L’enfant mystérieux/Tome I/Le Rapt

J. A. Langlais, éditeur (1p. 192-202).

CHAPITRE VIII

le rapt.


Il est temps de faire connaître à nos lecteurs ce qu’était devenue la fille adoptive de Pierre Bouet.

Ainsi que l’avait dit Marianne, à cinq heures elle avait quitté la maison et s’était tait dirigée, à travers les quinconces du jardin, vers un gros noyer dont les rameaux touffus s’étendaient en éventail, sur le rebord même de la côte.

De cet endroit, l’œil embrasse un panorama splendide. En face, et presque aux pieds du spectateur, les vagues de la marée haute viennent déferler sur une plage de sable fin ou se briser en millions de paillettes cristallines contre les rochers de la batture. Plus loin, par delà le fleuve, s’étagent les habitations, les champs et les bois de la rive sud, avec les cimes bleuâtres des Alléganys, pour arrière-plan. Puis, vers l’orient, s’éparpillent les îlots que nous avons décrits – gracieux archipel où semble planer un mystique parfum de poésie et que l’imagination se représente gardant encore la majesté virginale de la création. Enfin, pour animer ce tableau, des navires de tout tonnage et de tout gréement se succèdent ou se croisent incessamment sur le fleuve, les uns venus d’outre-mer, chargés des produits européens, les autres partis des ports du Canada et lestés des dépouilles de nos forêts. Ils se poursuivent, se rattrapent, se dépassent, comme une troupe folâtre de gigantesques oiseaux ; bientôt ils s’engagent derrière le rideau d’îles semées sur leur route ; pendant quelque temps encore, on voit glisser les hautes voiles des grands trois-mâts le long des cimes dentelées des montagnes ; puis ce ne sont plus que les flèches de cacatois, ornées de leurs flammes ; enfin… tout disparaît.

Anna se plaisait à ce spectacle sans cesse renouvelé, mais toujours attrayant. Aussitôt que les occupations du ménage lui laissaient un peu de répit, elle prenait un livre et se rendait sous le gros noyer. Là, assise sur un banc que lui avait fabriqué le père Bouet lui-même, elle passait de douces heures en tête-à-tête avec ses auteurs favoris ; ou bien, abandonnant sa lecture, elle laissait errer sa pensée au milieu des nuages du souvenir et se perdait dans de longues rêveries.

Ces retours vers le passé avaient pour résultat invariable de la plonger dans une vague mélancolie, dont elle ne se rendait pas bien compte elle-même. Et, chose étrange, cette enfant qui n’avait jamais connu son propre père, qui ne possédait de sa mère qu’un portrait-miniature grand comme l’ongle, se prenait alors à désirer passionnément de les voir, à éprouver pour eux une invincible tendresse. Quelque chose d’innommé s’agitait dans son âme, qui lui disait que ses mystérieux parents vivaient encore et qu’un jour ils lui seraient rendus. Elle s’absorbait si complètement dans cette illusion, se repaissait si souvent de cette chimère, qu’elle en arrivait à se faire de son père une idée arrêtée et à lui donner une figure parfaitement distincte des autres figures connues ; quant à sa mère, elle se croyait sûre de se la représenter exactement, grâce au médaillon qu’elle portait toujours à son cou, et, s’imaginait sincèrement avoir déjà vu ses traits.

Mais, hélas ! la pauvre enfant n’était pas aussitôt revenue au monde réel, que toutes ces chères illusions s’évanouissaient, pour ne laisser place qu’à cette vague mélancolie dont nous venons de parler. Elle s’était trop souvent fait raconter par le père Bouet tous les détails de la nuit mémorable du 15 septembre 1840, pour ne pas reconnaître l’inanité de ses espérances. Aussi, à part ces instants de rêverie où son âme caressait la douce chimère de revoir un jour ses parents véritables, Anna se contentait-elle du bonheur présent et accordait-elle toute sa tendresse à ses parents adoptifs.

Nous nous trompons probablement un peu en disant : toute sa tendresse, car la conversation de Pierre Bouet avec sa femme – conversation que nous avons rappelée dans l’avant-dernier chapitre – a dû faire comprendre au lecteur qu’une troisième personne occupait aussi une bonne place dans le cœur de la jeune fille.

Comme nous aurons occasion de faire plus ample connaissance avec ce personnage, bornons-nous, pour le quart d’heure, à dire que c’était un jeune marin de Saint-François, du nom de Charles Hamelin, capitaine et propriétaire d’une goëlette qui faisait le trafic avec les provinces maritimes. L’automne précédent, le capitaine Hamelin avait eu le bonheur de sauver d’un naufrage certain Pierre Bouet et sa fille, revenant de Québec en chaloupe. Inutile d’ajouter que le bonhomme lui avait voué une reconnaissance éternelle et que le jeune marin était devenu le commensal de la maison, pendant l’hiver qui suivit ; inutile aussi de conclure qu’Hamelin avait agi de façon à mériter la confiance des parents et l’amour de la jeune fille, puisque nous avons entendu Marianne elle-même l’appeler le prétendu d’Anna.

Cette courte explication donnée, reprenons notre récit.

Dans l’après-midi du 24 juin, vers cinq heures à peu près, Anna s’était installée, suivant son habitude, sous les ombrages de son cher noyer.

Le temps était superbe, la brise caressante, la mer presque haute et déferlant sur le rivage avec ce bruit monotone qui endort la pensée.

Plusieurs voiliers remontaient le fleuve, en tirant de courtes bordées dans un chenal rétréci jusqu’à la bouée de l’île Madame, puis en louvoyant de la rive sud aux battures de l’île d’Orléans, une fois cet obstacle dépassé.

Ils venaient dans ce dernier cas virer de bord à peu de distance en amont de l’observatoire d’où la jeune fille les suivait de l’œil ; le bruit éclatant de leurs voiles battant au vent lui arrivait avec les bouffées de la brise ; il lui semblait même parfois entendre le chant monotone des matelots hâlant sur les amures des vergues.

Sans trop savoir pourquoi, Anna suivait avec un intérêt singulier les manœuvres de ces vaisseaux, et ce n’est qu’après les avoir vus faire leur abattée sur bâbord et s’éloigner vers le large, qu’elle portait son attention ailleurs.

Plus d’un de ces navires, à la carène entièrement noire, lui rappela ce grand vaisseau de même couleur entrevu par le père Bouet au milieu de cette nuit de tempête où elle, Anna, était mystérieusement débarquée sur les rochers de Saint-François.

Mais tous défilèrent et disparurent, sans qu’un seul jetât l’ancre, comme l’avait fait le navire-fantôme, en face de cette partie de l’île.

Et chacun arracha à l’orpheline un soupir involontaire, qui pouvait se traduire par ces mots : « Ce n’est pas lui ! »

Sur ces entrefaites, le soleil se coucha derrière les hauteurs du septentrion, et les premières ombres du crépuscule envahirent la grève. Une rumeur grandissante annonçait le retour des travailleurs aux habitations. Il était plus de huit heures du soir.

La jeune fille se leva vivement.

— Ah ! mon Dieu ! se dit-elle, déjà la nuit ! Comme je me suis oubliée ! et que vont penser papa et maman ?… Ils seront inquiets, bien sûr. Rentrons vite.

Tout en parlant ainsi, Anna voulut jeter un dernier regard sur le fleuve : mais un cri étouffé jaillit aussitôt de ses lèvres… Une tête d’homme, une tête hideuse, bizarrement coiffée à la sauvage, émergeait du bord de la côte, entre deux arbustes.

La jeune fille allait jeter un nouveau cri et prendre la fuite, mais elle n’en eut pas le temps : la tête fut suivie du corps d’un homme, et cet homme bondit comme un chat sur l’enfant terrifiée, qu’il bâillonna en un tour de main. Puis, avec la même agilité, le ravisseur redescendit la pente abrupte de la côte qu’il venait d’escalader, portant comme une plume le corps inanimé d’Anna.

Tout ceci s’était passé en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour l’écrire.

Arrivé au pied de la falaise, l’homme prit sa course sous le couvert des arbres, se divers le bout de l’île. Il déboucha bientôt dans une anse obscure de la côte, au fond de laquelle était échoué un canot. Coucher la jeune fille évanouie au fond de cette embarcation et pousser au large fut pour le ravisseur l’affaire d’une seconde.

Puis Tamahou — car c’était lui — s’empara d’un aviron et se mit à pagayer vigoureusement dans la direction du sud-est. Arrivé à une certaine distance du rivage, et avant de sortir de la zone d’ombre épaisse projetée par l’île, le Sauvage se coucha à son tour, et le canot parut abandonné, dérivant avec le reflux vers la haute mer.

Il était alors près de neuf heures du soir – juste au moment où Bouet se mettait à la recherche de sa fille. L’obscurité se faisait profonde, et les grandes ombres projetées par les îles autour d’elles se confondaient presque avec la teinte noirâtre du fleuve. Le canot se détachait à peine comme un point plus sombre sur cette surface où s’épaississait de minute en minute le voile de la nuit… Bientôt il se fondit dans les ténèbres croissantes et disparut entièrement.

Une heure plus tard, il abordait à l’île à Deux-Têtes, en face des grottes.

Tamahou sauta sur le rivage, chargé de son fardeau vivant, d’où s’exhalait des plaintes inarticulées. Parvenu au pied des falaises, à deux pas de l’ouverture servant de porte à son logis, le Sauvage mit Anna sur ses jambes et lui dit d’un ton bourru :

— Écoute, femme, et cesse de pleurnicher, si tu tiens à ta peau. C’est ici la cabane où tu vivras dorénavant. Des personnes qui s’intéressent à toi t’y ont préparé un logement digne d’une princesse… Entre !

Et, comme la jeune fille ne bougeait pas, Tamahou lui saisit brutalement les coudes et lui cria dans les oreilles :

— Misérable face pâle, vas-tu bien obéir ? On n’entre qu’un par un dans ma cabane, et c’est toi qui dois passer la première, entends-tu !

La pauvre enfant, plus morte que vive, se laissa pousser dans l’ouverture et s’arrêta aussitôt, ne sachant où poser le pied dans cet antre aussi noir qu’une fosse à loups.

— Marche encore ! gronda le Sauvage. C’est ici ma chambre ; la tienne est plus loin.

Et il guida sa victime dans le couloir rocheux faisant communiquer les deux grottes. Arrivé là, Tamahou battit le briquet et se mit en devoir d’allumer une vieille lampe de fer, accrochée à l’une des parois. Puis, quand ce fut fait, il s’écria :

— Hein ! ma fille, tu n’auras pas à te plaindre de ton logis, j’espère ?… Un bon lit de fougère, une couverture chaude, une voûte épaisse pour abri, du sable fin sous les pieds !… qu’en dis-tu ? Allons, bonne nuit, mon enfant, et surtout prends garde d’empêcher papa de dormir par tes criailleries, car il n’aime pas qu’on dérange son sommeil, le papa !

Et Tamahou, mis en belle humeur par le succès de son expédition, se retira en ricanant.

Quant à la malheureuse orpheline, elle se laissa choir sur son grabat et en mordit la couverture pour étouffer ses sanglots.