On n’est pas des bœufs/Le pauvre rémouleur rendu à la santé

Pour les autres éditions de ce texte, voir Le pauvre Rémouleur rendu à la santé.


LE PAUVRE RÉMOULEUR
RENDU À LA SANTÉ


Il y a longtemps que ce pauvre rémouleur excitait vivement ma pitié, avec sa figure minable et la veulerie évidemment anémique de son attitude.

— Pauvre rémouleur, lui répétais-je souvent, vous devriez vous soigner !

Mais le pauvre rémouleur haussait ses maigres et résignées épaules d’un air qui signifiait :

— Me soigner ? C’est bon pour les gens riches de se soigner ! Un pauvre rémouleur doit mourir à la peine.

Pourtant, je le décidai à voir un morticole, un stupide morticole qui ne trouva rien de mieux que de lui conseiller l’usage fréquent de la bicyclette.

Le pauvre rémouleur en fut quitte pour hausser à nouveau les épaules de tout à l’heure et pour s’éloigner, le cœur enflé du mépris des médecins.

— Faire de la bicyclette ! un pauvre rémouleur ! Idiot, va !

Quand le pauvre rémouleur me conta la chose, moi aussi je haussai les épaules et portai sur ce thérapeute un jugement des plus sévères.

Et puis, mon ingéniosité native reprenant le dessus, il me vint une idée à la fois simple et géniale.

. . . . . . . . . . . . . . .

Je suis sûr, astucieux lecteurs, que vous avez déjà deviné.

Sans dire un mot de mon projet au pauvre rémouleur, je pris l’express de Paris, et, de la gare, je ne fis qu’un bond, rue Brunel, chez le jeune et intelligent Comiot, mon constructeur ordinaire.

Ce jour-là une nouvelle machine était inventée, le vélo-meule !

Imaginez-vous une bicyclette comme toutes les autres, avec cette différence que la roue de devant, au lieu d’être garnie d’un pneu, est habillée d’un revêtement en pierre meulière, la même qui sert à ces messieurs pour repasser les couteaux, les ciseaux, les rasoirs.

Évidemment, c’est très simple, mais encore fallait-il y songer.

Elle tint du délire, la joie du rémouleur, quand il aperçut le nouvel engin que je lui offrais de grand cœur !

Aussitôt il enfourcha son stratagème, ramassa un certain nombre de pelles et bientôt conquit le sens précieux de l’équilibre.

Il était sauvé !

Maintenant, il exerce son métier tout en pédalant selon la prescription du médecin.

Un petit filet est suspendu de chaque côté de sa machine, ce qui le dispense de s’arrêter à chaque porte.

Les gens lui jettent leurs couteaux, leurs ciseaux, leurs rasoirs.

Lui pédale, pédale à mort, utilisant la rotation de sa roue de devant pour affiler lesdits outils.

Une heure après, il les rapporte à tout un chacun. Et c’est un spectacle réellement très curieux que celui de ce brave homme exerçant de si nouvelle façon une des plus vieilles industries de l’humanité.

Sans compter qu’il se porte infiniment mieux qu’avant.