Éditions Édouard Garand (p. 17-20).

VIII


La neige menace, le ciel est bas et il y a, dans la chambre de Paule, comme de la brume grise.

C’est aujourd’hui dimanche, mais la jeune fille n’ira pas voir sa bonne sœur Éloi car l’avent est commencé et, durant ce temps de pénitence, on prohibe le parloir, dans les institutions religieuses.

Paule n’était pas dans sa chambre depuis cinq minutes qu’on frappa à la porte. Elle alla ouvrir : c’était la directrice.

Mlle Dufresne tenait dans sa main une grande enveloppe gonflée de son contenu qu’elle tendit à la jeune fille.

— Ma petite Paule, lui dit-elle d’une voix trop simple, trop naturelle, ce sont des choses dont votre grand’mère désirait que vous prissiez connaissance lorsque vous auriez dix-sept ans ou à peu près. Faites-en donc l’inventaire. En repassant, tout à l’heure, j’entrerai vous voir.

En même temps, la jeune fille se sentait baisée au front.

Cette caresse inattendue acheva de la bouleverser. L’angoisse au cœur, elle se demandait :

— « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela veut dire ? » Et elle restait là, debout au milieu de la chambre, et pâle comme une morte.

Sans bruit, Mlle Dufresne avait ramené la porte sur elle, en se retirant. Paule se décida enfin à aller s’asseoir dans l’embrasure de la fenêtre et, tout à coup saisie d’une hâte de savoir qui faisait ses mains moites, elle décacheta l’enveloppe et déplia, les uns après les autres, les parchemins tous anciens. Elle vit des contrats de mariage, des titres de propriété, des actes de vente ou d’achat, des extraits de baptême ou de sépulture. Une curiosité aiguë, bien peu dans ses habitudes, la poussait à ne jeter qu’un rapide coup d’œil sur chacun des papiers afin de passer plus vite au suivant et de découvrir enfin la clé, le document plus significatif que les autres et qui devait dissiper son malaise. Car elle a bien compris qu’il s’agissait de ses papiers de famille, mais pourquoi, oui pourquoi lui en a-t-on fait si longtemps mystère ?

Enfin, voici une enveloppe de format ordinaire et qui lui est adressée. L’écriture est toute cassée, toute tremblante ; l’orpheline la reconnaît et, avec une ferveur douloureuse, elle la colle à ses lèvres où elle la tient longtemps.

La lettre disait :

« Paule mon enfant bien-aimée, je vais mourir bientôt. Il est impossible que je dure encore longtemps et cela aura été ma dernière épreuve de partir avant que mon œuvre auprès de vous soit achevée. Mais que la volonté du bon Dieu soit faite et qu’il soit béni de m’avoir gardée si longtemps auprès de vous, ma Paule très aimée.

« Mon enfant, vous avez toujours senti que je vous aimais, même s’il m’est arrivé de dépasser quelquefois la mesure de la sévérité, envers vous. Si c’est arrivé, je ne l’ai pas fait par malice, mais pour votre bien et je sais que vous me compreniez. J’en ai eu la preuve dans votre obéissance aveugle et votre ouverture d’âme. Merci, très chérie, de vous être laissé façonner comme j’ai voulu. Beaucoup de bonheur m’est venu par vous et moi vieille et que la vie a durement maltraitée, je ne pensais pas que j’aurais tant de peine à mourir. Ah ! si je ne vous laissais pas après moi.

« Le malheur veut que mon dernier mot soit de nature à faire couler vos larmes. Mais quand on vous remettra ce papier, vous serez déjà grandelette et capable de comprendre à fond le mal que nous a causé à tous votre malheureux père. Il vous sera salutaire d’apprendre ces choses mais par pitié pour lui et pour vous je dirai cela brièvement.

« Votre vrai nom, enfant, est Rastel de Rocheblave. Les ancêtres français de votre famille venaient de Savornon, dans le diocèse de Gap et votre premier aïeul canadien s’établit en Louisiane où il épousa une créole très belle dont nous avions le portrait en pied, au manoir, mais bientôt il se fixait en Canada à Varennes. Varennes est la petite patrie des vôtres. La valeur militaire des Rocheblave est connue et je n’y insisterai pas. Le deuxième du nom Pierre fut nommé représentant du comté de l’Assomption et avec les Papineau, Bédard, de Bonne, Blanchet etc., il se signala par la défense de la langue française qu’on essayait d’abolir. Enfin, je dois ménager mes forces vous verrez par tous les papiers que je vous laisserai en héritage que le vieux nom de votre père était glorieux et sans tache. La fortune elle-même vint à leur sourire et en entrant avec fierté dans cette famille j’apportais pour ma part une grosse dot. Tout a fondu tout a été semé aux quatre vents du ciel et ce n’est pas là le pire.

« Des trois enfants que le ciel m’a accordés Norbert seul a vécu. Ce fut votre père et je l’ai adoré. Paule, ma bien-aimée, vous avez ses grands yeux foncés. Ces yeux si purs si profonds je les contemplés souvent en même temps que je caressais les boucles noires des cheveux de mon fils et je me disais : On ne peut pas être méchant quand on est si beau et qu’on a ces yeux-là. Mais tout petit il me causait déjà du tourment par sa nature emportée violente et passionnée. Je ne sais pas comment j’ai réussi à le tenir quelques années au collège de l’Assomption. Il me semblait qu’il aurait été sauvé en s’adonnant à quelque profession libérale. Mais il préféra les affaires et tout en menant une vie dissipée et ruineuse il n’était jamais longtemps à court d’argent. Son audace était inouïe. Il tenait de moi une volonté de fer et il était plein de talent.

« Je le suppliais de se ranger et de se créer des devoirs par un bon mariage mais il ne m’écoutait pas. Son père était mort et bientôt il s’associait son cousin de l’Assomption, Auguste, plus âgé que lui et qui avait épousé ma cousine. Un peu après il s’adjoignait un second associé. Moi je n’entendais rien à son commerce d’argent mais il m’a assuré qu’il était resté honnête et je le crois. Le danger n’était pas là pour lui.

« Mais un jour sachant qu’il aurait besoin d’une forte somme pour ses plaisirs il se servit à même la caisse au détriment de ses associés et de ses clients. Ce n’était pas la première fois qu’il se risquait à cela, mais il avait toujours pu rembourser à temps. Le risque l’a toujours attiré et son intention de cette fois-là était bien de rendre encore mais le malheur voulut qu’il fût surpris par son associé. Sur un sarcasme de celui-ci il vit rouge et ma pauvre enfant, il lui sauta à la gorge comme une bête fauve et l’étrangla. Heureusement, le blessé ne perdit pas la vie mais sa santé en fut à jamais détruite.

« Dégrisé de sa colère, mon fils se laissa sans résistance livrer à la justice. Son procès eut un retentissement scandaleux, inouï. Quelle cible pour les jeteurs de boue que ce nom jusque là sans tâche et même nimbé de gloire. Les jeteurs de boue sont ordinairement de lâches envieux et il n’y a pas de miséricorde à attendre de cette engeance-là. On fouilla dans tous les recoins de la vie privée de mon fils et même des siens. Pour ainsi dire ce sont les journaux qui ont fait le procès. Ils y trouvaient leur profit par des ventes extraordinaires. Auguste dépensa jusqu’à son dernier sou pour tâcher d’étouffer ces rumeurs de honte. Il y gagna d’être soupçonné de connivence. Sa femme qui était de santé délicate en mourut de chagrin et il resta avec ses deux filles la toute petite Noëlla et la vive et séduisante Raymonde qui venait d’être fiancée. Elle adorait ce fiancé qui n’était qu’un lâche lui aussi, car il l’abandonna en la voyant pauvre et attaquée.

« Bref, ma pauvre enfant, sa victime ayant échappé à la mort, votre père ne fut condamné qu’à trois ans de travaux forcés. Il sortit de là aigri jusqu’au fond de l’âme et après m’avoir installée ruelle Luc il disparut et je n’eus de ses nouvelles qu’au bout de cinq ans. En vivant de la vie nomade des sauvages il avait rencontré sur sa route m’écrivait-il un ange de bonté et de miséricorde et il sollicitait mon consentement à l’épouser. Vous lirez vous-même sa lettre que je n’ai jamais revue sans pleurer. Il fut heureux et bon deux années jusqu’à ce que sa femme, votre mère, succombât à une fluxion de poitrine. J’appris qu’il allait me revenir.

« Le voyage fut long. Il n’avait pas d’argent et il devait s’engager le long du chemin. Enfin je le revis un soir. Il vous portait dans ses bras c’est-à-dire que vous dormiez sur son épaule. Je ne voulus pas le quitter un seul instant de toute la nuit car il avait un air sombre qui m’effrayait. Mais à l’aube s’étant retiré dans un petit cabinet de débarras qui attenait autrefois à la maison et que j’ai depuis détruit de mes mains il avala une dose de poison qu’il portait sur lui. La mort vint lentement et au milieu de souffrances épouvantables. Vaincu physiquement il parut se transformer en un autre il demanda de lui-même un prêtre, se convertit et depuis ce moment jusqu’à la fin il ne lui échappa plus une seule plainte rien qu’un mot qu’il disait tout le temps : pardon, pardon.

« Mon enfant c’est tout. Si cette histoire vous fait mal oubliez-là. C’est votre bien que j’ai désiré en vous la racontant. J’ai une autre lettre à écrire de recommandations à la bonne âme qui voudra bien se charger de vous quand je ne serai plus. Aussi vais-je terminer ici ma très chère. J’ai mis bien des jours à écrire ces pages et j’ai peur que mes yeux s’éteignent avant le reste de mon pauvre corps. N’oubliez jamais, ma Paule, ce que je vous ai enseigné. Détestez les taches même petites que vous trouverez sur votre âme et soyez toujours toujours et toujours maîtresse de vous. Ayez soin de briser votre caractère pour vous en faire un instrument et non pas un maître despotique et priez pour nous ! »

Lorsqu’Élisabeth se présenta à la chambre de sa protégée elle trouva celle-ci fort calme, à son ordinaire. La jeune fille lui fit lire la lettre posthume de sa grand’mère et ensemble elles feuilletèrent les papiers. Une petite photographie de la mère de Paule se trouvait dans la lettre qui annonçait le mariage du malheureux Norbert. Élisabeth l’étudia avec attention.

— Au jugé, elle paraît elle-même grande et blonde mais vous n’avez pas ses traits, Paule. Plutôt ceux de votre grand’mère.

— Elle assurait dit Paule d’une voix à peine altérée, que mes gestes et surtout mon sourire lui rappelaient mon grand-père Roché. Mon grand-père de Rocheblave, se reprit-elle.

Et, durant une seconde, ses lèvres frémirent, grimacèrent presque. Ce fut l’unique signe d’émotion qu’elle donna.

Comme Élisabeth allait s’éloigner, confondue de cette force d’âme de la jeune fille, Paule la retint, et timidement :

— Mes cousines Rastel demanda-t-elle, je les connais ?

— Sans doute.

— Et elles ? est-ce qu’elles se doutent ?

— Elles n’ignorent rien. Votre nom les a éclairées car il avait été convenu entre votre père et son cousin que désormais ils s’appelleraient respectivement Roché et Rastel. J’en sais assez long, étant moi-même dans leur parenté et la vôtre. À propos, Édouard et Jean-Louis Dufresne sont aussi vos cousins. Ils ont quatre sœurs mariées que vous connaîtrez peut-être, un jour, bien que deux d’entre elles demeurent aux États-Unis. J’attendais moi-même que vous soyez éclairée pour vous amener à maman, chez nous. Vous verrez comme c’est bon de posséder une famille. Songez donc : jusqu’à Louisette qui vous est unie par les liens du sang !…

Ce lundi-là, après des ordres données à la cuisine, Élisabeth regagnait sa chambre lorsqu’elle se vit rejointe par Mme Deslandes fort excitée.

Il y avait alors une semaine que Paule connaissait la honte des siens.

— Je vous assure, mademoiselle, dit la lingère, que notre petite a quelque chose. Depuis sept ou huit jours, elle n’est plus la même. Positivement. J’ai d’abord cru de la fatigue, bien que je la ménage Dieu sait comme, et je comptais sur le repos du dimanche pour la remettre. Mais ce matin, c’est pis.

— Que lui trouvez-vous ?

— On la dirait sans courage, bien qu’il soit visible qu’elle essaie de prendre sur elle. Aujourd’hui, elle est pâle comme la mort et à la voir agir, on dirait une automate. Cela fait pitié, à la fin et je me suis dit : J’avertis Melle Dufresne avant qu’il ne soit trop tard.

— Merci, prononça Élisabeth. Veuillez donc me l’envoyer, Mme Deslandes. Qu’elle mette son tablier et qu’elle apporte un plumeau : je vais lui faire nettoyer ma bibliothèque, avant le grand ménage de cette semaine. Ce travail la distraira, je l’espère et l’ayant près de moi, je pourrai l’étudier. Elle ne s’est plainte de rien, n’est-ce pas ?

— Vous savez bien, mademoiselle, que ce n’est pas son habitude de se plaindre.

Prévenue du désir de la directrice, Paule se présentait bientôt à elle. Elle était blanche comme le marbre, dans son tablier gris et, avec un serrement de cœur, Melle Dufresne remarqua la rigidité de ses traits. « Si elle pouvait pleurer » songea-t-elle.

Et tout haut :

— Petite, fit-elle d’un ton enjoué, voulez-vous dégarnir ces quatre rayons et replacer les volumes par ordre : philosophie en haut puis histoire, ouvrages d’imagination et enfin de piété. Moi, pendant que je suis libre, je vais vérifier quelques factures et ensuite je vous aiderai. Ce ne sera pas long.

Silencieusement, Paule se mit au travail, mais jamais elle n’avait éprouvé un aussi pesant dégoût de toutes choses et jamais non plus le monde ne lui était apparu aussi mesquin et laid.

Dans son cerveau fatigué, la même pensée obsédante tournait, depuis une semaine : si on savait ! Là-bas, ruelle Luc, Paule avait connu ces heures de détresse morale où tout lui devenait fatigue et sèche souffrance. Mais alors, cela venait sans cause et elle pouvait se confier à son aïeule. Aujourd’hui, comme c’est différent ! « Si on savait qui je suis ! » se répète-t-elle, honteuse et l’âme ulcérée.

Elle a beau faire, ses mouvements sont lents et sa volonté molle. À son front, elle sent comme une rougeur permanente. Si, au moins, il n’y avait pas cela. Tout, tout, n’importe quoi plutôt que cela et, à certain moment, la souffrance devient si intolérable, qu’instinctivement, la jeune fille tourne son pauvre visage creusé vers la « grande amie » : celle-ci est en apparence toutes à ses chiffres et elle lui tourne le dos.

Paule veut reprendre son travail mais le dégoût l’étouffe. C’est un débordement invincible. Elle sent ses forces qui s’enlisent. L’horizon est étroit et rien, rien ne vaut la peine d’être désiré. Quel dégoût ! Ô le monde cruel qui rit de ce qui la tue…

Et voilà Paule qui s’affaisse lentement sur elle-même et qui glisse, appuyée à la bibliothèque, jusqu’au parquet. Là, elle reste immobile, les yeux grands ouverts et fixes.

Le silence soudain complet donne l’éveil à Élisabeth qui, en se retournant, jette un cri :

— Paule !  !  !

Mais Paule ne bouge ni ne répond et elle regarde droit devant elle.

La directrice s’élance et, agenouillée à sa hauteur, elle l’embrasse et supplie :

— Ma petite fille !… Voyons, Paule, ce n’est pas raisonnable. Est-ce que je n’en ai pas du chagrin moi aussi ? Voyons, un peu de courage, ma petite sœur Paule ! Ce n’est pas ainsi que je vous connaissais. Et le bon Dieu que vous n’appelez pas à votre secours quand Il ne sait que faire de ses grâces… Nous allons le prier ensemble, n’est-ce pas ? Allons, un beau signe de croix pour commencer…

— Oh ! pardon, fait alors une voix, du seuil de la porte.

Élisabeth tourne la tête et elle reconnaît les cousines Rastel qui font mine de se retirer. Se dressant alors sur ses genoux et la voix hachée :

— Voyez comme elle souffre, fait-elle, en désignant Paule.

— Mais… dit Raymonde. Est-elle malade ?

— Je vous dis qu’elle souffre. Depuis une semaine, elle est au courant et je savais bien que la révélation lui serait terrible.

Noëlla s’est agenouillée, à son tour.

— Il faudrait, conseilla-t-elle, la déposer sur le divan. À nous trois ce serait facile. Et ensuite, appeler le médecin, peut-être ? Pauvre petite chouette, est-elle blanche ? Quelle sensitive alors !

En proie à la plus torturante indécision, Raymonde allait du passage à la chambre, puis de la chambre au passage, la main sur la poitrine, comme pour dompter, ses sentiments.

Enfin, elle parut en prendre définitivement son parti et tendant les bras.

— Aussi, Élisabeth, s’écria-t-elle, pourquoi ne pas nous la donner ? La vie serait bien plus gaie, pour elle, à la Pension… Mlle Paule il faut vite guérir pour vous en venir rester chez vos cousines ! Le temps des bouderies est passé. Vite, Mlle Paule, vite !

Alors, comme un torrent qui rompt ses digues, les larmes jaillissent soudain des yeux de Paule dont la respiration se précipite et qui se couvre le visage de ses deux mains.