L’enfant mystérieux/Tome I/Ambroise en campagne

J. A. Langlais, éditeur (1p. 202-213).

CHAPITRE IX.

Ambroise en campagne.


Une semaine entière s’écoula sans amener aucun changement dans la position de notre héroïne.

En butte aux mauvais traitements de son ravisseur ; forcée de préparer les aliments malpropres de Tamahou et de lui aider dans la confection de ses engins de pêche ; privée surtout de la sereine lumière des beaux jours d’été et de l’influence réparatrice du bonheur de la campagne, elle souffrit autant de l’âme que du corps, pendant cette longue détention.

Tous les jours le Sauvage s’absentait, la laissant seule dans la grotte la plus éloignée ; mais, alors, il avait le soin de fermer la crevasse de communication avec une énorme pierre, de sorte que la pauvre enfant demeurait plongée dans une obscurité presque complète. Des visions terribles s’emparaient de son esprit, déjà ébranlé par les circonstances qui avaient accompagné son enlèvement. Elle avait beau se demander pourquoi on l’arrachait ainsi des bras de ses parents d’adoption, pourquoi on la tenait captive sur un îlot du fleuve et quel intérêt pouvait avoir Tamahou à la dérober, comme il le faisait, à tous les regards… Aucune explication plausible ne lui venait à l’idée, et force lui était de s’en prendre à ces nuageuses histoires de sorcellerie, comme il en court tant sur la vaporeuse île d’Orléans.

Une nuit – c’était le lundi, 4 juillet – vers environ trois heures du matin, un sifflement aigu retentit à l’ouverture extérieure des grottes.

Tamahou bondit sur ses pieds et, s’emparant de son fusil, alla voir de quoi il s’agissait, sans cependant se montrer.

Le même sifflement se répéta, mais plus doux et modulé d’une certaine façon.

Le Sauvage parut, cette fois, abandonner toute préoccupation et s’élança vers le dehors.

Un homme surgit aussitôt d’une anfractuosité de la falaise et s’avança vers Tamahou.

Cet homme était Antoine.

— Ah ! c’est toi, compère ? dit tranquillement le Montagnais.

— Oui, j’arrive à l’instant. Il y a du nouveau.

— Qui donc ?

— L’île à Deux-Têtes sera fouillée aujourd’hui, après l’île Madame et l’île aux Reaux.

— Dans quel but ?

— Dans le but de retrouver une jeune fille qui a mystérieusement disparu de Saint-François, il y a huit jours.

— Ah ! ah ! auraient-ils éventé la mèche, Antoine ?

— Je ne crois pas. Tout de même, tu ferais bien de prendre tes précautions et de dissimuler adroitement l’ouverture de ta cabane.

— Sois sans crainte. Toi et les tiens, vous passerez et repasserez ici, sans même soupçonner que cette partie de la falaise est creuse.

— Je m’en rapporte à toi. Tu ferais bien aussi de masquer le trou que nous avons creusé là-haut.

— C’est fait.

— Bien : maintenant je ne crains plus rien. Je pourrai conduire moi-même les hommes de Saint-François jusqu’à deux pas de celle qu’ils cherchent, sans aucune appréhension.

— Nous serons muets comme des poissons sous nos rochers. Je bâillonnerai l’enfant aussitôt que je vous entendrai venir.

— C’est une précaution absolument nécessaire : elle pourrait attirer l’attention par ses cris.

— De plus, je la garrotterai… On ne sait pas de quoi sont capables les femmes, quand elles ont de mauvaises idées en tête.

— Tu es la prudence en personne, mon brave Tamahou.

— On n’est jamais trop sage.

— C’est vrai. D’ailleurs, tes peines te seront amplement payées. Tu connais nos conventions : si tu fais en sorte qu’Anna demeure introuvable jusqu’à la mort de ses parents adoptifs, je te donnerai assez d’argent pour que tu puisses payer ton passage aux États-Unis ou ailleurs et dépister ainsi la police de la reine.

— Justement… Mais, d’ici là, tu me fourniras des provisions et autres articles indispensables à mon existence ici.

— C’est bien là notre marché. Maintenant, écoute, Tamahou : la moitié de ton salaire est gagné !

— Tu dis ?

— Je dis que, sur les deux personnes dont tu dois attendre le départ pour l’autre monde, il y en a une de morte.

— Aoh… déjà ?… Le mari ou la femme ?

— La femme. Elle a succombé, cette nuit même, à une maladie contractée subitement lors de la disparition de sa fille.

Tamahou se frotta les mains en ricanant avec cynisme :

— Hé ! hé ! fit-il, ça commence bien !

— J’ai bon espoir que l’autre ne tardera pas à la suivre, ajouta Antoine, en baissant le ton. Ce pauvre Pierre, il est trop fort en sang pour supporter longtemps de pareilles épreuves.

— Un malheur ne vient jamais seul ! dit sentencieusement Tamahou.

Les deux complices échangèrent encore quelques paroles ; puis Antoine regagna son flat, tiré sur le sable, à un arpent de là.

Cinq minutes plus tard, il disparaissait au milieu des brumes du fleuve.

Tamahou rentra dans la grotte. Mais, comme il allait reprendre son somme interrompu, un bruit de sanglots étouffés lui arriva.

— Silence, chienne ! hurla-t-il. Que je t’entende seulement une fois de toute la journée, et je te fais ton affaire !

Le bruit cessa, et Dieu seul sut quel effort désespéré dut faire la malheureuse Anna pour commander à sa douleur.

C’est qu’en se glissant dans la grotte de son tyran, après la sortie de ce dernier, elle avait entendu une partie de la conversation rapportée plus haut et qu’elle avait appris la foudroyante nouvelle de la mort de sa mère adoptive.

La pauvre enfant était désormais doublement orpheline !
 

Vers le milieu de l’après-midi de ce même jour, Tamahou, qui était absent depuis une couple d’heures, rentra précipitamment. Il passa aussitôt dans l’appartement, ou plutôt le cachot de sa prisonnière, et lui dit en s’emparant d’un large foulard :

— Écoute, face pâle, et surtout retiens bien mes paroles : les gens de ta paroisse arrivent… Ils vont fouiller l’île, dans l’espoir de te retrouver…

Anna tressaillit violemment et se dressa sur son séant.

— Mais, foi de Sauvage ! continua le misérable, si tu jettes un cri, si tu fais un geste pour leur signaler ta présence, je t’enfonce dans le cœur ce poignard que tu vois à ma ceinture.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit la pauvre jeune fille, se tordant les bras.

— Je te le jure ! reprit Tamahou, et un Montagnais ne trahit jamais son serment. Pour surcroît de précaution, je vais te mettre dans l’impossibilité de te condamner toi-même à la mort.

En prononçant ces dernières paroles, il assujettit brusquement le foulard sur la bouche d’Anna et lui enroula une corde solide autour des membres.

Ainsi ficelée, la prisonnière était dans l’impossibilité absolue de faire le moindre mouvement.

Le Sauvage se faufila dans la première grotte et boucha aussitôt la fissure de communication, au moyen de la grosse pierre dont il avait l’habitude de se servir à cet effet.

L’ouverture extérieure, donnant sur le flanc de la falaise, fut aussi murée avec soin.

Cela fait, Tamahou attendit.

Une rumeur vague, composée de paroles et de cris d’appel, parvenait jusqu’à lui. Cette rumeur ne tarda pas à s’accroître et à se rapprocher. Bientôt elle devint assourdissante et se compliqua de piétinements, d’exclamations et du craquement sec des branches mortes foulées aux pieds.

Tamahou était toujours immobile, l’oreille et l’œil au guet.

Enfin, une sorte d’ébranlement de la voûte des cavernes annonça au Sauvage que les chercheurs se trouvaient précisément au-dessus de sa tête, non loin des cinq bouleaux qui couronnent le cap à cet endroit.

Il redoubla d’attention. Mais le bruit avait cessé. Les excursionnistes semblaient s’être arrêtés et tenir conseil.

Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles Tamahou n’entendit qu’un brouhaha confus. Puis une voix cria :

— Voici Ambroise qui arrive. Quelles nouvelles, Ambroise ?

— Pas grand’chose, répondit celui auquel s’adressait la question.

— Tu vois bien que la Pâquet, du bout de l’île, a rêvé et qu’elle n’a pas vu de canot le soir que la petite a disparu ! fit observer la première voix.

— La Pâquet ! Mais elle dort en plein jour ! Comment voulez-vous qu’elle ne rêve pas la nuit ? répliqua un nouvel organe, facile à reconnaître pour appartenir à Antoine Bouet.

— La Pâquet n’a pas rêvé et un canot a dû, en effet, quitter Saint-François pour les îles, dans la soirée du 24 juin ! s’écria Ambroise.

— Qui te fait dire cela ?

— Une chose bien simple : c’est que je viens d’en trouver un caché dans un tronc d’arbre creux, à une couple d’arpents d’ici.

À cette déclaration, Tamahou tressaillit et crispa ses doigts sur le canon de sa carabine ; mais il ne bougea pas autrement.

— Pas possible ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Comme je vous le dis.

— Tu radotes, Ambroise ! ricana la voix du beau parleur. Tu auras pris quelque vieux canot d’écorce, oublié là par des sauvages, pour une embarcation capable de tenir la mer.

— Je ne radote pas le moins du monde… Le canot est en bon ordre ; il est même encore humide, ce qui prouve qu’on s’en est servi depuis peu.

— Bah ! le suintement de l’arbre où il a été enfermé !

— Pas du tout. L’arbre ne peut resuer, puisque c’est une énorme souche à moitié brûlée.

Il se fit un silence sur le plateau, pendant qu’au-dessous des sentiments bien divers s’agitaient. Tamahou, pâle et les dents serrées, retenait son souffle pour mieux entendre. Anna, au contraire, se tordait dans ses liens et faisait des efforts inouïs pour jeter un cri d’appel à ses compatriotes de là-haut – efforts bien impuissants, du reste, et qui n’aboutissaient qu’à resserrer davantage les cordes enroulées autour de ses membres.

— Eh bien ! à quelle conclusion en arrives-tu ? demanda Antoine, au bout de quelques secondes.

— Mon avis est qu’il faut continuer nos recherches, répondit Campagna.

— Mais nous avons fouillé l’île d’un bout à l’autre !

— Recommençons en nous éparpillant.

— C’est ça ! dirent plusieurs voix. Mais, d’abord, allons examiner ce canot.

— Allons !

Les piétinements s’éloignèrent ; les pas cessèrent de se faire entendre, et Tamahou put enfin respirer librement.

Il s’écoula deux heures. Le soleil baissait visiblement, et la nuit n’allait pas tarder à venir.

Soudain une voix cria par une fissure de la porte extérieure :

— Tu peux être tranquille : nous partons !

Anna fit un soubresaut terrible…

Elle venait de reconnaître la voix de son parrain, Antoine Bouet !