On n’est pas des bœufs/L’engraisseur


L’ENGRAISSEUR


— Chacun prend son plaisir où il le trouve…

— Dit un proverbe que j’approuve.

— Moi, j’ai un ami dont la suprême joie est d’aborder les passants (de préférence les messieurs décorés) et de leur dire sur le ton du mystère confidentiel : « Vous voyez bien cette dame ? — Oui, fait le monsieur interloqué. — Eh bien, elle est nue ! — Comment cela, nue ? — Toute nue, oui, monsieur, toute nue ! » Le bonhomme décoré commence à faire une tête inquiète ; mon ami insiste : « Complètement nue !… Les vêtements que vous lui voyez sur le corps sont là (baissant la voix) pour écarter les soupçons ; mais sous son manteau, sous sa robe, sous sa chemise, elle est nue, inexorablement nue ! » Il s’en va ravi. Voilà mon ami joyeux pour le restant de la journée !

— Ton ami n’est pas difficile à réjouir ; mais si ce passe-temps lui suffit, tant mieux pour lui ! L’Ecclésiaste a dit : Heureux ceux qui rigolent d’un rien !

— L’Ecclésiaste est un ouvrage recommandable entre tous.

— Moi, j’ai un ami dont la seule distraction est d’amener traîtreusement chez lui les chiens qu’il rencontre dans la rue et de ne les rendre à la circulation qu’après les avoir teints en vert, en rose, en bleu, en toutes les couleurs imaginables. Et même, aux environs du 14 juillet, il teint les pauvres bêtes en tricolore pour faire plaisir à Georges d’Esparbès…

— Qui se montre très sensible à cette attention…

— Jusqu’au larmes.

Plusieurs des convives citèrent encore des cas de ces divertissements baroques et monomaniaques, mais pourtant non attentatoires aux bonnes mœurs et à la sûreté de l’État.

Celui qui parla le dernier s’exprima ainsi :

— Moi, j’ai un ami qui s’amuse à engraisser des danseuses.

— À engraisser des danseuses ?

— À engraisser des danseuses ! Il en engraisse trois ou quatre par an et il est peut-être l’homme le plus heureux du globe.

— Des danseuses ?… De vraies danseuses ?

— Eh ! oui, de vraies danseuses, des petites danseuses du Moulin-Rouge !… Vous n’êtes pas sans avoir remarqué au Moulin-Rouge toute une race de jeunes petites danseuses, maigres comme des clous, parfois jolies, originaires, presque toutes, des flancs de Montmartre, la butte sacrée, ou du sein des Batignolles ?

— Nous connaissons l’espèce.

— Ces jeunes personnes mettant, — et on ne saurait trop les en louer, — le culte de la chorégraphie au-dessus du soin de leurs intérêts pécuniaires, ne trouvent que plus tard l’occasion de devenir de grosses dames. Leur danse gagne à cette combinaison une alertise, une rythmosité qu’on découvrirait difficilement dans les pas andalous de la vieille reine d’Ibérie. Souvent, on les voit sautiller seules des danses fantaisistes dans la manière de celle qui inaugura ce genre, une artiste qui portait un nom d’explosif dont le souvenir m’échappe.

— Picrate d’ammoniaque ?

— C’est bien cela, Picrate d’ammoniaque. Or, mon ami (car, si nous revenions un peu à mon ami) arrive au Moulin-Rouge, fait le tour de la salle et avise la jeune personne dont la gorge frise de plus près le néant et dont les jambes n’attendent qu’un mot pour se déguiser en tringles à rideaux. Il fait l’aimable auprès d’elle, lui offre quelque chose, lui prodigue mille compliments sur son incomparable maîtrise et finalement l’invite à souper. Neuf fois sur dix, la petite est libre de toute attache sérieuse et habite un hôtel garni. Mon ami lui loue un petit appartement qu’il meuble de palissandre. Éblouissement de l’enfant ! Ensuite, il lui donne une bonne, une bonne spéciale qui ne lui sert qu’à cet usage. Cette bonne se met à fabriquer des cuisines exquises, mais gaveuses. L’appétit de la petite est savamment aiguisé par de petites promenades sagement dosées et par des apéritifs spéciaux à base de liqueur de Fowler et de gouttes de Baumé. Bien entendu, pendant cette cure, pas le moindre Moulin-Rouge, pas le moindre Casino de Paris, pas la moindre polka ! Et puis, un beau soir, au bout de trois mois, quand le sujet est arrivé à peser pas loin de deux cents livres, mon ami, avec un petit air de rien, propose : « — Tiens, si on faisait un tour au Moulin, ce soir ? » La petite accepte, enchantée. Très rosse et fou de joie à l’avance, mon ami insinue : « Tu devrais bien danser ce joli pas que tu exécutais, toute seule, le jour où je t’ai vue pour la première fois. » L’infortunée, qui ne se doute pas de l’étendue du désastre, s’élance dans l’arène, et la cohue devient bientôt telle que l’orchestre s’arrête de jouer. Ce n’est plus une danseuse qui sautille, mais un tas de viande et de graisse qui se trémousse, irrésistiblement burlesque !… Mon ami en a environ pour un mois à être largement satisfait ; après quoi, il passe à une autre jeune personne.

— Chacun prend son plaisir où il le trouve…

— Dit un proverbe que j’approuve.