Éditions Édouard Garand (p. 13-15).

VI


Tous les deux dimanches, au moins, Paule rendait visite à sa bonne sœur Éloi. D’ordinaire, Mme Deslandes prenait le tramway avec elle, mais au lieu de descendre rue Fullum, elle continuait jusqu’à Hochelaga où habitait une cousine qui lui était chère. Pendant ce temps, Paule sonnait à la porte du couvent et se faisait introduire au parloir.

Elle n’avait jamais à y attendre longtemps : courte et humble, son aimable visage tout rayonnant, sœur Éloi se découpait bientôt en silhouette noire, dans l’encadrement de la porte. De ses yeux fureteurs, elle ne manquait jamais de découvrir quelque coin plus intime que celui où Paule se trouvait et, par la main, elle y emmenait bien vite sa petite enfant, au cliquetis du chapelet caché dans les plis de sa robe de bure.

Lorsque Paule s’était assise vis-à-vis d’elle, en plein jour, la vraie jouissance commençait. La jeune fille eût pu prononcer des mots sans suite et poursuivre, des heures durant quelque discours décousu que sœur Éloi n’aurait pas diminué l’extase de son sourire. Ce qui l’intéressait d’abord, à ce premier moment du revoir, ce n’était pas tant le sens des réflexions de l’enfant que la musique de son babil, l’imprévu de ses gestes, l’expression vraiment ravissante de sa figure.

Quand, par ci par là, elle ramenait son attention aux mots prononcés, c’était pour s’ébahir, comme les mères aux premières gentillesses de leur petit. Elle avait trouvé cela toute seule, Paule, la petite Paule de la ruelle Luc ? C’est qu’elle tournait ses phrases avec une désinvolture… Quelquefois, à une parole plus étonnante, c’en était trop : sœur Éloi ne pouvait plus retenir l’éclair de ses yeux, le plissement caractéristique de ses lèvres.

Aussitôt, Paule s’interrompait et, avec son calme étonnant :

— Est-ce que vous vous moquez de moi, ma sœur ? demandait-elle.

Alors, sœur Éloi riait sans contrainte, montrant toutes ses belles fausses dents ; sa main glissait, furtive, jusqu’à celle de Paule et, en toute simplicité :

— Continue donc hein ? disait-elle. Continue donc…

Et, Paule ne retrouvant pas tout de suite le fil interrompu de son discours, elle lui posait la question traditionnelle :

— Alors, vous vous sentez vraiment heureuse, au Foyer, ma petite Paule ?

— Trop, ma sœur. Si quelque chose me manque ce sont les rigueurs de ma vie là-bas et ça me manque. Vous savez, ma sœur, que je ne parlais pas beaucoup, ruelle Luc, et je riais encore moins. Le soir, j’allais m’agenouiller près de grand’mère et je lui confessais mes fautes de la journée ; alors elle me punissait. Maintenant, je n’ai plus personne pour m’aider à expier. Pourtant, je pèche toujours. Je ne sortais qu’une fois la semaine, le dimanche, pour entendre la messe de cinq heures et quart, avec les vieilles femmes du quartier. Le reste de la journée, je lisais et je priais avec grand’mère. J’aime la vie sévère.

— Entendez-vous la messe sur la semaine, maintenant ? s’informait la religieuse.

— Pas encore, ma sœur. Grande amie me laisse toujours dormir. Vous ne savez pas pourquoi ? Pour que je me remplume !  !

Et Paule riait, discrètement à cause du parloir rempli, mais de la gaieté fraîche plein les yeux.

Pour l’une comme pour l’autre l’heure du départ sonnait toujours trop vite.

— Il faut bien que je m’en aille, soupirait Paule, en se levant.

Alors, ce n’était plus seulement sa main que sœur Éloi essayait de retenir, c’était tout son bras auquel elle s’agrippait avec une sorte de désespoir affectueux.

— Tu reviendras ? disait-elle. Il ne faut pas te gêner. À part les dimanches de retraite, je suis aussi libre qu’on peut l’être.

À tous petits pas, elle l’entraînait vers la chapelle et les recommandations, les questions anxieuses, les réponses à des perplexités précédentes se pressaient sur ses lèvres, à cette minute ultime de la séparation. Elle ralentissait encore le pas, se hâtait de tout dire et, enfin, après une dernière invitation à revenir elle poussait la porte du sanctuaire.

Dévotement agenouillée dans l’un des derniers bancs, Mme Deslandes, revenue la première, attendait sa jeune amie et Paule se faufilait à ses côtés.

Un certain dimanche de fin de février, Mme Deslandes souffrant d’une bronchite, Paule avait fait le voyage seule. Au retour, comme elle descendait du tramway Ste-Catherine encombré, elle résolut de faire à pied le trajet jusqu’à la rue du Champ de Mars.

L’air était tout juste piquant, presque printanier, déjà, et il faisait bon marcher. En approchant du carré Viger, elle remarqua deux hommes qui arrivaient au trottoir, par une allée transversale. L’un était grand, l’autre de taille moyenne et ce dernier Paule se le rappela parfaitement, bien que lui ne dût pas la connaître : c’était le visiteur d’Élisabeth. Il tenait le fond du trottoir en sorte qu’en les croisant, Paule se trouva plus près de lui que de son compagnon. Il la regarda presque hardiment et ses yeux noirs, toujours rieurs, se firent câlins.

Bien différente fut l’attitude du plus grand qui tint son regard obstinément fixé de l’autre côté de la rue, comme s’il se passait à cet endroit quelque fait extraordinaire. Cette feinte outrée le trahit : soudain, Paule le reconnaissait, à son tour, en même temps qu’un second souvenir se venait joindre à celui-ci et l’accablait d’une subite tristesse. Cet homme, c’était celui qu’elle avait vu, ruelle Luc, auprès de sa grand’mère morte. Il devait être, lui aussi, parent de Mlle Dufresne pour l’avoir accompagnée, ce soir-là, et se retrouver aujourd’hui en compagnie du gentil brun que la directrice nommait son cousin. Mais lui connaissait les antécédents de la pauvre petite. L’affreuse ruelle, la maison branlante, la petite robe étriquée de Paule, il avait tout vu et sans doute que cela ne se pardonne point, dans le monde.

Car, quelques mois plus tôt, ces dames qui venaient voir la directrice et qui s’étaient montrées si gracieuses, à l’arrivée… Paule faisait partie du personnel ?… Elle reprisait le linge, avait dû renseigner la grande amie… Parfait. Alors, nous ne la regarderons plus.

De tout son jugement sain, Paule se révoltait contre l’étroitesse du préjugé. Elle avait conscience de valoir ce qu’elle valait, indépendamment du poste qui était le sien, dans l’engrenage de l’humaine activité.

Mais elle avait beau se convaincre, la tristesse demeurait.

À quelque temps de là, on se trouvait, à la vérité, en pleine saison estivale les demoiselles Rastel se présentaient, encore une fois, chez leur cousine. Paule ne s’étant point trouvée sur leur passage, c’est un visage radieux qu’elles apportaient à Élisabeth.

— Ma chère, commença Raymonde, nous en sommes encore à solliciter de vous une faveur. Mais cette fois, si vous refusez votre obstination signifiera brouille à mort, entre nous. Nous vous renierons, nous vous rejetterons de notre cœur, nous ne mettrons plus les pieds chez vous. Ne nous dites pas que vous en serez bien aise parce que cela vous assurera des jours de paix : nous ne souffririons pas de telles paroles. C’est assez clair, je pense.

— Qu’allez-vous donc me demander ? s’inquiéta Élisabeth. De renoncer à ma foi ?

— Bien au contraire, fit Noëlla qui avait la réplique heureuse, il s’agit pour vous d’en faire montre au grand jour.

— Je ne devine pas, confessa Élisabeth. Dites vite.

— Nous allons en pèlerinage au Cap de la Madeleine, samedi, et nous avons acheté trop de billets : c’était pour faire un compte rond, comprenez-vous ? Alors nous avons pensé à vous offrir les deux qui restent. Pour un pèlerinage, vous ne refuserez peut-être pas de vous joindre à nous ? Et quelqu’un de chez vous pourrait aussi utiliser le second billet : ma tante Dufresne, par exemple, ou encore Louisette qui travaille beaucoup et mérite bien un petit congé de temps en temps. Allons, nous donnez-vous votre parole ? Raymonde, je pense que c’est oui…

— Réellement, dit Élisabeth, j’aurais du plaisir à accepter. Mais si mon consentement équivaut à une faveur, j’y mets une condition.

— Voyons voir ?

— C’est que vous me laisserez offrir l’autre billet non pas à maman ni à Louisette mais à Paule, vous savez bien, ma petite Paule…

— Élisabeth !  !  ! cria Raymonde, Méchante !…

— C’est vous, Raymonde, qui voulez nous faire croire que vous l’êtes. Mais, par bonheur je ne vous connais pas d’hier.

Retournée contre le mur, le poing aux lèvres, l’aînée des cousines ne répondit pas et l’entretien ne se poursuivit plus qu’entre sa sœur et Élisabeth.

— Mon oncle en sera-t-il ? demandait celle-ci.

— Vous savez bien que non ; notre vieux papa est encore plus casanier que vous.

— Si la température peut au moins s’adoucir… N’est-ce pas qu’on se croirait bien plus au commencement d’octobre qu’au milieu de juillet ?

— Est-ce étrange, cela, remarqua Noëlla. C’est à recommencer à chaque saison, depuis quelques années ces jours subits de froid. Il me semble qu’il n’en allait pas ainsi, dans notre enfance ?

Soudain, Raymonde reprit sa position première. Ses narines frémissaient encore mais le pli de ses lèvres était sérieux.

— Écoutez, dit-elle à sa cousine, je veux bien… Mais sachez que ce que j’en fais c’est pour le plus grand bien de mon âme.

L’aveu était simple et émouvant. Élisabeth sentit se mouiller ses yeux et d’un geste spontané, saisissant dans les siennes les mains de sa cousine :

— Oh ! oui, dit-elle, le bon Dieu vous récompensera de votre générosité, Raymonde. C’est bien ce que vous faites ; c’est beau. D’ailleurs, ma petite Paule bénéficiera de votre bienfait sans vous la faire payer trop cher. Cet hiver, Mme Deslandes a dû se soigner et son ouvrage se trouvant maintenant en retard, elle parle de renoncer à ses quinze jours annuels de vacances. Comme j’arriverais difficilement à la convaincre, je veux du moins lui procurer quelques petites faveurs, au cours de l’été. Je lui achèterai donc un billet et je lui demanderai de tenir compagnie à Paule afin que je sois libre, moi-même, de me joindre à vous.

— Merci, acquiesça simplement Raymonde.