L’esclavage en Afrique/Prolégomènes

PROLÉGOMÈNES

« Aussi longtemps que la traite des Nègres donnera un développement fructueux à cet abominable esclavage, qui existe probablement depuis l’origine même des populations en Afrique, il n’y aura rien à espérer pour cette région si belle où l’homme seul fait son propre malheur. L’esclavage dessèche tous les germes de la civilisation : la pitié, l’amour, l’esprit de famille, l’esprit d’enrichissement par le travail et par le légitime commerce. »
Sir Samuel Withe Baker. (Voyage à l’Albert N’yanza ou lac Albert.)


L’esclavage subsiste encore, excepté en Algérie, dans toute l’immense étendue de l’Afrique Septentrionale, Centrale et Équatoriale ! Il règne toujours au Marok, et la triste expérience du passé ne permet guère, hélas ! d’avoir une grande confiance dans l’efficacité pratique des mesures adoptées récemment par la Sublime-Porte et Ali-Bey, possesseur du royaume de Tunis. Les intentions de ces princes sont des plus louables, mais seront-elles bien respectées ?

Le 22 Rabi el Akker 1307 (16 décembre 1889), le sultan Abd-Ul-Hamid II a, en effet, signé un iradé supprimant, sur le territoire ottoman, le trafic des esclaves, interdisant la mutilation des enfants, opérée au mépris du Koran, comme on le verra plus loin, pour transformer ces infortunés en eunuques, etc. ; permettant simultanément aux croiseurs Anglais et Turcs de visiter les navires de leurs nations, suspects de se livrer au transport des esclaves.

Cet iradé aurait pour principale conséquence de fermer deux grands marchés de chair humaine, celui de la Tripolitaine et celui des côtés d’Arabie[1].

L’auteur de la correspondance d’Orient à la Revue Britannique donne des détails curieux sur le recrutement actuel des harems turcs, Puisque nous avons parlé de l’iradé il nous parait juste de reproduire une partie de l’article,

« Le gouvernement ottoman, dit-il d’abord, vient de prohiber la vente des noirs et la fabrication des eunuques au-dessus de l’âge de neuf ans. C’est un progrès sensible dans un pays où l’esclavage est réellement l’unique base de la famille.

« Quant à la population des grands harems elle se recrute parmi les esclaves achetées toutes jeunes, de sept à dix ans au plus. Ces grands harems sont la propriété de femmes, vraies maisons d’éducation d’où sortent les sujets qui sont répartis dans les harems privés.

« Leur éducation est soignée en raison de leurs aptitudes ; les laides sont élevées pour être servantes ; on apprend aux jolies tous les talents d’agrément et d’utilité, sans oublier le français ni le piano.

« Les filles du Sultan sont de très bonnes musiciennes.

« Ces esclaves sont bien traitées ; c’est l’intérêt de la Hanoum qui dirige ces sortes d’établissements, dont elle est propriétaire. Elle ne vend pas les jeunes sujets, elle les place au mieux de ses intérêts et des leurs dans tous les harems, depuis celui du Sultan jusqu’à ceux des fils de famille, auxquels leur mère donne une esclave le jour de leur fête.

« On sait d’où viennent les noires, mais d’où viennent les blanches depuis que la Russie s’est emparée successivement des pays qui pouvaient les fournir ?

« Aujourd’hui, parmi les États avec lesquels confine l’Empire Ottoman, il n’en est qu’un où l’esclavage ne soit pas aboli, c’est la Perse. Il peut venir, par cette voie, quelques fillettes du Turkestan et de l’Afghanistan, je n’ai jamais entendu dire qu’elles fussent très recherchées, ni très communes.

« On prétend que les Circassiens réfugiés dans l’Empire Ottoman continuent à vendre leurs enfants ; mais ce qu’ils avaient de mieux jadis étaient les enfants qu’ils volaient aux Russes. Leurs nobles n’ont jamais vendu les leurs, et ce que j’ai vu de leurs enfants de basse classe ne peut pas fournir des sujets de première qualité. Il y a donc tout lieu de croire que les marchés d’esclaves de Top-Hané se recrutent avec des enfants achetés ou volés en Europe, particulièrement dans les provinces roumaines de Hongrie, si bien qu’il y a quelques années, le parlement Hongrois en avait pris l’alarme. Il paraît que ce sont surtout les Zingari, connus pour être des voleurs d’enfants, qui se livrent à ce commerce, soit en vendant les leurs, soit, plus souvent, ceux des autres.

« Depuis longtemps, il n’y a plus de marché public. Ce sont de vieilles femmes qui amènent les enfants de très loin et les livrent aux chalands, dans certaines maisons particulières, dont les portes ne s’ouvrent qu’à bon escient.

« Un dernier détail : les esclaves du palais impérial sont réformées à l’âge de vingt-cinq ans, « quand elles n’ont pas été remarquées du maître. Il les marie alors à quelqu’un de ses employés, qui les accepte les yeux fermés et, paraît-il, ne s’en trouve pas plus mal. »

Ce que l’auteur de cette correspondance semble ne pas savoir, c’est que ces femmes venues de partout et choisies principalement pour leurs dehors, n’ont d’instinct que pour la volupté, ne sont dressées que pour satisfaire tous les goûts de l’homme dont elles sont destinées à être tout ensemble l’esclave et la maîtresse.

Elles sont recrutées dans tous les pays et à prix d’argent par des émissaires qui s’attachent spécialement à la forme plastique et à la beauté matérielle. On en cueille en Allemagne, en Belgique, en Suisse, peut-être même en France ? Les feuilles anglaises retentissaient naguère d’une tentative de rapt faite par deux émissaires ottomans, qui étaient parvenus à force de promesses alléchantes, de mirages mensongers, à entraîner une jeune et séduisante Londonnienne sur le quai d’embarquement. Ils allaient la faire monter sur un navire en partance pour Constantinople et la pauvre fille se croyait déjà pour le moins sultane Valideh, lorsque son frère, dont l’imagination était plus calme, vint tout à coup se ruer sur eux et, le revolver au point, leur arracha cette proie avant qu’ils eussent pu se reconnaître.

Nous n’avons pas à nous occuper aujourd’hui de la traite des blanches et nous continuons de suite notre étude sur l’Esclavage en Afrique, après avoir cependant cité cet aphorisme turc :

« Prends une blanche pour les yeux, mais pour le plaisir une Égyptienne. »

Voici enfin l’idéal de la beauté féminine chez les Turcs : « Son visage est comme la pleine lune, ses hanches sont comme des coussins (Blanche elle est belle ; grasse elle est admirable). »

Il y a quelques mois, le journal Paris publiait un avis de Djeddah (ville d’Arabie, sur les bords de la mer Rouge, servant de port à la Mekke), disant que les marchands d’hommes affluaient dans ces parages pour vendre leur marchandise humaine aux nombreux pèlerins venant visiter, à cette époque, les Saints-Lieux de l’Islam. (La Mekke, lieu de naissance de Mohammed et dont le temple renferme la célèbre Kaaba, sanctuaire bâti sur l’emplacement de celui que construisirent Abraham et Ismaël, ainsi que le puits miraculeux de Zemzem, révélé par l’archange Gabriel à Hagiar, afin d’étancher la soif de son fils ; Médine, ou la ville du Prophète, où se trouve le tombeau de l’apôtre des musulmans).

En présence des affirmations du marquis de Salisbury, au Parlement britannique, que Souakim n’avait pas été abandonné par l’Egypte, comme le reste du Soudan, afin d’empêcher la traite des esclaves qui autrefois étaient embarqués sur cette partie de la côte dans des Sambouks et vendus en Arabie, en présence de cette déclaration du noble lord, le correspondant de Djeddah s’étonnait de ce qu’il voyait se passer sous ses yeux et se demandait d’où venaient ces esclaves ? Où avait-on pu les embarquer ? D’où arrivaient ces Sambouks arabes chargés, de bois d’ébène, abordant tous les jours dans de nombreuses criques du sud, après avoir trompé la surveillance des croiseurs anglais ?

Il allait même, jusqu’à indiquer les endroits les plus fréquentés par ces Sambouks, c’est-à-dire Zaran, Oundana, Ghita, etc.

La réponse est bien simple, écrivait M. H. d’Estrées, dans le même journal.

« Ce n’est pas la conservation de Souakim au pouvoir de l’Egypte, si pompeusement annoncée par lord Salisbury au Parlement britannique, qui peut suffire à empêcher la traite de l’Afrique. Il aurait fallu ne pas sacrifier un pouce du territoire du Soudan égyptien. »

Ajoutons, il n’aurait pas fallu abandonner à Kartoum, et livrer ainsi au Madhi, Gordon Pacha, le digne successeur et continuateur de sir Samuel White Baker pour la répression de l’esclavage et de la traite, dans les régions du Haut-Nil.

Un Livre bleu qui a paru en Angleterre, il y quoique temps, contenait la correspondance échangée entre l’Amirauté et les commandants de stations navales concernant cette grave question de la traite des noirs. Les notes les plus intéressantes y étaient transmises par M. Hunter, secrétaire politique adjoint à Aden.

Il mandait que des esclaves étaient envoyés on grand nombre aux ports de Lomali et de Denakie ; c’étaient des Gallas musulmans, des chrétiens nommés Guraquis et des Gallas de diverses tribus.

Les esclaves mâles, ajoutait M. Hunter, étaient divisés en quatre classes, dont le prix variait depuis 50 francs jusqu’à 6,250 ! Les femmes, partagées en trois classes, se vendaient depuis 1,250 francs jusqu’à 4,500. Les deux sexes sont plus beaux et d’une couleur moins foncée que les Africains des côtes.

Trois mille esclaves environ étaient embarqués en dehors du détroit de Bab-El-Mandeb[2], c’est-à-dire en dehors de la mer Rouge, et à peu près deux mille cinq cents entre Périm et Amphilla. Sur ce nombre quarante pour cent étaient de jeunes garçons, quarante pour cent de jeunes filles, dix pour cent des femmes, huit pour cent des hommes et deux pour cent des eunuques.

La chasse à l’homme continue toujours, surtout depuis la perte du Soudan Égyptien, et les esclaves débarqués, aujourd’hui encore, dans les petites baies de la côte, aux environs de Djeddah, viennent probablement des ports de Mascate et de Quiloa, dont les expéditions bravent les efforts des croisières anglaises, depuis que les traités interdisent l’exportation des esclaves par Zanzibar[3].

C’est un petit déplacement qui gène peu ces ignobles trafiquants, et il est bien difficile, sinon impossible, de surveiller toutes les rives d’un continent aussi considérable que l’Afrique.

En Tunisie, malgré le Protectorat de la France, l’esclavage, pour être clandestin, n’en existe toujours pas moins.

« L’homme, la femme, l’enfant, achetés et revendus comme vil bétail, sous le couvert du drapeau français, n’est-ce pas révoltant ?

« Nous fermons aussi les yeux sur l’importation des eunuques, et il ne m’est pas démontré qu’on n’en confectionne pas sur place, au fond des sérails tunisiens. C’est le luxe de toute polygamie bien comprise.

« Du moins en Algérie, nous n’avons que les inconvénients inhérents aux mœurs matrimoniales ; mais à Tunis, l’esclavage et la polygamie vont de front et le drapeau qui flotte au grand mât de la Résidence française sert de pavillon, pour couvrir cette marchandise de chair humaine, que d’infâmes forbans amènent du fond des déserts africains[4]. »

Déjà, en 1881, M. Duveyrier disait dans son ouvrage sur la Tunisie :

« Bien que la vente des esclaves ait été interdite depuis longtemps, et que les marchés aux esclaves soient fermés, l’esclavage continue à exister et la traite des hommes, mais surtout la traite des femmes, se fait en Tunisie, nous en avons des preuves irrécusables. »

De l’année 1883 au mois de mai 1890, les journaux tunisiens, algériens et français, signalèrent plusieurs actes de cruauté atroce, aussi Ali-Bey a-t-il enfin du être averti et vient-il de confirmer les interdictions portées par ses prédécesseurs.

Nous souhaitons sincèrement, mais, ainsi que nous le disions en commençant, nous n’osons espérer que ce dernier amra-bey, dont nous publions le texte plus loin, ne reste point lettre-morte comme la plupart des dispositions antérieurs ou décrets d’Ahmed (1846-1849) et l’article 37 du traité intervenu, en 1875, entre le Bey Mohammed-Saddock, prédécesseur immédiat d’Ali, et le gouvernement de la Reine Victoria.

« L’Afrique, écrivait Verney-Hovett Cameron, perd son sang par tous les pores. Un pays fertile qui ne demande que du travail pour devenir l’un des plus grands producteurs du monde, voit ses habitants, déjà trop rares, décimés journellement par la traite de l’homme et les guerres intestines[5]. »

« Tant que l’Islam ira encourager la polygarnie et l’esclavage, disait Mage, l’Afrique sera une terre déshonorée[6]. »

« La France, qui règne en Algérie, en Tunisie, au Sénégal, route du Niger ; à l’Ogôoué, route du Congo, la France a parmi ses plus pressants devoirs de contribuer, plus que toute autre nation, à la suppression de l’esclavage, disait Largeau, après son voyage dans le Sahara Algérien et les déserts de l’Erg. Qu’elle n’hésite pas à s’y consacrer en pénétrant dans le Soudan, de la Méditerranée par le Transsaharien ; de Saint-Louis par le Sénégal, et du Gabon par le fleuve Ogôoué ; mais avant tout de la Méditerranée ; c’est de là seulement que nous pouvons dominer le pays des Noirs. »

La France, dans l’auguste personne du cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger et de Carthage, primat d’Afrique, a commencé, sur l’ordre de Sa Sainteté le Pape Léon XIII, et continuera sans relâche l’œuvre qu’elle est digne de voir s’ajouter plus tard aux immortels Gesta Dei per Francos.

Sous de pareils auspices, le succès de la croisade du XIXe siècle, de la croisade anti-esclavagiste, ne peut être révoqué en doute, et nous avons l’intime et patriotique conviction que la prophétie de l’Italien Vezetelli ne se réalisera pas.

« Je crois, osait dire à un reporter du Gaulois, au mois de janvier 1890, cet explorateur chargé précédemment de ravitailler Stanley parti à la recherche d’Emin-Pacha ; je crois que les Anglais, les Allemands et après eux, bien après eux, les Portugais civiliseront l’Afrique. Je mets les Portugais au troisième rang ; car, si les Anglais et les Allemands sont les ennemis de l’esclavage, on est obligé de convenir que les Portugais sont de simples marchands d’esclaves. »

Déjà notre gouverneur d’Obock, M. Lagarde, a obtenu du sultan de Tadjourah la signature d’un traité portant suppression de l’esclavage dans tout le territoire où s’étend son action[7].

Ce traité, conclu au moment où la Conférence de Bruxelles commençait ses travaux et recherchait les moyens efficaces de réprimer la traite en Afrique, était une réponse topique aux malveillantes insinuations de certaines puissances qui représentaient alors la France comme un obstacle à l’œuvre humanitaire et surtout chrétienne de la Conférence internationale.

« Nulle part au monde le meurtre, le rapt, la vente de l’homme, dit Schweinfurth, n’ont plus fréquemment lieu qu’en Afrique[8]. » Nous tenons à rétablir ici, à l’aide de documents puisés aux meilleures sources et que nous avons soigneusement compulsés pour les mieux condenser, afin de produire, par un travail modeste mais impartial et consciencieux, la preuve évidente du mal, comme aussi de démontrer, dans la mesure de nos moyens, la nécessité rigoureuse de la juste répression à exercer.

Le nombre des victimes de la traite peut être évalué annuellement par centaines de mille !

« Dans l’intérieur de l’Afrique, dit Serpa Pinto, l’esclavage est une matière de troc[9]. »

Ajoutons, avec le vice-amiral Fleuriot de Langle : « La femme est une monnaie fiduciaire : le commerce, en Afrique, serait impossible sans femmes. Si l’on fait des avances, les femmes servent de garantie ; tout risque commercial a pour caution une femme. S’il arrive un moment où la liquidation est difficile, la femme reste prisonnière[10]. »

De son côté, de Brazza corrobore cette assertion :

« Il est assez délicat de parler des mœurs des Bakalais, ou plutôt de leur absence de mœurs. Le mari s’empresse, dès qu’il le peut, de battre monnaie avec sa femme, et les agents des factoreries rendent malheureusement fructueux un tel trafic. La condition des femmes est beaucoup plus dure chez les Bakalais que chez les Inengas et les Galois ; dans les expéditions, où l’homme ne porte point de charge, tous les fardeaux sont distribués aux femmes et aux esclaves. Les femmes doivent marcher souvent en portant une charge de trente à quarante kilogrammes.

« On comprend qu’elles aiment mieux qu’on les laisse en gage, ce qui arrive quand leurs maris sont courts de marchandises d’échange. Ces derniers repartent et restent absents jusqu’au moment où ils ont renouvelé leurs provisions européennes près des traitants ; les femmes-gages sont alors recherchées et reprises par leurs seigneurs et maîtres. Elles ne se plaignent généralement point de ce séjour étranger ; elles sont relativement bien traitées par leurs dépositaires, d’autant plus qu’elles acceptent les galanteries fréquentes et autorisées des hommes du nouveau village. Elles fournissent ainsi en nature l’intérêt des valeurs prêtées à leurs maris[11]. »

Comme on le voit, la luxure et la polygamie ne sont pas seules les causes de l’esclavage. Dans certaines régions de l’Afrique, l’homme le plus considéré est celui qui possède le plus grand nombre de femmes. Et puis, ailleurs, on a besoin d’esclaves, de femmes, de jeunes filles surtout, pour les funérailles sanglantes, pour les sacrifices expiatoires, pour les hécatombes traditionnelles ! comme on a besoin d’esclaves pour le transport des marchandises et le paiement de l’ivoire.

« Sans doute, dit Samuel White Baker, l’Afrique Centrale est une admirable contrée ; mais elle ne connaît que deux articles d’exportation : l’esclave et l’ivoire[12] ! »

« C’est l’ivoire, conclut aussi Schweinfurth, qui maintient la traite et le pillage[13]. »

L’ivoire ! Ah si nos Européennes, qui aiment tant en avoir, en faire orner mille objets futiles, pouvaient savoir combien de larmes, de sang il a fait et fera encore couler ! Proscrire l’usage et la mode de l’ivoire dans les pays civilisés ce serait porter un coup vraiment fatal à l’esclavage.

Veut-on connaître l’opinion de Stanley sur les marchands d’ivoire ? Que l’on ouvre son dernier ouvrage : « Dans les ténèbres de l’Afrique[14] » et lise le passage consacré à ces gens-là :

« Nous savons quels ont été les agissements d’Ougarrououé et ce qu’il met toute sa vigueur d’esprit à accomplir encore. Nous connaissons les hauts faits des Arabes autour des chutes de Stanley et sur la Loumanii ; quelle œuvre diabolique poursuivent Moumi Mouhala et Bouana Mohammed, dans la région du lac Ozo, la source du Louloua. En traçant au compas, autour de ces divers centres, de vastes circonférences renfermant des surfaces de 100 à 150,000 kilomètres carrés, on pourrait se faire une idée des domaines que se sont attribués une demi-douzaine d’hommes résolus, aidés de quelques centaines de bandits ; ils se partagent ainsi près des trois quarts de l’immense foret du Congo supérieur, n’ayant d’autre but que de s’approprier, par le fer et le feu, quelques centaines de défenses d’éléphants. Lors de notre arrivée à Ippto, les chefs manyouema Ismaïl, Khamissi et Sangarameni, trois beaux et vigoureux gaillards, garantissaient, vis-à-vis de leur maître Kilonga Longa, la bravoure de leurs hommes et les opérations à eux confiées. Alternativement, chacun quittait Ipoto pour se rendre dans son sous-district. Ismaïlia était préposé à la surveillance de toutes les routes qui conduisent d’Ipoto à Ibouiri et se dirigent de l’est vers l’Itouri ; Khamissi inspectait les rives de l’Ibouiroi et les régions orientales jusqu’à l’Ibouiri et Sangarameni, toute la partie orientale et occidentale comprise entre l’Ibina et l’Ihourou, affluents de l’Itouri. Ils avaient en tout 150 combattants, dont 90 seulement armés de fusils. Kilonga Longa était encore à Kinnena et on ne ratiendait pas de trois mois.

« Les combattants, sous les ordres des trois chefs, étaient des jeunes gens enlevés aux tribus Bakoussou et Balegga, puis formés au brigandage par les Manyouema tout comme ceux-ci l’avaient été, en 1876, par les Arabes et les Ouassouhili de la côte orientale. L’accroissement prodigieux du nombre des bandits dans le bassin du Congo supérieur résulte de la tactique des traitants musulmans : ils tuent les aborigènes adultes et ne conservent que les enfants. On envoie les filles aux harems arabes, souahili et manyouema ; les garçons apprennent à porter les armes et à s’en servir. Devenus grands et forts, ils épousent quelque servante du harem, et s’associent à leur tour aux sanglantes aventures du maître. Un certain nombre des quotités du butin reviennent de droit au grand commerçant Tippou Tib, par exemple, ou à Saïd-Ben-Abed ; les autres appartiennent aux chefs d’abord, et ensuite à leurs guerriers. En général, les plus gros morceaux d’ivoire, pesant plus de 16 kilogrammes, vont de droit au traitant : ceux de 9 à 16 kilogrammes sont attribués aux chefs ; les simples bandits peuvent garder les parcelles, les débris, les défenses des petits éléphants, s’ils ont la chance d’en trouver. Aussi chacun des membres de l’association apporte-t-il tous ses efforts à la réussite de l’entreprise. Le grand chef leur fournit les armes, les forme à la discipline, mais reste chez lui, sur le Congo ou Loualaba, à se gorger de riz et de pilau, à s’abandonner aux excès du harem. Stimulés par la cupidité, ses lieutenants deviennent féroces et excitent leurs bandits à se ruer sur les enfants, le bétail, les vivres, les poules et l’ivoire.

« Rien de tout cela ne serait possible si on ne les fournissait pas de poudre. Ils n’oseraient s’aventurer à un kilomètre de leurs stations. Si l’on pouvait en interdire l’entrée en Afrique, la retraite de tous les Arabes vers la mer serait immédiate et générale. Les chefs indigènes auraient bien vite fait de les repousser à la côte si les traitants n’avaient comme eux d’autres armes que les lances et les flèches. Que pourraient Tippou-Tib, Abed-Ben-Sélim, Ougarrououé et Kilonga Longa contre les Bassongora et les Bakoussou, s’ils n’avaient la poudre pour alliée ? Comment les Arabes d’Oudjidji résisteraient-ils aux Ouadjidji et aux Ouaroundi, et comment ceux de l’Ounyanyembé se maintiendraient-ils dans le voisinage des archers et des lanciers de l’Ounyamouezi ?

« Un seul moyen existe d’empêcher l’extermination complète des aborigènes Africains. L’Angleterre, l’Allemagne, la France et le Portugal, et les États de l’Afrique Méridionale, ceux de l’Afrique Orientale et l’État du Congo, devraient s’entendre et prohiber formellement l’entrée de la poudre dans toutes les parties de ce continent, sauf pour l’usage de leurs agents, soldats et employés. En outre, ils devraient se saisir de tout l’ivoire qu’on apporte aux factoreries, car il ne s’en trouve pas aujourd’hui un seul morceau qui soit légitimement acquis. Chaque défense, chaque débris, la moindre parcelle d’ivoire, en possession d’un trafiquant arabe est teinte de sang humain, un demi-kilogramme d’ivoire a coûté la vie à un homme, à une femme ou à un enfant ; pour moins de 3 kilogrammes on a brûlé une case ; pour 2 défenses, un hameau tout entier a été détruit ; pour 20 tout un district, avec ses habitants, ses villages et ses plantations. Et parce que l’on utilise l’ivoire pour fabriquer des objets de luxe et des boules de billard, faut-il transformer le cœur de l’Afrique en un immense désert et exterminer des populations, des tribus, des nations entières, et cela à la fin d’un siècle signalé par tant de progrès ? Et ce trafic de l’ivoire, qui enrichit-il, s’il vous plaît ? Quelques douzaines de métis arabes et nègres qui, si justice leur était rendue, iraient passer au bagne le reste de leur vie de pirates ! »

Nous sommes absolument d’accord sur ce point avec Stanley.

L’un des moyens de répression, préconisé par Mgr Lavigerie et pratiqué déjà par ses soins, dans la mesure de ce qui lui est actuellement possible, consiste en une sorte de cordon sanitaire dont les soldats empêchent les négriers de pénétrer à l’intérieur de l’Afrique, au sein des régions fréquentées, jusqu’à ce jour par les traitants, ou de gagner l’extérieur avec leur proie.

Le grand Cardinal est ainsi en communauté d’idées avec Cameron, lequel a déclaré le premier avoir acquis la conviction qu’à moins de l’attaquer à sa source même, tous les efforts tentés pour détruire l’horrible mal n’aboutiraient qu’à le pallier faiblement. Largeau a dit également : « Il faut atteindre l’esclavage au cœur même de l’Afrique. Le roi des Belges[15] l’a compris quand il a fondé l’Association Européenne pour l’abolition de la traite, dont les agents, après avoir remonté le Congo, se fixeraient sur la rive occidentale du lac Tanganyika. On s’y est mal pris, jusqu’à ce jour, pour empocher la traite des nègres. Ce n’est pas par les branches qu’on attaque un arbre qu’on veut détruire, mais par les racines. Or, commencer par les côtes pour empêcher la traite, c’est attaquer les branches. Il faut la poursuivre dans le Soudan même, dans ce grand pays que les indigènes appellent Takrour, et les Arabes Sahariens Berr-El-Abiad, Terre des Esclaves ou Blad-Es-Soudan, pays des Noirs[16]. »

C’est aussi l’avis de M. Zachrissen, président de la Société anti-esclavagiste Suédoise, qui est sur le point d’entreprendre une expédition dans l’Afrique Centrale.

Cette expédition se dirigera de Mozambique vers le nord-est du lac Tanganyika, dans la direction de l’Oudjidji et de là vers le lac Victoria Nyansa. Son but est d’établir entre ces deux lacs plusieurs stations pour empêcher la traite des esclaves dans ces régions.

M. Zachrissen sera accompagné d’une centaine d’ouvriers suédois, et il compte engager à Mozambique une troupe de quinze cents indigènes armés, pour mener à bonne fin son expédition.

Le gouvernement Suédois ne donne à M. Zachrissen aucune subvention ; les frais de l’expédition, estimés à 500,000 marks, sont couverts à moitié par des souscriptions faites en Suède, en Belgique et aux Etats-Unis d’Amérique.

Comme dans la suite de notre ouvrage il sera souvent parlé de l’Islamisme et du Koran, nous avons cherché dans ce fameux recueil tout ce qui, de prés ou de loin, se rapportait à l’esclavage, et voici le résultat de nos investigations.

Soura II (Begra, la Vache), Aïa 173 : « O Croyants ! la peine du talion vous est prescrite pour le meurtre… un esclave pour un esclave. » — Aïa 220 : « N’épousez point les femmes des idolâtres tant qu’elles n’auront pas cru. Une esclave croyante vaut mieux qu’une femme libre idolâtre, quand même celle-ci vous plairait davantage… Un esclave croyant vaut mieux qu’un incrédule libre, quand même il vous conviendrait davantage. »

Soura IV (Nsa, les Femmes), Aïa 3 : « Si vous craignez de n’être pas équitable envers les orphelins, n’épousez parmi les femmes qui vous plaisent, que deux, trois ou quatre. Si vous craignez encore d’être injuste, bornez-vous à une seule ou à une esclave. » — Aïa 28 : « 11 vous est défendu d’épouser des femmes mariées, excepté celles qui seraient tombées entre vos mains comme esclaves : c’est la loi d’Allah à votre égard. » — Aïa 29 : « Celui qui ne sera pas assez riche pour épouser des femmes croyantes de condition libre[17], prendra des esclaves croyantes… Vous venez tous les uns des autres[18]. N’épousez les esclaves qu’avec la permission de leurs maîtres. Dotez-les équitablement. Qu’elles soient chastes, qu’elles évitent la débauche et qu’elles n’aient point d’amants. » — Aïa 30 : « Si après le mariage elles commettent l’adultère, qu’on leur inflige la moitié de la peine prononcée contre les femmes libres. » — Aïa 94 : « Pourquoi un croyant tuerait-il un autre croyant ? Si ce n’est involontairement ! Celui qui en tuera un involontairement sera tenu d’affranchir un esclave croyant et de payer à la famille du mort le prix du sang fixé par la loi[19]… Pour la mort d’un croyant d’une nation ennemie, on donnera la liberté à un esclave croyant. Pour la mort d’un individu d’une nation alliée, on affranchira un esclave croyant… Celui qui ne trouvera pas d’esclave à racheter jeûnera deux mois de suite[20]. » — Aïa : 117 « …Ils invoquent Cheitan le Lapidé[21]. » — Aïa 118 : « Que la malédiction d’Allah soit sur lui. Cheitan a dit : « Je m’emparerai d’une certaine partie de tes serviteurs ; je les égarerai, leur inspirerai de mauvais désirs ; leur ordonnerai de couper les oreilles de quelques animaux[22], d’altérer la « création d’Allah[23]. »

Soura XXIII (El Mouminin, les Croyants), Aïa 1 : « Heureux sont les croyants… » — Aïa 6 : « Qui bornent leurs jouissances à leurs femmes légitimes et aux esclaves que leur a procurées leur main droite[24]. »

Soura XXIV (Ed D’aou ou En Noûr, la Lumière), Aïa 31 : « Commande aux femmes croyantes de baisser leurs yeux et d’observer la continence, de ne laisser voir de leurs ornements que ce qui est à l’extérieur[25], de couvrir leurs seins d’un voile, de ne faire voir leurs visages[26] ou leurs ornements qu’à leurs maris ou à leurs pères ou à leurs beaux-pères, à leurs fils ou à leurs beaux-fils, à leurs frères ou aux fils de leurs frères, aux fils de leurs sœurs ou aux femmes de ceux-ci, ou à leurs esclaves ou aux domestiques mâles qui n’ont pas besoin de femmes ou aux enfants qui ne distinguent pas encore une femme d’un homme. Que les femmes n’agitent point les pieds de manière à faire voir leurs ornements et des charmes qui doivent rester cachés… » — Aïa 33 : « Si quelqu’un de vos esclaves vous demande son affranchissement par écrit, donnez-le lui si vous l’en jugez digne[27]. Donnez-leur quelque peu de ces biens que Dieu vous a accordés. Ne forcez point vos esclaves ou vos servantes à se prostituer pour vous procurer des biens passagers de ce monde, si elles désirent garder leur pudicité[28]. Si quelqu’un les y forçait, Allah leur pardonnerait à cause de la contrainte ; il est indulgent et compatissant. » — Aïa 57 : « croyants ! que vos esclaves… avant de pénétrer auprès de vous, vous en demandent l’autorisation et cela trois fois par jour : avant la prière de l’aurore ; lorsque vous quittez vos vêtements à midi et après la prière du soir. Ces trois moments doivent être respectés par décence… »

Soura XXXIII (El Hazab, les Confédérés), Aïa 49 : « O Prophète ! il t’est permis d’épouser les femmes que tu auras dotées, les captives qu’Allah a fait tomber entre tes mains[29]. » — Aïa 51 : « Tu peux donner de l’espoir à celle que tu voudras… » — Aïa 52 : « Il ne t’est pas permis de prendre dorénavant d’autres femmes légitimes[29], ni de les échanger contre d’autres, quand même leur beauté te charmerait, à l’exception des esclaves que tu peux acquérir. »

On trouve Soura LXX (Ed Deroudj, les Degrés), Aïa 30, le même enseignement que Soura IV, Aïa 28.

L’an X de l’Hégire, Mohammed fît à la Mekke un pèlerinage triomphal, et parmi les recommandations qu’il adressa aux musulmans, nous citerons celle qui avait trait à l’intercalation des jours pour corriger les mois lunaires. Il défendit cette intercalation ou embolisme, immola soixante-trois chameaux et rendit la liberté à soixante-trois esclaves. Ce nombre de soixante-trois était égal aux années de son âge comptées en mois lunaires, dont il venait d’ordonner la conservation, ne voulant pas compter les jours au moyen du soleil comme les chrétiens et les juifs. Ce pèlerinage s’appelle le Pèlerinage d’adieu ; Mohammed mourut l’année suivante.

Son esclave affranchi, puis ami et confident Belal fut le premier muezzin[30].

L’Imam Aboul Abbas Ben Ahmed est l’auteur du Fadhl El Khedem ou Khodam, ouvrage très réputé, à l’éloge et à la louange de l’esclavage.

Certains Musulmans, fidèles observateurs de la lettre du Koran, considèrent comme une œuvre pie l’affranchissement de leurs esclaves après un nombre d’années de service ou leur vente à un maître moins exigeant. Des motifs puissants les portent souvent à cela : le décès d’une personne chère, un danger couru, etc. A Tunis, à la mort de l’une des femmes du Bey, les personnages considérés et les personnes qui voulaient le devenir, achetaient des nègres auxquels la liberté était accordée sur-le-champ, et souvent ces nègres formaient plusieurs centaines ! Ils suivaient le convoi funèbre ayant chacun à la main un long bâton, à l’extrémité supérieure duquel était attachée une pancarte où était inscrit leur certificat de libération[31].

Parmi les mariages illicites et nuls (mouharremat) selon le Code musulman, nous trouvons indiqués, par Mouradjea d’Ohsson[32] :

« 6° Celui d’un homme avec l’esclave sur laquelle il a autorité, à moins qu’il ne lui ait accordé au préalable la liberté.

« 7° Celui d’une esclave étrangère avec un homme époux d’une femme libre, si celle-ci n’a pas été répudiée[33]. »

Il est permis à un esclave d’épouser deux femmes. L’union n’est validée que par la permission expresse du patron.

Le maître peut forcer les esclaves à se marier comme il l’entend.

Enfin, il est défendu aux hommes de toucher la main et encore moins le visage d’une femme, à moins que ce ne soit une esclave ou une femme qu’ils désirent épouser, en vertu de cette parole du Prophète, adressée à Moughaïr Ibn Schenbé, à l’occasion de son mariage avec une jeune fille :

« Voyez-la pour vous assurer d’avance de la satisfaction que vous aurez à vivre ensemble. »

Mohammed eut pour troisième adepte de l’Islam, son esclave affranchi et fils adoptif Zeïd, le seul sectateur du Prophète, dont il soit fait mention dans le Koran[34]. Nous avons vu que Bellal, affranchi de Mohammed, fut le premier chargé des fonctions de muezzin, c’est-à-dire d’appeler à la prière du haut de la Mosquée. Parmi les esclaves femelles, nous citerons Marie la Copte ou l’Égyptienne, d’abord sa concubine, ensuite sa femme, dont il eut un fils Ibrahim, qui mourut avant lui.

« Sans doute le Koran, dit Largeau, prescrit aux musulmans de bien traiter leurs esclaves, et, en général, la prescription du livre sacré est bien observée : à ce point de vue, les Arabes, avouons-le, agissent plus humainement que les peuples les plus policés au temps où l’esclavage florissait chez eux, mais pour un esclave vendu que de malheureux massacrés[35] ».

L’amiral Fleuriot de Langle est du même avis :

« L’esclavage est à l’institution domestique chez les populations Yoloffes[36]. Les mœurs y sont douces, la condition de l’esclave ne diffère que peu de celle de l’homme libre. Depuis l’introduction de l’Islam, il y a un grand nombre d’affranchis, qui continuent à vivre sous le patronage d’un maître auquel ils appartenaient ; ils ne peuvent jamais se mêler avec les familles libres, qui restent toujours supérieures en rang. Les enfants qui naissent des unions des hommes libres avec les esclaves forment une sous-caste qui ne peut arriver au gouvernement de l’État. L’esclave a un pécule ; il est compris dans la distribution des terres, mais il doit remiser sa moisson dans l’enclos de son maître, qui peut s’en approprier les produits en cas de disette[37]. »

Burdo dit aussi :

« Les Yoloffs connaissent le mariage, mais ils se font un honneur d’être polygames. Il leur est permis d’avoir quatre femmes légitimes[38]. Quoique aboli par la loi française, dans le fait l’esclavage existe encore parmi les indigènes, mais leurs esclaves ne sont en réalité que de domestiques ; il est rare qu’ils soient maltraités…[39]. »

Parlant du Sahara, l’amiral Fleuriot de Langle ajoute :

« Les tribus sahariennes ont une constitution oligarchique. Les cheikhs sont souvent chérifs, c’est-à-dire qu’ils prétendent descendre de Mohammed[40]… Chaque groupe se compose de princes, de nobles, de marabouts[41] ou lettrés[42], de tributaires, d’affranchis et d’esclaves[43]. »

Est-il besoin de faire remarquer que Burdo, l’amiral Fleuriot de Langle et Largeau ne s’occupent que du présent, de ce qu’ils ont pu constater de visu ? Il en est des Yoloffs, des tribus sahariennes, comme des Égyptiens, des Tunisiens, sur lesquels le contact de la civilisation européenne a agi et a eu pour résultat d’adoucir les mœurs ; mais nous ne devons pas, en présence de ces exceptions, oublier. les souffrances horribles endurées par les esclaves au Marok et dans le reste de l’Afrique, comme nous ne devons pas oublier, non plus, les tortures épouvantables infligées encore il n’y a pas un demi-siècle, aux captifs ou aux esclaves dans les États Barbaresques. Ces tortures étaient analogues aux raffinements de cruauté employés par les forbans musulmans au temps où les côtes de l’Afrique Septentrionale étaient des repaires de corsaires et de pirates.

Les vingt sortes de supplices réservés aux chrétiens sont consignées dans l’Histoire géné- rale de la Tunisie, depuis l’an 1590 avant Jésus-Christ jusqu’en 1883, p. 311 et suivantes, par A. Clarin de la Rive.

L’expédition de Livingstone est la première qui ait vu la traite au lieu même de son origine et l’ait suivie dans toutes ses phases, aussi son chef a-t-il décrit avec tant de détails les opérations diverses de cet ignoble négoce.

« On a dit, conclut-il, que la vente de l’homme était soumise, comme toutes les autres, à la loi commerciale de l’offre et de la demande et devait par conséquent rester libre. Cette assertion a été risquée parce que nul ne pouvait la démentir. Mais, nous l’affirmons à notre tour, cette vente est la cause de tant de meurtres, qu’elle ne doit pas plus être classée parmi les branches de commerce que le vol de grand chemin, l’assassinat ou la piraterie. Ce ne sont pas seulement les criminels et les accusés de sorcellerie qui sont vendus. L’enfant du pauvre est saisi en paiement d’une dette ou d’une amonde, au nom du chef et à titre légal.

« Viennent ensuite les voleurs qui, soit isolément, soit par groupe, enlèvent les enfants aux hameaux voisins, quand les pauvres petits vont puiser de l’eau ou chercher du bois[44]. Nous avons vu des districts où chaque demeure était entourée d’une estacade et les habitants n’y étaient pas en sûreté.

« Ces rapts, d’abord partiels, amènent des représailles ; les bandes se forment ; la lutte grandit ; ce qui avait lieu de village à village se passe de tribu à tribu. Le parti le plus faible devient errant, se procure des armes, en vendant ses captifs, attaque les tribus paisibles et n’a plus d’autre emploi que d’approvisionner les marchés d’esclaves.

« Des bandes armées, conduites par des agents commerciaux appartenant à des Arabes ou à des Portugais, sont expédiées dans l’intérieur, avec de grandes quantités de mousquets, de munitions, de grains de verre et de cotonnade. Ces derniers articles servent, au début du voyage, à payer les frais de route et à faire des achats d’ivoire : mais il n’est pas une de ces caravanes qui n’ait accompagné les indigènes dans leurs razzias et qui n’ait attaqué une peuplade quelconque, avec l’intention d’y faire des captifs. Nous n’avons pas vu un seul exemple du contraire. Le fait est si commun qu’il en résulte une dépopulation effrayante !

« L’arc et les flèches ne tiennent pas contre le mousquet ; la fuite des habitants, la famine et la mort s’ensuivent. Et nous répétons ce que nous avons déjà dit avec une ferme conviction, qu’il n’est pas un cinquième des victimes de ces chasses, souvent même un dixième, qui arrive au lieu définitif de l’esclavage.

« En résumé, d’après les faits observés, nous affirmons hautement que la traite, quelque nom qu’elle revête, ne se recrute qu’au moyen d’une véritable chasse et oppose une barrière insurmontable à toute espèce de progrès[45]. »

Librecy, septembre 1890.
  1. Voici les prix courant des esclaves ordinaires dans les marchés clandestins de la mer Rouge : jeunes filles de dix à quinze ans, de 4 à 500 francs ; jeunes femmes de seize à vingt-deux ans, de 250 à 350 francs ; petits garçons de sept à onze ans, de 3 à 400 francs ; jeunes hommes de quinze à vingt ans, de 150 à 250 francs. (Les caravanes se chargent rarement d’hommes faits). Nous verrons bientôt à quel taux sont vendus sur les côtes d’Arabie les esclaves provenant de certaines tribus africaines réputées.
  2. Porte qui conduit à la mort ; Passage des Larmes. Quelle signification pour la cargaison humaine des Sambouks !
  3. Mascate, port de commerce important de l’Arabie indépendante, qui commande l’accès du golfe Persique, — Quiloa, ville du sultanat de Zanzibar, sur la côte d’Afrique.
  4. Les Odeurs de Tunis, par H. Pontois, ancien président du Tribunal de Tunis, président honoraire de Cour d’Appel députe des Deux-Sèvres. 2e édition, Paris 1889, p. 148-149.
  5. À travers l’Afrique : de Zanzibar à Benguela, 1872-1876.
  6. Discours aux Conférences internationales pour l’abolition de la traite et de l’esclavage, Paris, 1867.
  7. Tadjourah est le point terminus de l’une des routes qui, de l’intérieur, aboutissent à la côte et que fréquentaient les caravanes allant s’approvisionner dans les pays Gallas (possession française d’Afrique).
  8. Au cœur de l’Afrique : Tour du Monde, 1874, 1er et 2e semestres.
  9. Comment j’ai traversé l’Afrique, de l’Océan Atlantique à l’Océan Indien. Tour du Monde, 1881, 1er et 2e semestres.
  10. Croisières à la côte d’Afrique.
  11. Tour du Monde, 2e semestre 1888.
  12. Voyage à l’Albert N’yansa ou lac Albert. Tour du Monde, 1867, p. 1-48.
  13. Op. cit.
  14. Edition française de juin 1890, Paris, Hachette et Cie.
  15. S. M. Léopold II.
  16. Le Sahara algérien : les déserts de l’Erg, 2e édition, 1881, p. 245-256.
  17. De bonne maison, de grandes dames : mohsanat, dit le Koran, ce qui signifie des femmes gardées, qu’il faut doter largement.
  18. C’est-à-dire d’Adam et Eve, auteurs du genre humain.
  19. Ce passage prouve bien que la peine infligée à l’adultère, au temps de Mohammed, n’était pas la peine de mort. Dans les commencements de l’Islam, on murait l’épouse infidèle contrairement au Soura IV, Aïa 19 : « Si vos femmes commettent l’action infâme appelez quatre témoins. Si leurs témoignages se réunissent contre elles enfermez-les dans des maisons jusqu’à ce que la mort les enlève ou qu’Allah leur procure quelque moyen de salut ». Le Koran n’exigeait donc que la réclusion. Plus tard on leur appliqua le fouet et le bannissement. La tradition, renchérissant sur le Koran, a prescrit la lapidation ou la mort dans un sac (shouwal) jeté à l’eau.
  20. Dans tous ces versets le Koran ne vise que les esclaves musulmans.
  21. Satan.
  22. Le Koran s’élève ici contre plusieurs coutumes des Arabes idolâtres qui coupaient les oreilles au dixième faon d’une chamelle le regardaient comme sacré.
  23. Les commentateurs du Koran estiment que ce dernier membre de phrase, « d’altérer la création d’Allah », condamne la castration des esclaves pour en faire des eunuques, les marques imprimées sur leurs visages et leurs corps, etc. en attribuant ces odieuses pratiques à des inspirations diaboliques (touassouis).
  24. Cette expression est employée, dans le Koran, pour désigner les esclaves des deux sexes pris à la guerre ou achetés.
  25. Dans les pays musulmans, les femmes ont souvent des bracelets aux bras, aux jambes, des médailles entre les seins, des bagues aux doigts de pied, etc. ; en les faisant voir elles découvriraient ces diverses parties du corps.
  26. Les femmes des contrées soumises à l’Islam, sauf les femmes du bas peuple, les courtisanes et les esclaves non affranchies, se voilent la figure avec le beskir.
  27. Il est probable que pour mériter d’être affranchi l’esclave devait être musulman ou être devenu musulman.
  28. Ce passage était dirigé contre Abd Allah Ebn Obbah, contemporain du Prophète, et qui ayant six concubines esclaves, les engageait à se prostituer et à lui remettre l’argent qu’elles devaient gagner à ce trafic.
  29. a et b Les versets 49 et 52 paraissent se contredire. Il faut remarquer que le verset 52 est postérieur aussi dans l’ordre de la révélation, mais que par respect pour toute parole du Koran, Abou Bekr ordonna de laisser subsister le verset 49. Lorsque Mohammed publia l’Aïa 52, il avait neuf femmes légitimes, sans compter les concubines esclaves ; fatigué par ses épouses qui lui demandaient des vêtements plus riches et un train de maison plus considérable, il les fît venir toutes et leur donna le choix ou de rester avec lui comme par le passé ou de le quitter en divorçant. Elles préférèrent toutes demeurer près de lui, Mohammed les remercia et le verset 52, révélé à cette occasion lui interdit d’épouser légitimement d’autres femmes.
  30. Voyez le Vocabulaire de la langue parlée dans les Pays Barbaresques, coordonné avec le Koran (édité par Charles Lavauzelle, Paris-Limoges, 1890), aux mots Mohammed, Muezzin, etc.
  31. Aux funérailles des femmes la fosse est entourée de voiles afin de ne rien exposer aux regards des assistants.
  32. Tableau général de l’Empire Ottoman, 3 vol. in-folio.
  33. Cette clause a évidement pour but d’empêcher la femme libre de voir une esclave devenir son égale par le mariage avec un mari commun.
  34. Zeïd eut la complaisance de répudier sa femme, la belle et jolie Zeïneb (Zénobie), afin de permettre à Mohammed de l’épouser. Cet événement amena la révélation de l’Aïa 37, Spura XXXIII, déclarant que ce n’est pas un crime pour les croyants de se marier avec les femmes répudiées de leurs fils adoptifs.
  35. Op. cit.
  36. A Dakar.
  37. Op. cit.
  38. Ces femmes sont appelées en arabe dharaï. Ce nombre est autorisé par le Koran, Soura IV, Aïa 3.
  39. Op. cit.
  40. En arabe, cherif, pluriel chorfa (noble).
  41. En arabe, mrabet, pluriel mrabetin (lié à Dieu).
  42. En arabe, t’aleb, pluriel t’olba.
  43. Op. cit.
  44. De son côté, Lejean raconte que les femmes de sa suite refusaient souvent d’aller au bois ou à l’eau dans la crainte d’être enlevées. (Voyage en Abyssinie.)
  45. L’Afrique Australe. Le Zambèze et ses affluents. Tour du Monde, 1866, 1er semestre.