis en reproches, moqueries, objurgations, et je dois dire qu’il fut, dès les premiers mots, convaincu.

— Tu as raison !… trancha-t-il.

Et, notre trainant déjeuner terminé, nos papiers gras dissimulés dans les buissons, notre ménage fait, en un mot, nous nous retrouvâmes côte à côte dans la voiture, et roulant à petite allure.

Nous ferions un grand tour dans la campagne, de façon à ne rejoindre la Quinteharde que vers quatre heures. La montre à la main, je bâillais.

À la longue arriva le moment de reprendre l’allée. Nous pûmes voir de loin, debout sur le seuil, et qui, certainement, guettait avec anxiété notre retour, Victorine Tuache et sa soutane noire.

Je sautai la première à terre.

— Partis ?…

— Oui, chère demoiselle.

Elle ajouta, mielleuse :

— Et tout le monde vous a regrettés.

Dans le couloir, le comte et la comtesse. Édouard coupa d’avance leurs fatigantes politesses.

— Nous apportons l’argent !

Pas un mot, pas un petit cri, pas un soupir. Mais, fluidiquement, je sentis le frisson qui passait.

— Allons à la bibliothèque !… proposa la gouvernante d’une voix aussi naturelle que possible. C’est là que nous serons le mieux.

Une image encore me reste, celle de M. de Bocquensé tenant dans sa main droite, d’un air embarrassé, honteux, comme enfantin, la liasse de billets qu’il évitait de regarder.

Édouard avait rajouté les cinq mille francs supprimés d’un mot une semaine plus tôt, geste qui rachetait un peu ses diverses attitudes précédentes et qu’un unanime sourire aux yeux de flamme venait d’accueillir.

— Veuillez compter, dit-il avec son ton impérieux, si spécial, mélange d’impertinence ancestrale et de muflisme moderne.

Un faible geste qui proteste, un échange de rapides regards, et, docile, l’homme s’exécute. Les yeux des autres ne quittent pas ses doigts.

— À présent, dit Mlle Tuache quand c’est fini, vous allez signer à M. le marquis un reçu.

— Sans aucune valeur ! fait Édouard dans un rire. Mais, de cette façon, les notaires sont roulés !

Un bien-être sourd et général a suivi ces petites opérations. Les billets escamotés ont disparu sans que nous ayons vu dans quelle poche. Nous allons donc pouvoir passer à autre chose, ou plutôt à la Chose, celle pour laquelle nous sommes revenus si vite.

— Vous emportez le pastel aujourd’hui ?… demande la gouvernante d’un air gai.

Édouard me remercie d’un regard après ma réponse.

— Oh ! non. Nous ne sommes pas pressés ! D’ailleurs il faudrait un fourgon. On verra ça plus tard.

Ayant, avec une pirouette, terminé : « Ce sera une occasion de nous revoir ! », j’attaque sur un autre ton :

— Et maintenant, nous demandons à connaître les travaux héraldiques des jeunes filles

— Beaucoup d’honneur pour elles !… dit la vieille fille. Je vais les appeler à l’instant.

Effrontée et cachant mon désir ardent sous des airs de plaisanter, je l’arrête au vol.

— Une minute, mademoiselle. Je veux poser à nos cousins une question, et, comme je sais que c’est vous qui répondrez…

Trois mimiques variées accueillent ce coup.

— Voilà ! Je me sens du goût pour votre fille Bertrande. Me la confieriez-vous pendant une quinzaine à Paris ?

Le tonnerre en tombant n’aurait pas fait plus d’effet. Le haut-le-corps passé, des figures froides essayant de rester courtoises, des regards soupçonneux qui veulent sourire précèdent la réplique de la gouvernante.

— S’il s’agissait, mademoiselle, d’un couvent connu, nous l’enverrions volontiers à Paris, même pour un mois, et vous pourriez l’y visiter au parloir. Du reste, ce serait plutôt l’affaire de Marie-Louise.

Je me suis retenue au moment de crier : « Oh ! non ! Pas Marie-Louise ! » J’ai dit simplement :

— Et pourquoi pas Bertrande ?

Alors c’est sur Édouard et moi que le tonnerre est tombé.

— Parce que, mademoiselle, avant quinze jours Bertrande sera mariée.

Tous deux ensemble nous avons grondé.

— Quoi ?

— Parfaitement, mademoiselle ! Elle sera mariée au baron Philippe de Tesnes que vous avez vu tantôt à table avec nous. C’était justement le déjeuner de fiançailles.

Édifice écroulé devant nous, décombres. Je devais être pâle, Édouard plus pâle que moi. J’eus la présence d’esprit, quand même, d’observer de quel œil la vieille fille nous dévisageait.

Elle vit que je la voyais, et, détournant son regard, elle reprit :

— Philippe de Tesnes est un ami de la famille depuis son enfance ; c’est pourquoi les fiançailles sont si courtes.

Nous n’avions plus un mot à dire. Il fallait nous en aller, rien d’autre. Mais déjà Mlle Tuache disparaissait à la recherche des deux petites.

À la vue de Bertrande, tout mon être se révolta. La marier avec le butor en question, elle ? Impossible ! Mon Dieu qu’elle me parut pâle à son entrée ! Plus pâle encore que nous deux. Sans attendre ni son bonjour ni celui de sa sœur, j’attaquai, cruelle, amère :

— Je vous félicite, mon enfant ! Je viens d’apprendre vos fiançailles avec M. de Tesnes…

Sans pouvoir continuer, j’enregistrai le mouvement de tout son corps, véritable recul d’horreur. Une demi-seconde ses yeux d’enfant martyre me regardèrent, et j’en restai frémissante. La gorge serrée, elle répondit : « Merci, ma cousine. » Puis, retournée à son énigme, de nouveau muette, elle posa sur la table le gros livre parcheminé qu’elle portait, et l’ouvrit à la première page.

Les parents et la gouvernante la regardaient faire comme s’ils l’eussent surveillée.

— Montrez d’abord l’arbre généalogique de la famille ! commanda Mlle Tuache.

Tandis que la jeune fille cherchait :

— Tout cet ouvrage a été peint et calligraphié de sa main sous ma direction. Nous reconstituons dans son entier l’armorial de France. Marie-Louise, elle, est en train de travailler particulièrement la Mayenne… Mais veuillez vous asseoir, mademoiselle, et vous aussi, monsieur le marquis !

L’un à droite, l’autre à gauche de Bertrande restée debout, et qui se penchait sur le livre, nous approchâmes nos sièges. Mme  et M. de Bocquensé s’assirent en face de nous. Victorine Tuache, dompteur de la famille, allait et venait en se frottant les mains. Sa fierté de ses élèves éclatait visiblement.

— Regardez et dites si le meilleur héraldiste ne pourrait prendre des leçons ! Vous y êtes, Bertrande ? Blasonnez-nous la généalogie.

Comme un répons à la messe, la jeune voix s’éleva, sans nulle inflexion, récitant par cœur :

— Bocquensé porte écartelé aux 1 et 4 de gueules, aux 2 et 3 de sinople…

Quand elle en fut à la devise, je restai surprise d’entendre Édouard murmurer après elle, sur un ton indéfinissable :

Ne me salis

Je me penchai pour le regarder. Je vis ses yeux fixés sur la bouche de Bertrande, et je compris le désir furieux qu’il avait d’elle.

La généalogie continuait, voix décolorée passant par les lèvres rouges et passionnées de cette fille impressionnante. La mère se rengorgeait, le père ricanait sans bruit, la petite sœur attendait son tour.

Nous n’entendions même pas l’insipide litanie. Bertrande aurait pu continuer une heure sans nous réveiller de notre léthargie, deux bêtes charmées qui subissent l’emprise sans plus bouger.

Le nasillement de la gouvernante nous fit sursauter. La généalogie venait de se terminer.

— Maintenant il faudra dessiner et peindre le blason de votre mari, Bertrande, disait-elle.

Alors, sur le même ton monocorde, Bertrande récita sans en être priée, mécanique remontée qui ne peut plus s’arrêter :

— Tesnes porte d’azur à trois forces d’argent posées sans ordre. La devise est : Je le veulx.

Certes, Édouard ne dormait plus.

— La nôtre est mieux ! fit-il impérieusement.

En même temps que la vieille fille, la petite le regarda. Je ne sais si mon frère comprit comme moi ce regard d’un instant, véritable appel au secours.

Je ne pouvais plus y tenir.

— Vous nous aviez promis une promenade dans vos bois !… m’écriai-je en me levant.

Je me repris pour achever aimablement :

— Maintenant que nous avons admiré le magnifique travail de votre élève, mademoiselle !

— Et le livre de Marie-Louise ?… observa-t-elle.

— Nous le verrons à la prochaine visite !… Le soleil baisse déjà, je crois, et…

— Et vous en avez assez !… éclata le comte. Je comprends ça !

Pour n’avoir pas l’air de voir ce qui s’échangeait en silence entre les deux ennemis, je pressai le mouvement.

— Allons !

Les petites ne nous avaient pas suivis. J’aimais mieux cela. Car ma détermination était prise. Je ferais tout pour sauver le bonheur de mon frère.

Je le laissai passer devant avec nos cousins et gardai fort habilement la gouvernante près de moi. Sans ambages, me jetant à l’eau :

— Ce Philippe de Tesnes, elle l’aime ?

Pour mon étonnement, elle sembla n’en éprouver aucun, elle.

Tout aussi directe que moi :

— Dam non ! Elle se résigne.

— Mais ?

— Mais il n’y a pas d’autre parti pour elle.

— Qu’en savez-vous ?

Deux épées qui se croisent : mes yeux et ses lunettes.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que mon frère est beau, riche et marquis, et que Bertrande lui est une cousine trop éloignée pour qu’il y ait contestation de la part de Rome.

Elle s’arrêta net au milieu de l’allée que nous suivions.

— Votre frère songerait à…

— Oui !

La lueur qui flamba derrière les lunettes s’éteignit aussitôt.

— Eh bien ! Eh bien !… Voilà qui est tout à fait inattendu. Pour deux fois que M. le marquis voit sa cousine…

Son sourire gouailleur me fit peur. Je compris qu’à son tour elle allait jouer avec moi comme le chat avec la souris. J’étais allée trop vite. Il suffisait qu’elle eût, tout à l’heure, soupçonné ce que je lui révélais si brutalement. Mais le temps pressait après cet affreux déjeuner de fiançailles.

Mlle Tuache détournait maintenant les yeux, faisant semblant d’être gênée.

— C’est que, dit-elle, s’agirait-il d’une chose sérieuse, la vie de Paris ne serait pas celle qui conviendrait à notre Bertrande. Philippe de Tesnes est un campagnard, comme elle…

— Ce rouquin qui doit sentir le bouc ? Mais, mademoiselle, vous ne voyez pas que ce mariage est monstrueux ?

— Vous vous engagez dans les jugements téméraires, mademoiselle de Bocquensé ! Je connais Philippe depuis son bas âge, et, monsieur votre frère, je ne le connais pas.

— Mon frère…

— Bertrande ne peut pas être le jouet de Parisiens habitués à la vie légère.

— Mademoiselle, je vous prie !

Elle fit une petite révérence pour marquer sa confusion devant mon redressement offensé.

— Je parlais de M. le marquis ! Ce que vous nous avez dit de vos œuvres pieuses et de vos relations suffit à…

Je l’arrêtai d’un geste sec.

— Laissons ! Mon frère est comme mon enfant. Mon appartement, à Paris, est situé juste au-dessus du sien. Bertrande deviendrait ma fille, et je me porte garant de son bonheur. Elle est exactement la femme que je rêvais pour mon frère. Car je puis vous confier que, depuis des années, mon plus cher désir est de le voir marié, tranquille, établi. Et je sais qu’il peut rendre une femme heureuse, surtout l’ayant choisie avec son cœur. Et, mademoiselle, c’est la première fois qu’il aime.

— Mais, vous donner Bertrande, pour nous c’est la perdre !

L’âpreté de sa voix me remua tout de même. Craignait-elle de laisser échapper une de ses victimes ou si quelque étrange attachement à cette famille qu’elle opprimait la poussait à rejeter mon offre, véritable miracle ? Cette question, par la suite, je ne l’ai jamais résolue.

À tout hasard je m’écriai, désespérée :

— Mais il vous reste Marie-Louise !

À ce moment les autres se retournèrent au loin et parurent nous attendre. Notre dialogue se précipita.

— Malgré ce qu’il y a de surprenant dans tout ceci, si nous envisagions un jour d’étudier la question, votre frère consentirait-il une dot ? Car Bertrande n’a qu’elle-même.

Le marchandage. Soit.

— Oui, certainement.

— Eh bien ! Eh bien ! voilà qui est à considérer. Et… accepterait-il de l’épouser tout de suite ?

— Oui. Mais pourquoi cette hâte ?

Elle venait de surprendre ma subite rétraction. Sa grimace mystérieuse me rassura plus vite encore que ses paroles.

— C’est à cause de Thibault, bredouilla-t-elle comme à regret. Il ne fait que des bêtises, et nous craignons des scènes pénibles à la Quinteharde. C’est pourquoi nous sommes pressés de marier Bertrande qui, de cette façon, n’y sera pas mêlée. Nous songeons aussi à mettre Marie-Louise en pension pour la même raison. Et pourtant Marie-Louise est si jeune qu’elle comprendra moins que son aînée.

— Ah ! Ah ?… C’est cela ?… Mais Bertrande sera mariée aussi vite que vous voudrez, mademoiselle ! Au contraire !

— Eh bien !… Eh bien !…

— … Si toutefois elle consent !

— Là n’est pas la question !

— Comment ? Vous ne la consulteriez pas ?

— La consulter ?

Sa stupéfaction si sincère me mit une fois de plus sur les lèvres un « C’est monstrueux ! » Mais je gardai pour moi ce cri.