On n’est pas des bœufs/Supériorité de la vie américaine sur la nôtre

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SUPÉRIORITÉ
DE LA
VIE AMÉRICAINE SUR LA NÔTRE


De mon dernier séjour en Amérique (si j’en excepte les deux paradisiaques mois passés en Canada), le meilleur souvenir que j’aie gardé, c’est Hotcock-City.

Je n’eus pas plus tôt posé les pieds sur le quai de la gare que j’adorai ce pays.

Par la suite, plus je le connus et plus je l’aimai.

La première chose qui me frappa, c’est les trottoirs feutrés !

— Peste ! fis-je, que de luxe !

— N’allez pas croire à un faste frivole ! me répondit mon excellent hôte William H.-K. Canasson…

Avant de terminer cette affaire de trottoirs, laissez-moi vous présenter mon ami William H.-K. Canasson.

Un trait suffira à vous peindre ce vavasseur (pourquoi vavasseur ?)

William H.-K. Canasson prétend que son véritable nom est ainsi : Cana’s son, ce qui signifie : Fils de Cana.

Il descendrait de ce fameux Cana dont les noces, encore qu’elles remontent à une belle pièce de deux mille ans, sont présentes à toutes les mémoires.

Et puisque l’occasion me vient de parler de cette pénible histoire, je ne suis pas fâché de m’en expliquer très nettement et sans ambages (pour faire taire les bruits qui ont couru à mon sujet dans une certaine presse).

Jésus-Christ crut devoir accepter l’invitation de Cana : c’est son affaire et cela ne regarde que lui.

Mais l’attitude qu’il prit à table, les tours de passe-passe qu’il exécuta avec les breuvages, toutes — passez-moi le mot — galipettes auxquels il se livra pendant le repas, sont de la dernière incorrection et tout à fait indignes d’un Divin Sauveur.

Le fils de Dieu perdit là une belle occasion de rester tranquille.

Parlons d’autres choses, si vous voulez bien, parce que je sens que je me ficherais en colère !

… Mon ami William H.-K. Canasson me pilota dans Hotcock-City avec une bonne grâce digne du vieux monde.

— Les trottoirs feutrés ! reprit-il. Vous vous imaginez sans doute, pâle et ridicule Européen, que nous avons feutré nos trottoirs pour en faire comme qui dirait des instars de salons. Biffez cela de vos tablettes, goîtreux Français !… Ce feutre sur lequel vous appuyez mollement la plante de vos pieds recouvre tout un jeu ingénieux et charmant de ressorts. Chaque pas que vous faites, espèce d’imbécile du Vieux-Continent, se traduit par un travail qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd… Tout ce travail des pas humains (ou autres) est totalisé, centralisé, utilisé, sous forme d’électricité (accumulateurs qu’on charge)… Qu’est-ce que vous pensez de cela, imbécile de Parisien ?

— Je n’en pense que du bien, mais je trouve que vos propos ne perdraient rien à se dépouiller de quelques désobligeances nationaliteuses.

— C’est bon ! voulut bien Canasson. Je ne vous croyais pas l’entendement dans un état aussi voisin de la putréfaction. S’il n’y a que ça pour faire plaisir, je serai courtois comme un marquis.

— Je vous en prie, répliquai-je.

— Pas seulement les trottoirs enregistrent et accumulent le travail des passants. Aussi les chaussées. Chaque pavé de nos rues est monté sur ressort… Résultat : suppression de tressaut chez les voitures, travail gagné au profit de tout un chacun. Comprenez-vous, jeune et beau Celte ?

— Je comprends.

— Ah ! vous comprenez ? On est si subtil de l’autre côté de l’Atlantique !… Vous aimez les chevaux ?

— Ah ! les sales bêtes ! Elles ont du poil aux pattes !

— Ça tombe bien, parce que vous n’en verrez jamais la queue d’un à Hotcock-City.

— Il n’y a pas de chevaux à Hotcock-City ?

— Tous ceux précédemment en usage furent naguère rendus à leurs chères études. Automobilism ! Voilà de quel bois nous nous chauffons en matière de véhicule !… L’accumulateur est à l’œil à Hotcock-City ; on serait bien bon de se gêner !

— Gratuits, les accumulateurs ?

— Presque… On a 170,000 volts pour un sou.

— De bons volts ?

— Des volts épatants !… Alors, qu’arriva-t-il ! Il arriva que l’exclusive adoption des voitures électriques nous permit de doubler le nombre de nos rues.

— Je ne vois pas bien.

— Crétin !… Ah ! pardon… poète ! Vous ne voyez pas bien ?… C’est pourtant d’une simplicité biblique… Une voiture sans chevaux est de moitié moins longue qu’une voiture avec chevaux… Elle encombre de moitié moins la longueur des rues. Inutile donc d’avoir des rues si longues ! Alors, quoi !… D’une rue nous en avons fait deux. Et voilà !

Évidemment, c’est très simple, mais encore fallait-il y penser.

D’autres choses nouvelles me frappèrent encore dans cette admirable ville américaine de Hotcock-City.

C’est surtout ces mille robinets dans les appartements qui m’intriguèrent beaucoup.

Robinet pour l’eau froide, robinet pour l’eau chaude, cela se trouve dans les plus sordides coins de la miasmatique et purineuse Europe.

Mais le robinet à air froid ! Voilà du nouveau. Avez-vous trop chaud dans votre chambre ? Un simple tour de clef, et un air frais vous inonde jusqu’à ce que vous ayez obtenu la température qui vous sied.

Tant que je n’en connus pas l’emploi, un petit robinet marqué J.-C. m’énigmatisa beaucoup.

J.-C. ! Jésus-Christ, pensai-je d’abord, un instant.

Mais non ! On a mis le Christ à bien des sauces plus ou moins à l’abbé Chamel, mais à propos de quoi songerait-on à le canaliser ?

J.-C. ! Jules Claretie, peut-être ? Serait-ce point le fameux robinet par où fluèrent tous les impérissables chefs-d’œuvre de Jules Claretie, empreints d’un cachet si personnel et tant inoubliable ?

J’en étais là de mes réflexions quand William H.-K. Canasson pénétra dans mon room.

— Ah ! vous avez envie d’un John Collins ! Excellente idée ! Prenons un John Collins ! Tout à fait fameux pour le… Wooden mouth ! Comment dites-vous en français ?

— Ça dépend ! Le docteur Héricourt dit xylostome, les voyous prononcent gueule de bois.

Pendant cette courte explication, Canasson, tournant le robinet J.-C., avait rempli deux grands verres d’un liquide gazeux fleurant le Old Tom Gin et le citron, lequel n’est autre que le fameux John Collins.

Et ce fait donne bien une idée de l’ingéniosité américaine et de la supériorité de leur initiative sur la nôtre.

Une Société s’est formée à Hotcock-City (The Central John Collins C°) pour la canalisation et la conduite à domicile de ce délicieux breuvage dont les Américains font une ample consommation chaque matin.

Pour que le liquide arrive très frais à destination, les tubes en argent qui le charroient sont insérés dans un plus gros tube en étain, sorte de gaine où circule une eau glycérinée toujours maintenue à la température 0°.

Inutile d’ajouter que The Central John Collins C° fait des affaires d’or.

Le lait est également l’objet d’une industrie pareille, ce qui permet à tout citoyen de Hotcock-City d’avoir, à n’importe quelle heure de jour et de nuit, une tasse de lait aussi exquis que celui qui sort du pis de la vache.

La société qui s’occupe de cette denrée (The Illimited Pneumatic Milk) possède dans toute la campagne périphérique de Hotcock-City une quantité énorme de vaches vivant à air libre ou dans des étables admirablement tenues au point de vue de l’hygiène.

À certaines heures, deux fois par jour, ces braves bêtes, averties par une sonnerie électrique à laquelle elles sont habituées, viennent se ranger dans un vaste hangar ad hoc et poser leurs mamelles sur des appareils en cristal, sorte de larges coupes communiquant à des tubes qui aboutissent eux-mêmes à une formidable machine pneumatique fonctionnant au centre de la ville.

En quelques coups de piston, les vaches sont débarrassées de leur lait. Ce dernier se trouve dirigé, par la force du vide, vers un immense réservoir central, où il est mis sous pression et envoyé vers les cent mille clients de The Illimited Pneumatic Milk.

Comme vous le voyez, mesdames et messieurs, il n’y a dans cette opération rien de sorcier ni même de bien compliqué.

Qu’attend-on pour en faire autant à Paris ? Que M. Paul Leroy-Baulieu ait compris un mot à la question sociale ? Ce sera bien long !

J’ai parlé plus haut de Jésus-Christ avec une familiarité qui va peut-être offusquer quelques lectrices.

Cela m’amène à féliciter le clergé américain de l’entrain avec lequel il adopte, à peine parues, toutes les fantastiques applications de la science actuelle.

Ah ! ce n’est pas pour les prêtres de Hotcock-City que William Draper pourrait récrire ses Conflits de la Science et de la Religion !

Pas une maison qui ne soit munie d’un théophone, instrument analogue à notre théâtrophone, sauf qu’au lieu de s’appliquer à des spectacles mondains, il opère la transmission des sermons ou des chants sacrés.

Une nouvelle église (véritablement réformée celle-là) vient de se fonder, qui proclame légitimes et valables les derniers sacrements administrés par téléphone.

Le clergé catholique n’en est pas encore là ; mais, néanmoins, il faut lui savoir gré de s’être vaillamment aventuré dans la voie du progrès.

Quelques jours avant mon départ de Hotcock-City, je croisai sur la route un vertigineux tandem, monté par un digne ecclésiastique et son enfant de chœur, lesquels allaient porter l’extrême-onction à un vieux riche et moribond fermier des environs.