L’enfant mystérieux/Tome I/Où Ambroise Campagna commence à n’avoir plus peur

J. A. Langlais, éditeur (1p. 178-192).

CHAPITRE VII.

Où Ambroise Campagna commence à n’avoir plus peur


Une semaine après la disparition d’Anna — c’est-à-dire le premier dimanche de juillet suivant — vers huit heures du soir, la maison de Pierre Bouet était envahie par une foule silencieuse et émue.

On attendait une grande visite — celle du bon Dieu. Le curé de la paroisse devait, en effet, administrer le viatique à Marianne, dont la situation très grave inspirait de sérieuses alarmes.

La pauvre femme n’avait recouvré la connaissance, que pour se voir envahie par une fièvre, qui n’avait fait qu’augmenter depuis son apparition. Aussi, redoutant une crise pour la nuit qui approchait, le médecin avait-il cru devoir informer le père Bouet de la gravité du cas et lui recommander de prendre ses précautions, en vue d’un résultat fatal.

Le notaire était venu, après les vêpres, recevoir le testament de la malade — circonstance dont avait profité Pierre Bouet pour faire aussi le sien ; c’était maintenant au tour du curé de régler une affaire autrement importante, la grande affaire du salut. Déjà, dans le lointain, on entendait le tintement de la clochette précédant le ministre du culte ; le bruit des voitures roulant sur le chemin grandissait de seconde en seconde ; bientôt il devint tonnerre et cessa brusquement en face de la maison.

Une minute s’écoula ; puis soudain tous les genoux fléchirent, toutes les têtes se courbèrent : le prêtre entrait.

Il n’y a rien de grand comme ces scènes, si majestueuses dans leur simplicité. On les voit tous les jours, sans s’y habituer ; on y assiste toute sa vie, sans parvenir à se défendre de l’austère émotion qu’elles produisent !

Quand la cérémonie fut terminée, quand la voiture qui ramenait le curé chez lui eut cessé de faire entendre son roulement, les lèvres, jusqu’alors muettes, se prirent à chuchoter. Des groupes se formèrent ci et là, dans la cuisine, devisant à voix basse sur la disparition d’Anna, cause de la soudaine maladie de cette pauvre Marianne.

Pierre Bouet, abîmé dans une morne douleur, était resté près du lit de sa femme, qu’il n’avait pas quittée, du reste, depuis la fatale soirée du 24 juin.

Les conjectures et les suppositions pouvaient donc aller leur train, sans risque d’être retenues par la crainte d’aviver inutilement la plaie saignante ouverte au cœur du bonhomme.

Aussi ne se faisait-on pas scrupule d’émettre les avis les plus fantastiques.

— On ne m’ôtera pas de l’idée que la petite se retrouvera, disait Ambroise Campagna. Après tout, une créature ne disparaît pas comme ça d’une paroisse, sans qu’on puisse seulement savoir quel bord elle a pris.

— C’est-y pas sacrant ! répliquait Olivier Asselin. Faudrait alors qu’elle se fût évanouie en fumée !

— Ou encore que la chasse-galerie l’eût enlevée dans un de ses tourbillons ! continuait un troisième.

— Ou encore que les gens qui l’ont apportée ici fussent revenus la chercher ! supposait un quatrième.

Et les têtes de hocher, avec des airs mystérieux.

— Ça ne serait pas juste, ça ! fit remarquer Ambroise Campagna, répondant à la dernière conjecture. Pierre a élevé cette enfant, comme si c’eût été sa propre fille ; il l’a fait éduquer en vraie demoiselle ; il s’est mis en quatre pour la rendre heureuse, et, au jour d’aujourd’hui, on viendrait la lui reprendre, sans même dire merci ! Encore une fois, ça ne serait pas juste, sacrable de mille commerces ! Pas vrai, Antoine ?

Le beau parleur, ainsi interpellé, releva vivement la tête et parut secouer une invincible torpeur. Sa figure anguleuse, sur laquelle un profond chagrin semblait avoir mis son empreinte, s’anima un instant. Il demanda d’une voix creuse :

— Quoi ?

— Je dis que si c’est les gens de la chaloupe-fantôme qui ont enlevé la petite, ils ont fait là un vilain coup, qui ne les mènera pas en paradis.

— Tu as la berlue, Ambroise. Tu sais bien que, si une chaloupe était venue à Saint-François en plein jour, on l’aurait vue.

— Elle pouvait être cachée dans la rivière Bellefine[1], en attendant la nuit.

— Va donc ! Ne te souviens-tu pas que j’ai pris à cet égard tous les renseignements possibles ? D’ailleurs, Anselme Théberge, qui descendait de Québec avec sa chaloupe pleine de passagers, n’a-t-il pas déclaré qu’il n’avait rencontré aucune embarcation remontant le fleuve, le soir de la disparition ?

— C’est vrai, ça : j’y étais, répondit Asselin.

— Tu vois ! reprit Antoine, en s’adressant à Campagna.

— Oui, j’admets qu’une chaloupe se dirigeant vers Québec n’aurait pu manquer d’être vue par Anselme, répondit ce dernier. Mais si cette chaloupe eût pris l’autre côté, se fût dirigée vers les îles, par exemple ?

À cette supposition, fort plausible, pourtant, le parrain d’Anna sentit un frisson lui courir de la plante des pieds à la racine des cheveux.

— Vers les îles !… y songes-tu ? se récria-t-il.

— Pourquoi pas ? demanda tranquillement Ambroise.

— Pourquoi pas ?… Dame ! parce que… enfin, tu as de drôles d’idées !

— Eh ! sacrable de tonnerre ! faut toujours bien que cet enfant-là soit quelque part ! Qui empêche qu’on ne l’ait entraîné là ?

— Où… là ?

— À l’île Madame, à l’île aux Reaux, à l’île à Deux-Têtes… n’importe laquelle.

— À l’île à Deux-Têtes ?… Cette bêtise ! Pourquoi plus à l’île à Deux-Têtes qu’ailleurs ?

— Tiens ! comme si j’avais parlé de l’île à Deux-Têtes plus que des autres.

Antoine se mordit les lèvres. Il s’aperçut qu’il venait de faire un pas de clerc et répondit aussitôt :

— Au fait, Ambroise, la chose est possible, quoique infiniment peu probable. Ne va pas croire au moins que je voudrais négliger une seule chance de succès dans les recherches que nous avons entreprises. C’est tellement le cas, que j’ai une proposition à te faire.

— Une proposition ! Laquelle ?

— Tu aimes bien Pierre, n’est-ce pas ? et tu serais disposé à tout faire pour lui rendre sa fille ?

— C’est-il pas sacrant ! Pierre m’a souvent rendu service, et ce n’est pas Ambroise Campagna qui en perdra le souvenir.

— Bien. Dans ce cas, aide-moi à faire une dernière tentative pour recouvrer la petite.

— Tout de suite, Antoine.

— Alors, attelle ton cheval, sans plus tarder : nous allons chez la Démone.

À ce nom redouté, un frisson courut dans le groupe des causeurs.

— La Démone ! murmura Ambroise, avec une émotion involontaire.

— Oui, la Démone, répondit tranquillement le beau parleur.

— C’est que, vois-tu…

— Quoi donc ?

— Elle n’a pas une trop bonne réputation.

— C’est une jeteuse de sorts ! dirent les autres.

— Qu’importe, pourvu qu’elle nous dise où est la petite ?

— Tu as raison, Antoine. Je ne te cacherai pas que cette démarche me répugne, mais c’est égal ! je peux bien faire un sacrifice pour un ami comme Pierre. Allons-y.

— Mets un rameau bénit dans ta poche, dit Olivier Asselin : ça préserve du diable.

— Donne.

Asselin se dirigea vers une branche de sapin clouée au-dessus de la croix traditionnelle, en cassa un bout et l’apporta à Ambroise.

— Merci, dit ce dernier. Maintenant, je suis prêt, ajouta-t-il.

— Va atteler. Nous partons tout de suite, répondit Antoine, en se levant.

Trois quarts d’heure plus tard, les deux insulaires heurtaient à la porte de la sorcière.

Celle-ci n’était pas encore couchée et demanda aussitôt :

— Qui est là ?

— Des amis de Pierre Bouet, cria le beau parleur à travers le trou de la serrure.

La porte s’ouvrit aussitôt.

— Eh ! bonsoir, mes fils, dit la vieille. Qui vous amène si tard ?… Il arrive minuit, savez-vous !

— Nous venons vous consulter, la mère, répondit Antoine.

— Me consulter ?… Ah ! ah !… Une belle heure, ma foi, pour rendre des oracles ! C’est à minuit que les esprits rôdent dans les campagnes et qu’ils sont plus faciles à apprivoiser. Que voulez-vous savoir, mes enfants ?

— Nous voulons savoir ce qu’est devenue la fille à Pierre Bouet.

— La fille à Pierre Bouet, cette petite blonde jetée sur les rivages de l’île par une nuit de tempête ?

— Précisément, la mère. Elle a aujourd’hui dix-sept ans.

La vieille tressaillit ou feignit de tressaillir.

— Qui êtes-vous, demanda-t-elle avec autorité, vous qui cherchez à pénétrer les secrets du monde intermédiaire ?

— Moi, je suis le frère de Pierre Bouet, répondit Antoine.

— Et, moi, son ami, ajouta Ambroise.

La Démone s’était levée, comme en proie à une grande surexcitation. Elle marcha quelque temps dans la pièce, redressant sa taille exiguë et marmottant des paroles incohérentes. Finalement elle s’arrêta en face des deux hommes et fixant sur eux ses prunelles verdâtres :

— Il est dans la nature, dit-elle, des choses que les yeux de l’homme ne sont pas faits pour voir, ni ses oreilles pour entendre. Les esprits familiers les révèlent parfois à de rares privilégiés, mais frappent impitoyablement les curieux qui veulent y mettre le nez. Malheur donc à ceux qui s’obstinent dans leur entêtement aveugle et cherchent à s’introduire dans ce monde mystérieux, intermédiaire entre le ciel et la terre ! Malheur aux incrédules qui doutent de la puissance de ces esprits et prétendent expliquer toute chose au point de vue naturel ! Malheur surtout à ceux qui, n’ayant pas la foi, viennent jusque dans leur sanctuaire braver les confidents de ces divinités sublunaires ! Leurs animaux périront, atteints de maladies étranges, que l’art se déclarera impuissant à guérir ; leurs plus beaux champs d’avoine et de seigle se transformeront en clos incultes, et la mort ira s’asseoir au foyer de leur famille !

Les deux hommes semblaient pétrifiés et courbaient malgré eux la tête, sous cette apostrophe singulière. Ambroise Campagna, surtout, n’était rien moins que rassuré et se rapprochait à petits pas de la porte, comme pour fuir une apparition de l’autre monde.

— Allons-nous-en ! glissa-t-il à l’oreille de son compagnon.

Mais Antoine parut se raidir contre la vague terreur qui l’envahissait, et répliqua bravement :

— Un mot, la mère ?

— Encore ? fit celle-ci.

— Faut-il donc renoncer à nos recherches ? Anna est-elle décidément perdue pour toujours ?

— Va demander au feu de l’enfer de rendre ses damnés ! Va prier les gouffres de la mer de remettre vivants sur le pont des navires les victimes qu’ils ont englouties ! Va dire au requin de lâcher la proie que ses dents ont broyée !… Mais n’espère pas une minute que les esprits malins qui voltigent dans les brumes du fleuve ramènent jamais dans les bras de Pierre Bouet l’enfant vouée dès sa naissance aux ténèbres des nuits sans lune !

Et, après avoir prononcé ces paroles énigmatiques, la sorcière fit de la main un geste impérieux.

— Maintenant, dit-elle, allez-vous-en et ne reparaissez plus !

Les deux hommes ne se le firent pas répéter et sortirent précipitamment.

Une fois qu’ils furent en plein air et à quelque distance de la masure, Antoine dit à son compagnon :

— Hein ! qu’en penses-tu ? n’avais-je pas raison de croire la petite à jamais perdue ?

— Que le diable emporte cette vieille guenille de femme ? grommela Ambroise, encore ému de ce qu’il venait d’entendre.

— Chut ! les sorcières ont l’oreille fine.

— Ça m’est égal.

— Malheureux ! ne crains-tu pas ?

— Je n’ai plus peur… je ne veux plus avoir peur. Un homme est un homme, après tout. Qu’elle me jette des sorts, si elle le veut : ça ne m’empêchera pas de dire que cette furie-là a une vilaine frimousse et que je la crois capable de bien des choses.

— Doucement, Ambroise, doucement.

— J’en mettrais ma main dans le feu… Vois-tu, Antoine, il est impossible que le bon Dieu donne à une créature humaine une figure aussi repoussante, si elle n’a pas une âme à l’équipollent.

— Cette idée !… On voit tous les jours les meilleures gens du monde porteurs de physionomies impossibles.

— C’est vrai. Mais ces personnes-là ne sont que laides ou ridicules, tandis que la tireuse de cartes, elle, est véritablement effrayante et me fait l’effet du diable en personne.

— Ta ! ta ! ta ! mon pauvre Ambroise, la peur te fait déraisonner. La Démone est loin d’être un Enfant-Jésus, mais c’est une bonne vieille qui n’a jamais fait de mal à personne.

— Pas de mal à personne ?… Hum ! on n’en sait rien. Dans tous les cas, cette espèce de guenon-là est loin de m’inspirer confiance. Ça ne va jamais à la messe, ni à confesse, ni même à l’église.

— La belle affaire ! quand tu auras son âge – au moins cent ans – tu ne penseras guère à courir les chemins.

— Qui sait ?… elle n’a peut-être pas même été baptisée ?

— Pour ça, oui : j’ai vu un chapelet accroché au-dessus de son lit.

— Quand cela ?… Tu es donc dans son intimité ?

— Satané chien ! si l’on peut dire ! Dieu merci, je me respecte, et c’est par pur adon que j’ai vu ce chapelet, il y a longtemps déjà… plusieurs années.

Quelque chose comme un vague soupçon traversa l’esprit d’Ambroise Campagna ; mais il ne s’y arrêta pas dans le moment et se contenta de murmurer, tout en fouettant son cheval :

— Enfin, n’empêche ! La vieille m’a tout l’air d’en savoir plus long qu’elle n’en veut dire… Si les amis sont de mon opinion, on fouillera d’abord les îles ; puis, si l’on revient bredouille, ma foi !… il faudra bien qu’elle parle !

Antoine blêmit dans l’obscurité, mais il ne répondit rien.

La voiture roula encore quelques temps sur le chemin de Saint-François, puis elle s’arrêta devant l’allée conduisant chez Pierre Bouet.

Un groupe d’hommes et de femmes causaient à voix basse, à quelque distance de la maison.

En reconnaissant les deux nouveaux arrivants, qui descendaient de voiture, cinq ou six des femmes se précipitèrent à leur rencontre.

— Vous ne savez pas la nouvelle ? dirent-elles toutes à la fois.

— Quelle nouvelle ?

— Eh bien ! Marianne est morte !

— Morte ? s’écria douloureusement Ambroise.

— Il y a une demi-heure.

— Morte ! fit à son tour Antoine, mais d’un ton bien différent.

— Oui, oui, morte ! tout ce qu’il y a de plus morte ! répétèrent avec ensemble les commères.

Antoine murmura quelques mots inintelligibles et s’élança vers la maison, suivi de près par Ambroise Campagna.


  1. Rivière Dauphine. Gros ruisseau qui sépare Saint-François de Saint-Jean.