Ferenczi et fils, éditeurs (p. 103-110).
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VI

Un mariage bâclé, qui se serait attendu, dans la famille encroûtée de Bertrande, à une telle aventure ?

Pendant la quinzaine passée à Laval par Édouard et moi, nous avons eu l’occasion d’apercevoir de nouveau Philippe de Tesnes, destiné depuis l’enfance à devenir le mari de notre archange. Il passait à la limite des bois de la Quinteharde, suivi de ses chiens, vêtu d’un velours de chasse crotté, le cou dans les épaules, son vieux feutre enfoncé jusqu’aux yeux. La grosse moustache rouge éclatait dans tout ce brun. Il avait à la main un bâton de bouvier. Le regard qu’il nous lança, petits yeux noirs perdus dans l’ombre du chapeau, fut celui d’un assassin. Nous marchions entre Marie-Louise et la gouvernante, garde ordinaire de Bertrande que, pas une fois pendant ces brèves fiançailles, on n’aura laissée seule avec mon frère.

Le tressaillement des deux petites en le voyant et l’arrêt brusque de la gouvernante nous révélèrent la terreur qu’on avait désormais de l’ami d’enfance. Comment Mlle Tuache l’avait averti de sa disgrâce, nous n’en savions absolument rien. Les mystères de cette demeure, on les respirait partout. Ils faisaient corps avec l’aspect du château, son ameublement, ses lampes à huile, sa domesticité, les silences, les regards, les allures furtives de ses habitants.

Nos arrivées quotidiennes en auto, les journaux que nous apportions, les conversations que nous tentions d’avoir, mon parfum, mes fards, les précieux chandails d’Édouard, tout ce qui venait de nous semblait une sourde offense, une aumône à contre-cœur acceptée par ceux auxquels nous venions enlever Bertrande et qui n’admettaient un tel préjudice que pour des raisons pécuniaires et morales dont le sens ne nous échappait pas.

À chaque instant je craignais de voir se rompre ce mariage étrange. Les formalités n’allaient pas assez vite à mon gré. Le contrat traînait. Les préparatifs de la noce n’avançaient pas. Commandée par nos soins à mon meilleur couturier (car Édouard se chargeait de tous les frais), la robe de la mariée n’était pas encore livrée. L’essayeuse, que nous pilotions de la gare à la Quinteharde en auto — cette auto dans laquelle tous avaient refusé de faire aucune promenade — ne revenait pas après huit jours passés. Je m’énervais, ivre d’anxiété, d’agacements de toutes sortes et aussi de rires rentrés.

Mais Bertrande !

Il me suffisait de la regarder pour que l’adoration remplaçât toutes mes petites tortures. Plus on la voyait, plus on la découvrait une merveille. Le son de sa voix, son port de tête, ses attaches de biche, le moindre de ses gestes me transportaient d’orgueil. Qu’elle serait belle, la femme de mon frère !

Encore prise dans le carcan effroyable de la famille, elle n’osait qu’à peine lever les yeux quand je lui parlais, qu’à peine répondre à mes avances maternelles. Quant à mon frère, elle semblait avoir pour lui cette crainte qu’on imaginerait à quelque héroïne de Perrault visitée par le fils du roi.

Songeant à la revanche qu’il prendrait quand elle serait sienne, Édouard patientait. Entré comme elle dans le rythme du conte bleu, ce sportif d’aujourd’hui, cet industriel pratique et roublard oubliait tout de sa nature — ou de son attitude — pour trembler à son tour devant la fleur immaculée qu’il n’avait pas encore le droit de respirer.

Je ne l’ai vu lui-même qu’un seul soir durant cette curieuse période. C’était comme il venait de mettre au doigt de sa fiancée la bague par moi combinée avec un artiste de mes amis lors d’une journée passée dans ce but à Paris, une bague faite d’un magnifique diamant enchâssé dans l’ébène, bague unique, celle même qui convenait à notre infante défunte, et qu’elle reçut avec un essai de sourire vite dispáru, suivi d’un soupir profond.

La réaction des siens, je m’y attendais. Leurs compliments sur ce bijou rare cachaient un étonnement presque désapprobateur, comme si tout ce qui venait de nous eût senti le fagot.

— Moi, dit Mme de Bocquensé, ma bague de fiançailles, que je n’ai plus, était une perle entourée de brillants…

Elle n’ajouta rien à cette critique déguisée. Victorine Tuache prononça son « Eh bien ! eh bien !… », le comte ravala son ricanement. Seule, Marie-Louise, avide, envieuse, vint examiner de tout près le doigt de sa sœur, puis enfin se rassit, d’ailleurs sans aucun commentaire.

Fût-ce par irritation d’un accueil si froid fait à son premier cadeau ? Je ne sais comment Édouard amena cette conversation.

Je le vois encore assis au coin de la cheminée sans feu, face à son cousin et futur beau-père. Les assistants écoutent, muets, réfugiés dans une prétendue impassibilité.

Édouard est dans ses jours d’intelligence et de culture.

— Je veux bien essayer, mon cousin, de vous expliquer mon point de vue, qui est proprement le contraire du vôtre, je m’en aperçois. Moi, je prends le mot aristocrate dans son sens étymologique. Puisque vous êtes hellénisante, Bertrande, vous savez qu’aristos veut dire : le meilleur. Autrefois, nous étions peut-être ça, nous, les nobles, les titrés. Nos noms et nos blasons représentaient de l’orgueil, mais aussi des charges. Nous étions les meilleurs, c’est-à-dire les plus braves, les plus cultivés, les plus sains, les plus propres. Et ainsi nous avions place à la grande table de l’excellence. Mais nous en avons été peu à peu exclus, et nous avons aidé nous-mêmes, d’ailleurs, à nous en retirer. Qu’est-ce que nous sommes aujourd’hui ? Une vieille imagerie restante qu’on regarde avec un sourire. Et on a raison ! Mais, pour ma part, je ne marche pas ! C’est pour ça que je fais la vente et l’achat des fournitures d’auto, pour votre scandale à tous, et ma fierté à moi, car je suis un commerçant sérieux, vous savez, et je donne mes preuves. Voyez fortune ! Je fais remuer l’argent, moi ! Je sers à quelque chose dans la communauté. C’est pour ça que je me considère faisant partie de mon oligarchie à moi, à savoir : le grand savant, le grand écrivain, le grand artiste, le grand commerçant, tous des aristocrates. Et le bon ouvrier aussi, parbleu ! Est noble toute valeur humaine, c’est-à-dire toute la race des meilleurs ! À ceux-là, quelle que soit leur origine, et à ceux-là seulement, j’accorde le privilège d’être nés, comme nous disons stupidement !

Parmi les regards qui luisaient sur lui pendant qu’il parlait, je surpris celui de Bertrande. Je crois qu’elle l’approuvait, qu’elle l’admirait. Mais, comme de coutume, elle n’osait rien dire. Le comte tapotait son genou ; la comtesse, empourprée d’indignation, retenait ses répliques ; Marie-Louise avait une main sur sa bouche de gamine et regardait tour à tour ses parents, sa sœur et Mlle Tuache.

Cette dernière seule eut le courage de répondre.

— Monsieur le marquis a ce que nous appelons des idées avancées… formula-t-elle respectueusement.

Et moi je me mis à trembler. N’était-il pas extrêmement dangereux pour Édouard de développer de pareils thèmes avant d’être sûr que Bertrande serait sienne ?

Il le sentit lui-même, sans doute, car il se hâta de changer de conversation. Flattant la tête d’un des chiens :

— Il doit être bon pour la chasse !… commença-t-il.

Et le reste de la soirée fut animé par le comte, enfin mis sur son sujet favori.