Éditions Édouard Garand (p. 15-17).

VII


Avec un bruit d’eau froissée, le bateau glisse et glisse toujours. Sans qu’il ait cessé de côtoyer la rive, Montréal-Est, la Longue-Pointe et la Pointe aux Trembles ont défilé tour à tour et voici maintenant le Bout de l’Île ; de l’autre côté, Varennes regarde et semble battre en retraite. Le soleil est clair et l’air très frais, au-dessus de l’eau.

Vêtue de toile blanche, un petit feutre blanc posé sur la soie blonde de ses cheveux, Paule est comme perdue parmi la foule des pèlerins, la fidèle Mme Deslandes à ses côtés, toutefois. C’est le premier voyage de la jeune fille, le premier dont elle ait conscience, au moins, car paraît-il, elle en a déjà fait un en compagnie de son père. Mais elle était alors un bébé et elle n’a pas conservé le moindre souvenir de Ste-Croix de Lotbinière où elle est née, non plus, naturellement, que du trajet parcouru pour atteindre Montréal.

Que c’est beau un premier voyage pour une toute jeune fille dont l’esprit est libre de soucis, la mémoire presque vierge, l’âme enfin légère et perméable comme une écharpe de fine gaze !

Lourd de ses deux ponts chargés de pèlerins, le vapeur file toujours, en côtoyant maintenant la rive sud. On a vu à gauche, Charlemagne, Repentigny, à droite c’est Verchères avec l’héroïque statue de Madeleine, Contrecœur puis Saint-Ours, à gauche Lavaltrie, Lanoraie aux noms chargés d’une poésie qui étreint un peu le cœur parce qu’elle jaillit des premiers temps, toujours difficiles, souvent ensanglantés. Passé les îles de Sorel, on entre tout à coup dans le lac Saint-Pierre dont une ceinture de brume élargit la perspective, en effaçant les contours ; on dirait une mer grise aux lames courtes et sournoises.

Mlle Paule, prendriez-vous quelque chose ?

Paule a un léger mouvement de surprise.

— Serait-il déjà midi, Mme Deslandes ? Il me semble que nous venons de partir.

La vieille dame consulte sa montre.

— Il passe un peu onze heures, dit-elle. Mais c’est que Mlle Dufresne m’a donné des sous à dépenser. Tenez, vous êtes jeune, vous, Mlle Paule, rendez-vous donc au restaurant et choisissez pour le mieux.

Paule parvient, sans trop de difficulté à franchir le rang pressé des chaises. Elle a l’air si avenant qu’on se fait un plaisir de lui ouvrir le passage. Les pièces blanches dans sa main, tanguant un peu, la jeune fille se dirige vers la cale sans se douter qu’un sourire flotte sur ses lèvres et que d’aucuns, peut-être, s’en emparent de ce sourire. C’est si beau, un premier voyage !

Ce matin, au quai, Élisabeth n’avait pas été peu surprise de voir arriver, en même temps qui ses cousines les deux messieurs Dufresne.

— C’est une surprise ! avait crié Raymonde. Parce que papa se refusait, vous pensiez n’est-ce pas Élisabeth que nous serions privés de cavaliers. Quelle erreur !

Cependant, Raymonde s’était attendue à plus d’entrain de la part de ces messieurs et elle ne douta point — probablement à tort — qu’ils ne fussent secrètement mécontents de la place qu’elle avait elle-même choisie. Ce que voyant, après avoir exprimé, au moins dix fois, l’avis qu’on trouverait sans doute mieux ailleurs elle se mit tout à coup sur pied en disant :

— Qui m’aime me suive ! Nous allons faire le tour complet du bateau et alors nous verrons bien… C’est le plus sûr moyen de nous fixer.

Noëlla avait instinctivement imité son geste, ainsi qu’Édouard et Jean-Louis. Seule, Élisabeth resta paresseusement assise.

— Allez, dit-elle, moi, je garderai vos chaises.

Il était alors un peu plus de onze heures et l’on quittait les îles de Sorel. Mlle Dufresne ne voyait pas de si pressante nécessité à changer de poste d’observation. Par ce temps de brume, le lac Saint-Pierre était le même aux quatre coins de l’horizon et, sa longueur franchie, on serait presque rendu.

Jean-Louis s’était rassis impétueusement.

— Chérie, dit-il à Élisabeth, je ne vous quitterai pas.

Car Jean-Louis jouait à l’amoureux, auprès de sa cousine. Cela datait d’assez loin déjà et la jeune fille avait d’abord hautement protesté contre cette extravagante invention ; mais ç’avait été pour incliner bien vite vers l’indulgence. Cela ne faisait de mal à personne… Cela ne rimait à rien… Pardessus tout, elle se fût reproché de rebuter ce petit cousin, nature pleine de charme mais déplorablement faible et à qui le contact dissolvant de l’aîné ne pouvait être d’un grand secours.

Élisabeth le couvrait, en ce moment, d’un regard très sérieux. Une inspiration soudaine lui était venue qu’elle essayait de juger avec sang-froid.

— Je me demande, lui dit-elle tout à coup, ce que vous avez pu penser de ma petite Paule ?

— Belle ! fit-il, avec un grand signe affirmatif. Belle !

— C’est tout ? Cela suffit, d’ailleurs ; mais je vous croyais plus vibrant.

— Oh ! dit-il, j’ai vibré la première fois. Mais voyez-vous, pour un homme épris personne au monde n’existe que la dame de ses pensées.

— Que voulez-vous dire : la première fois ? Connaissiez-vous donc Paule avant aujourd’hui ?

Il inclina la tête en continuant de sourire aux yeux de violettes tout sévères et qui s’inquiétaient.

— Où ?… Quand ? demandait Élisabeth.

Paisiblement, il lui narra alors comment, quelques mois plus tôt lui et son frère avaient croisé la jeune fille, un dimanche, près le square Viger.

— Édouard m’a dit acheva-t-il, qu’elle était pauvre et que vous l’aviez adoptée ?

— C’est vrai, acquiesça la jeune femme. En quelque sorte, elle m’appartient et si vous vous donniez la peine de la mériter, qui sait ?… Peut-être pourrais-je vous la donner, plus tard ? Je pense qu’elle est de celles qu’on peut désirer même si elles sont pauvres. Rien ne prouve, d’ailleurs, qu’elle doive l’être éternellement.

Mais Jean-Louis faisait la moue.

— Votre marché, reprocha-t-il, me rappelle mon histoire sainte : Jacob ayant gardé pendant sept ans les troupeaux de son beau-père reçoit en récompense la femme qu’il ne désire pas.

— Qu’il ne désire pas !… Eh bien, je pense que vous seriez une exception parmi les hommes si, Paule vous devenant accessible, vous la refusiez avec indifférence. Mais ne jouez donc pas ainsi avec vos sourcils : à vingt-cinq ou vingt-six ans, vous voilà avec un front ridé de vieillard.

— Ma petite maman murmura-t-il, câlin.

Et, désireux de lui prouver sa reconnaissance :

— Alors, interrogea-t-il, vous exigez que je lui fasse la cour ?

— Pas du tout ! Je vous le défends, même. Vous suivrez le conseil de Gustave Droz et vous courtiserez votre femme après que vous l’aurez épousée : cela vaudra mieux. D’ailleurs, je n’autoriserais pas la moindre fréquentation avant les dix-sept ans de Paule et, auparavant, je vous aurais entretenu sérieusement.

— Oh ! tout est sérieux avec vous, chérie. Mais sont-ils loin, ces dix-sept ans ?

— Quelques six mois… Mettons que vous avez six mois pour vous amender, passer des examens, je ne dis pas brillants mais convenables, et montrer aux étourneaux qui papillonnent autour de vous que vous valez mieux qu’eux.

À ce moment précis, Raymonde reparaissait à la tête de son groupe Discrètement, Élisabeth mit un doigt sur ses lèvres.

— Entre nous ! souffla-t-elle.

Au Cap, la station fut courte dans la chapelle neuve ruisselante de lumières. Après une brève allocution d’un Père oblat sur la dévotion à Marie et les origines du sanctuaire, on procéda à la bénédiction du Saint-Sacrement et, moins de dix minutes plus tard, le Rapide levait l’ancre.

Pour ce trajet du retour, Mme Deslandes eut soin de ne pas se placer trop loin du groupe Rastel-Dufresne. C’étaient des gens si bien ! Il faisait bon les approcher d’un peu près. Élisabeth et Raymonde lui tournaient le dos mais, par contre, elle pouvait suivre jusqu’aux jeux de physionomie des trois autres. Il lui arriva de les quitter du regard quelquefois, mais des oreilles jamais, ce qui ne l’empêchait point de répondre aux réflexions de sa petite compagne.

Édouard qui, cet avant-midi, avait retrouvé tout son entrain, après le tour du bateau organisé par Raymonde, retombait maintenant dans le mutisme. Sa cousine n’y comprenait rien et elle s’en fâcha. Une petite brise aigrelette s’étant levée, elle ordonna tout à coup, après avoir frissonné deux ou trois fois :

— Monsieur le Boudeur, allez donc chercher nos manteaux à la cabine. Cela vous remettra peut-être d’aplomb. J’ai remarqué qu’un peu d’exercice vous avait fait du bien, ce tantôt.

Édouard s’inclina et, de sa démarche souple et légèrement hésitante, il s’éloigna aussitôt. Il reparut le bras gauche chargé et, de fort bonne grâce, il avait distribué à chacune son bien lorsqu’une dernière jaquette en lainage écossais gris et noir lui resta pour compte. Il la considérait d’un air interrogateur.

— Ceci appartient à Paule assura Élisabeth. Mon pauvre ami, allons-nous vous demander un second voyage à la cabine ? Car la petite pourrait avoir froid, elle aussi, et désirer son bien. Jean-Louis, dévouez-vous à votre tour.

— Qu’à cela ne tienne, se recriait Édouard.

En même temps, Noëlla disait :

— Mais elle est ici, Mlle Paule : à deux pas de nous.

Mme Deslandes se retourna vivement et elle se porta aussitôt à la rencontre d’Édouard.

— Mille mercis, monsieur, fit-elle en recevant le dépôt. J’avais entendu prononcer le nom de ma compagne crut-elle devoir expliquer et je reconnais aussi son vêtement.

Et elle aida Paule à s’en couvrir.

Il se trouva que Raymonde avait prédit juste, car Édouard redevenait charmant comme il savait si bien l’être à ses heures. Enchantée de le voir déridé, Raymonde lui donnait la réplique avec une ardeur contente qui animait son teint et dont elle outrait à plaisir les démonstrations.

Cependant, le retour s’effectuait avec une vitesse plus grande que l’aller. L’énorme maison flottante fendait la vague avec une vigueur tranquille et le drapeau du Dominion planté à sa proue, frémissait par larges plis.

Tant qu’on n’a pas touché terre, un pèlerinage par bateau est un pèlerinage : avec des intervalles de détente, on récite le chapelet, on chante des cantiques, souvent aussi un sermon se donne en plein air, au-dessus des eaux murmurantes ; mais rarement le retour est-il autre chose qu’une excursion. Familiarisés avec le local qui leur est échu pour la journée les enfants n’arrêtent pas de gambader et de se poursuivre avec force tapage. Les mamans rappellent à l’ordre ; les papas menacent ; et les spectateurs s’égayaient tout en dégustant force glaces, bonbons, fruits, amandes salées dont on lance les accessoires aux poissons. Quand on ne prie plus et qu’on s’est tout dit, que faire sur un bateau à moins que l’on ne mange ?

La verve d’Édouard était tombée à peu près brusquement et comme, sur le pont quelques hommes se promenaient au pas gymnastique, le cousin de Raymonde manifesta le désir d’en faire autant. Se levant, il invita son frère à l’accompagner.

— Quoi, se récria la sœur de Noëlla, vous auriez le courage de nous abandonner au danger des flots, pauvres femmes que nous sommes ?

Le méchant cousin mit, à s’excuser, tout son esprit, prétextant qu’il éprouvait un réel besoin de se délasser les jambes ; tout à l’heure alléguait-il, sa cousine elle-même avait proclamé que l’exercice lui était profitable etc. etc.

— Que c’est donc difficile de contenter les hommes ! s’exclama la délaissée qui eut soin de ne pas faire la liaison, comme si le mot homme s’écrivait par une h aspirée. C’était là une innocente coutume dont Raymonde usait avec tact, suivant les circonstances et l’auditoire. Elle avait déclaré, une fois pour toutes, que c’était en hommage au sexe fort.

— N’est-ce pas ? avait riposté Élisabeth. Ma chère, autant y renoncer.

Raymonde n’eut pas l’air d’entendre. La bouche serrée comme pour retenir un sourire de dépit, ses yeux bruns tout clairs et dilatés par la tension, elle suivait obstinément du regard la double silhouette d’Édouard et de Jean-Louis qui arpentaient le pont

Paule qui n’avait rien perdu de la scène s’amusait en toute simplicité de la mimique de Raymonde.

Cependant, la conversation avait repris sur un autre sujet, entre Élisabeth et Noëlla et Paule elle-même détournait la tête lorsque la voix précise de Raymonde éclata soudain.

— Regardez, regardez donc, criait-elle, et dites-moi s’il n’a pas l’air d’un vrai bandit de coin de rue…

Évidemment, elle parlait d’Édouard dont la casquette enfoncée jusqu’aux yeux cachait la partie la plus noble du visage ; de celui-ci, on ne distinguait plus guère que la mâchoire carrée et la lèvre lourde sous la moustache qui tombait. Les épaules ramenées en avant et les bras croisées sur la poitrine achevaient l’air rébarbatif du personnage.

À l’exclamation de sa sœur, Noëlla avait instinctivement demandé :

— Qui donc ?

— Le homme qui prend pension chez nous, renseigna l’aînée, sans détacher ses yeux du point fixe qui paraissait les fasciner.

Cette fois, Paule s’égaya au point qu’elle laissa fuser tout haut, dans la brise, son rire clair.

Édouard s’était brusquement tourné de son côté ; il regarda ensuite ses cousines, mais sans ralentir sa marche.

Cinq minutes plus tard, il était auprès de Raymonde et, d’une voix étranglée par la colère :

— Je me connaissais, dit-il bien des défauts, mais c’est étrange, je n’avais pas pensé encore que je fusse une bête curieuse. J’avais tort, sans doute, et il me plairait de savoir ce que mon apparence présentait, tout à l’heure, de si ridicule ?…

— Oh ! le mauvais, se récria Raymonde. Non, mais le voyez-vous ? L’avez-vous entendu ?… Et bien, c’est moi la coupable, confessa-t-elle, et je ne m’en cache pas. J’ai dit que vous aviez l’air d’un apache qui attend sa victime, au coin de la rue. Là, êtes-vous content ? Décidément, Édouard, l’eau vous est contraire. Il fallait le dire : je n’aurais pas tant insisté pour vous amener ici. Voyez votre petit frère comme il est gentil. La prochaine fois, c’est lui que nous demanderons. Vous, on vous laissera tout fin seul à la maison avec votre pipe et vos affreux bouquins.

Il faisait nuit lorsqu’on se retrouva quai Bonsecours. Élisabeth avait repris ses compagnes mais les cousins et cousines ne la quittèrent qu’à la porte du Foyer. Pendant que les bonsoirs s’échangeaient, Paule rencontra tout à coup les yeux d’Édouard posés sur elle : ils s’étaient dégagés des sourcils et ils la regardaient fixement, avec une expression indéchiffrable où persistait cependant beaucoup de la précédente irritation.

Paule se troubla et elle pensa :

— J’ai eu tort de rire.