Ferenczi et fils, éditeurs (p. 65-im02).
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IV

— Nous sommes magnifiques !

Édouard riait, les mains au volant. La route s’emballait sous la voiture.

— Tu veux sans doute parler de notre crapulerie ?… répondit Marguerite de Bocquensé.

De profil elle acheva, fixant les horizons :

— Je veux dire ta crapulerie. Car, moi, je ne conduis tout ça que dans un autre but.

Avec le même visage tendu que sa sœur, il rectifia :

— Pourtant, quand on nous a dit le prix, c’est toi qui m’as rebattu les oreilles de « la bonne affaire ». Tu n’es donc pas plus honnête que moi.

— Ça, mon chéri, quand on tombe sur des poires, on serait bien bête de ne pas en profiter. Mais voilà le point : ce ne sont pas du tout des poires ; ce sont des gens traqués. Alors, toi, avec tes quarante-cinq mille, tu y es allé un peu fort !

— Peut-être. C’est comme ça qu’on s’y prend en affaires.

Après un kilomètre dévoré sans plus rien dire, à brûle-pourpoint, elle interrogea, le cœur serré par l’attente de quelque ironie :

— Qu’est-ce que tu en penses ?

Il ne demanda même pas de qui ou de quoi il était question.

— Elle est épatante !… répondit-il presque bas.

Marguerite de Bocquensé tressaillit. Un espoir alluma ses yeux.

— Avoue que c’était dommage de ne plus jamais la revoir ! Mais, grâce à ma malice, nous reviendrons à la Quinteharde quand nous voudrons.

Une seconde, Édouard détourna ses yeux du vertige de la route pour regarder de côté sa sœur. Il croyait lire en elle et ne se trompait pas. Du bout des lèvres, pour cacher une petite émotion :

— Tu crois que nous la reverrons ?

« Étonnant !… pensa-t-elle. Je ne le croyais tout de même pas capable de me ressembler à ce point-là. Voilà qu’il a le béguin comme moi ! »

— Toi aussi elle te plaît, hein ?

Il eut presque l’air de s’excuser.

— Tu comprends, elle me fait du chagrin. Avec sa petite gueule de médaille, n’est-ce pas, on a tout de suite envie de lui réciter sa prière. Et tous ces loufoques-là n’ont pas l’air de se douter de ce qu’ils ont chez eux. Elle est malheureuse, ça saute aux yeux ; elle a peur de tout le monde. Alors on voudrait l’emporter pour lui donner ce qu’elle mérite !

Et, sans savoir qu’il formulait tout haut le secret conte bleu de sa sœur :

— Belle comme elle est, Marguerite, pense ! La rendre femme ! La mettre à la page !

C’était aller presque trop vite. Sagement elle répondit :

— Il faudrait la connaître un peu plus avant de nous lancer, tu ne crois pas ?

Mais il n’écoutait plus.

— La gâter, l’habiller, la balader partout ! Paris, le luxe, les admirations… La sortir de son cauchemar pour la gaver de tout ce qu’elle n’a même pas osé rêver !

Il était à tel point monté, tout à coup, qu’elle n’essaya plus de rien enrayer. Souriante :

— Il est certain qu’avec celle-là tu serais sûr de n’être jamais trompé. Et quels beaux enfants !

— Oh ! des enfants, tu sais, je ne suis pas si pressé que ça !

— Oui… Enfin !… Tu ne diras pas toujours ça.

— Peut-être… Mais, en attendant… Je connais ton vieux bateau, Marguerite ! Tu voudrais être grand’mère, hein ?

— Mais oui, mais oui !…

Instinctivement il ralentissait à mesure que leur songe à deux prenait corps.

— Marguerite ?… Si nous n’étions pas passés par là, dis ?… Qu’est-ce que c’était que son avenir ? Tu crois qu’elle serait entrée au couvent comme sa sœur aînée ?

— Probablement. Ou bien elle se serait suicidée.

— Oh ! pauvre petite !

— Ou bien elle se serait résignée à devenir la seconde vieille fille de la maison.

— Tais-toi ! Elle ?

— Écoute ! Ne nous verse pas dans le fossé pour ça !

Marguerite montra ses dents bien arrangées, assez éblouissantes encore.

— Mon pauvre vieux, ce n’est pas pour dire, mais je crois que tu es sérieusement pincé !

Il ne releva pas. Il suivit son idée.

— Heureusement que les affaires vont bien et que je n’aurai pas à m’inquiéter d’une dot !

Elle le regarda.

— Nous sommes un peu fous, tous les deux, tu sais ? Nous parlons d’elle comme s’il s’agissait déjà de ta fiancée. Je le répète, nous ne savons rien d’elle. Il s’agirait de l’étudier un peu. Ce qu’il faudrait, vois-tu, ce serait obtenir qu’on me la confie quelque temps à Paris. Comme nous n’habitons pas le même appartement, toi et moi, les convenances seraient sauvées. Mais, ça, c’est de la chimère. Ils ne nous la donneront pas !

Et les dents serrées, Édouard répondit :

— On verra !

Puis ils retombèrent dans le silence ; et, de nouveau, la voiture fila.

Les approches du crépuscule transformèrent les paysages. Un monde de silhouettes apparut sur l’écran rouge du soir. Tout à coup, Édouard reprit la parole.

— Marguerite ?… Et si, pendant notre absence, un Américain quelconque venait leur acheter le La Tour ? Avec cette vieille ficelle : de gouvernante, sait-on jamais ?

— Tu me fais peur ! murmura-t-elle.

— Nous vois-tu revenir comme des idiots pour trouver le tableau valsé ?

— C’est pour ça, conclut-elle, qu’il ne faut pas trop lanterner. Il me semble que, dans huit jours…

Elle vit l’éclair du coup d’œil jeté vers elle.

— C’est ça, dans huit jours !

Redressant la tête, et comme pour lui-même, il acheva presque bas :

— Et s’il faut donner le vrai prix, on le donnera, tant pis !

« J’ai peur, écrivait Marguerite en rentrant. Peut-être a-t-il subi seulement l’atmosphère de la Quinteharde. Car il y a du phosphore qui circule secrètement dans cette bicoque lugubre, Maintenant revoilà Paris, les bars, les dancings, la boxe, la piscine. Après avoir presque exagéré, s’il allait oublier Bertrande, ma Bertrande, et retomber dans les filles et la bringue nocturne ? Car son emballement n’est pas très naturel. Je n’aurais jamais cru mon frère capable de comprendre si vite le sortilège de cette petite créature. L’ai-je par hasard influencé dans ce coup de foudre à deux ? Ou bien s’il n’attendait qu’un signe pour se révéler presque un poète ? Car enfin il faut être presque un poète pour goûter le cachet d’austérité, de dignité d’une jeune fille pareille.

« J’aimais déjà mon frère de toute ma maternité de sœur aînée. Le voilà plus que jamais mon enfant. Vais-je vraiment avoir un jour le bonheur de le voir marié selon mes plus belles aspirations, d’avoir à mon côté la jeune alliée qui, mieux que je n’ai su le faire, le dégagera des matérialités contemporaines dans lesquelles il s’enfonce à plaisir pour le rendre à son vrai tempérament, lui qui se moquait si fort de ma passion pour un littérateur ?

« Tout arrive, décidément.

« Du reste, en y réfléchissant mieux, il y a dans son exaltation une bonne petite part de vanité. Comme il disait ça : « La gâter, l’habiller, la balader partout ! » Bien sûr, il serait fier de montrer sa perle rare. C’est humain. C’est naturel. Est-ce que je ne serais pas fière, moi aussi, de l’avoir avec moi dans tous les endroits où j’irais ? Car, pendant qu’Édouard serait à ses affaires, je devine qu’elle ne me quitterait guère. Quel plaisir que de la mener chez les couturiers, les modistes, les joailliers, de la parer, de pousser son style, et puis de la présenter dans tous les salons, de la faire briller dans toutes les réceptions, dans toutes les premières !

« Ah ! que ce mariage se fasse !

« Elle n’aura qu’à être belle et particulière. Plus que jamais je dirigerai l’intérieur de mon frère. Je lui épargnerai à elle tout souci ménager, en même temps que je la guiderai dans cette vie de Paris qui commencera par l’ahurir, pauvre petite nonne laïque perdue dans son manoir noir, entre des parents périmés, une cadette chafouine, des domestiques atroces et cet épouvantail de gouvernante qui les mène tous à la baguette, sans parler du frère invisible dont les histoires doivent être encore quelque chose de gai.

« Je croyais la vie finie, après les cendres de l’amour refroidies dans mon cœur. Voilà qu’elle recommence, peut-être. Un intérêt palpitant s’annonce pour la seconde partie de mon existence. Le jour se lève de nouveau, le couchant redevient l’aurore. Je crois y être déjà. Passées les premières années de leur grand égoïsme d’amoureux, quand mes enfants auront à leur tour des enfants, je recommencerai de plus belle les joies de la tendresse puisqu’une fois de plus, toute vieille que je serai, ces petits me seront confiés, moi l’instrument de tant de bonheur.

« Comme elle va m’aimer, Bertrande ! Je serai son conseil, sa confidente, son indispensable. Et dire qu’elle ne se doute pas de ce que le destin prépare pour elle ! Chère petite ! Il me semble qu’elle doit rêver en ce moment à mon frère comme au prince charmant, elle qui n’a certainement jamais vu d’autres hommes que son père, son frère et des paysans. Édouard est assez beau pour émouvoir l’imagination de n’importe quelle jeune fille. J’en sais quelque chose avec toutes celles qui le guettent ; et je connais pas mal de femmes mariées amoureuses de lui. Son titre, par-dessus le marché, bien qu’il fasse semblant de le dédaigner, n’est pas pour déplaire à Bertrande. Il lui ira bien. Une vraie petite marquise de légende. Et, pour l’orgueil démodé des parents, quelle aubaine ! Eux aussi feront un beau rêve.

« Allons ! Mlle Tuache, avec sa lettre, a sans doute, sans le vouloir, le vieux serpent, préparé de la joie pour tout le monde. Il est vrai que je l’ai bien aidée. Sans moi, l’innocent Édouard passait à côté du La Tour sans songer à l’acheter, et, même en l’achetant, ignorait à jamais Bertrande, puisque c’est sur mon initiative que nous avons fait irruption dans le déjeuner de famille.

« Alors je me vote des félicitations, en attendant toutes celles que je vais recevoir par la suite.

« Car ce mariage va se faire. Il n’y a aucune raison pour qu’il ne se fasse pas, à moins, je le répète, que le charme n’agisse plus, une fois mon frère repris par son business et sa noce.

« Mais je suis là pour le ramener de force du côté de la fascination, et pas plus tard que la semaine prochaine, si j’en crois mon instinct. »


✽ ✽

Accroupie dans son angle de ténèbres, Bertrande entend, comme à l’ordinaire, la conversation qui n’est pas faite pour elle. Son oreille exercée perçoit ce qui ne se dit que dans un souffle, même à cette heure nocturne où la maison est supposée dormir tout entière.

— Et s’ils ne reviennent pas ?

— Alors, nous agirons autrement. J’ai la liste des musées capables d’acheter. J’aurai d’autres adresses encore.

— Je sais bien, articule très bas Mme de Bocquensé, qu’on peut compter sur vous, mademoiselle. Mais tout cela sera long, et nous sommes pressés.

— Pour moi, madame, ils reviendront. C’est leur intérêt. Rien que la diminution indiquée par votre cousin est une garantie. Mais c’est surtout sur sa sœur que je compte.

— Que Dieu vous entende ! Sans quoi, comment éviter ce qui nous attend, avec le nouveau scandale annoncé ce matin par Thibault ?

— Madame, un enfant ne naît jamais qu’au bout de neuf mois. Cela nous donne du temps pour nous retourner.

— Mais, mademoiselle, vous oubliez donc que cet enfant à naître n’est qu’une nouveauté ? Que la menace du mariage de Thibault avec sa gourgandine reste en suspens sur nos têtes ?

— Madame, je vous demande pardon. Et cette fois, M. le comte sera de mon avis. Thibault, dans son égarement, perd jusqu’au sens de la logique…

Le ricanement paternel passe.

— Que vous lui avez pourtant enseignée, mademoiselle !

— Monsieur le comte, l’heure n’est pas indiquée pour confronter nos vieilles rancunes. Comme vient de le remarquer Mme la comtesse, le temps presse. Thibault, d’une part, déclare qu’il épousera sa créature si on ne lui donne pas une certaine somme, et, d’autre part, annonce qu’elle est enceinte de ses œuvres et que, si la somme ne lui est pas versée, il apportera le bâtard à la porte de la Quinteharde, laissant à la famille le soin de l’élever…

— Ayez pitié de nous, mon Dieu !

— Madame, ne vous rendez pas malade inutilement. Si bâtard il y a, c’est donc que Thibault ne sera pas marié.

— Tiens ! C’est vrai !

— C’est donc, dis-je, que Thibault ne songe pas sincèrement à cette union, mais n’use ainsi que d’un nouveau chantage pour avoir de l’argent.

— Mais, mademoiselle…

— Toutes mes excuses, madame, je demande à terminer ma démonstration. Donc, s’il y a bâtard, il n’y a pas mariage, et je crains moins ceci que cela. Car, après tout, un nouveau-né… (la voix sombre un peu plus encore) n’est pas forcément viable.

Le grand silence qui suit a quelque chose de surprenant, quand on ne peut voir les expressions des visages.

Un grognement enfin :

— Ah ! C’est du propre !

— Monsieur le comte, on fait comme on peut. Il y a, dans tout cela, quelque chose de fort important que nous n’avons pas encore envisagé suffisamment : c’est la présence de vos filles parmi ces ignominies.

Encore le ricanement.

— Faut-il les murer dans la cave ?

— Monsieur le comte, il ne semble pas qu’il y ait là matière à plaisanterie. Ces enfants qui, Dieu merci, n’ont pas encore compris, ne peuvent pas assister à ce qui va se passer d’une manière ou d’une autre d’ici peu. J’ai déjà pu parler à Philippe de Tesnes, qui est consentant, mais qui devine, j’en ai peur, ce qui nous pousse à brusquer les noces ; car il parle de votre ferme de Vertehaie comme s’il comptait la recevoir en dot, et :

— Vertehaie ? Par exemple !

— Eh bien ! eh bien !… Ne vous emportez pas ! Je suis là pour remettre au point les choses. Nous serons quand même obligés de faire des concessions, vu les circonstances, et les agissements de Thibault commençant à se répandre. Mais je sauverai Vertehaie, soyez tranquille ! Quant à Bertrande, je compte dès demain… Mais laissons cela ! Nous pouvons d’ores et déjà calmer Thibault en lui promettant, dans un court délai, l’argent que nous lui donnerons peut-être, en effet. Pendant ce temps, les bans du mariage de Bertrande seront publiés, et, dès que mariée, la voilà sortie de la maison… et du déshonneur. Mais il reste Marie-Louise, dont l’esprit peut se mettre en éveil. Il faut donc l’éloigner le plus tôt possible.

— Parfait ! Où l’envoyez-vous ?

— Monsieur le comte, ce n’est pas à moi d’en décider.

— Tiens ! Pour une fois ?

— Je suggérerais le pensionnat des Dames d…

— Ah ! Ah ! Ah ! (C’est un vrai rire, cette fois). Vous le paierez, n’est-ce pas, ce pensionnat, mademoiselle l’Inconvénient !

— Monsieur le comte, je…

— Mon ami, je vous en supplie…

— Vous avez de la chance d’être malade, Marie, c’est moi qui vous le dis ! Si je ne craignais pas pour votre cœur… Tenez ! j’aime mieux aller me coucher ! Débrouillez-vous comme vous pourrez avec votre âme damnée !

Un vol de chauve-souris ne serait ni plus étouffé ni plus inquiétant que la fuite de Bertrande à travers les couloirs sans lumière.