L’empoisonneur/Une partie mouvementée

Éditions Édouard Garand (42 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 22-24).

V

UNE PARTIE MOUVEMENTÉE


Dans le sous-sol, où flottaient un nuage de fumée et des relents d’alcool, la partie battait son plein, à peine retardée par les « traites » que « passait » fréquemment le sieur Lorenzo Lacroix, lorsque son voisin de gauche mêlait les cartes.

Les enjeux, modestes au début, avaient été adroitement et progressivement majorées ; de grosses différences commençaient à échauffer le jeu.

Cependant, en joueurs habitués, tous observaient un silence relatif, absorbés dans le calcul des probabilités et peut-être aussi, dans la surveillance des marches des partenaires, car la confiance était loin de régner dans le tripot.

Déjà, plusieurs regards, irrités et soupçonneux, avaient salué la chance invraisemblable qui semblait favoriser Lorenzo Lacroix et son voisin, l’homme blond. Cependant, leur attitude paraissait impeccable.

Tout à coup, peu après minuit, il se produisit un événement assez imprévu.

L’homme blond avait la main négligemment posée sur la table quand il poussa un cri de douleur ; sa main venait d’être traversée par un poignard, avec une telle violence qu’elle se trouvait clouée, tandis que, dressé devant lui, un joueur accusait :

— Je gage qu’il y a, entre cette main et cette table, un as, qui ferait tout à fait l’affaire de ta fripouille d’associé !

En un clin d’œil, le poignard fut arraché et la carte ensanglantée apparut, tandis que le jeu de Lacroix, vivement retourné, révélait les trois autres as.

Les joueurs ne sont pas tendres quand ils prennent un ou des partenaires en flagrant délit de fraude et les habitués de ce bouge n’étaient pas précisément des agneaux. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les deux tricheurs se virent acculés au mur, par cinq gaillards menaçants, décidés à leur infliger un terrible gent qu’il avait pu saisir, puis, au lieu de supporter le choc, comme, en désespoir de cause, le faisait son compagnon, il s’était baissé brusquement tandis que les poings, lancés vers son visage, venaient se meurtrir contre le mur.

« HAUT LES MAINS !  !  ! »

Maintenant, Lorenzo est contre la porte, tenant en respect, « à la pointe » du revolver, les cinq adversaires qui se sont empressés d’obéir au commandement bref, laissant retomber Louis Comte, inerte, évanoui sous les terribles coups qu’il a essuyés !

« HAUT LES MAINS !  !  ! »

Lacroix répète le commandement, sur un ton plus menaçant encore, car, dans le regard des hommes, il vient de lire une pensée de rébellion. Sous la menace de l’arme implacable et par le magnétisme de l’autoritaire vieillard, les hommes sont matés !…

Lorenzo le constate en ricanant, tandis qu’une pensée cynique et audacieuse lui vient, et dont il s’amuse.

L’argent qu’il n’a pu leur gagner, ou leur prendre, il va se le faire donner, tout simplement. Tentative d’une témérité folle, sans doute, mais, outre qu’il était âpre au gain, Lorenzo était capable de braver tous les dangers, plutôt que de renoncer à un projet criminel.

L’un des prospecteurs semblait plus pusillanime que ses compagnons ; il l’oblige à devenir son complice malgré lui. Terrorisé par la gueule menaçante du revolver, le trembleur vide consciencieusement les poches, en commençant par les siennes. Lorenzo lui fait réunir tout l’argent sur la table, à proximité de sa main, puis, sans quitter l’adversaire du regard, il empoche la recette.

Alors, il ouvre tranquillement la porte et lance un adieu gouailleur. Ce suprême affront exaspère l’une de ses victimes qui, n’y tenant plus, saisit une chaise, avec l’intention de la lui jeter dans les jambes, mais aussitôt, le malheureux tombe, frappé en plein cœur, tandis que, profitant de la stupeur causée par ce lâche attentat, le bandit disparaît, refermant la porte derrière lui.

Sans hésiter, à présent que le canon meurtrier n’est plus braqué sur eux, les quatre hommes se ruent à sa poursuite, bousculant la table si violemment que la lampe à pétrole roule au pied d’une tenture. Les hommes, assoiffés de vengeance, ne s’en aperçoivent même pas et, dans cette trappe de la mort, qui en quelques minutes va devenir la proie des flammes, ils laissent le cadavre de leur compagnon et le corps inerte de Louis Comte, évanoui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce soir-là, ainsi que d’habitude, Hector Labelle avait gagné sa mansarde aussitôt après la fermeture officielle de l’établissement.

Il avait relu la lettre de sa pauvre Jeannette et s’était mis au lit en proie à de tristes pensées, mais un garçon de 19 ans, qui travaille toute la journée, et se lève de bonne heure chaque matin, souffre rarement d’insomnie ; aussi, malgré sa mélancolie, il tomba bientôt dans un profond sommeil.

Réveillé en sursaut par une détonation, il eut l’intuition, plutôt que la certitude, que c’était un coup de revolver. Comme il prêtait l’oreille, il entendit le claquement d’une porte, puis une course rapide vers l’arrière du magasin et le bruit d’une fenêtre qu’on ouvre ; enfin, presque aussitôt, le vacarme d’un groupe d’homme courant dans l’escalier et se ruant vers la porte extérieure.

En une minute, il fut sommairement habillé et, sans hésiter, descendit vers le magasin. Tout à coup, ses narines frémirent, reconnaissant l’odeur si redoutée de l’incendie. Il précipita sa descente et, malgré l’âcre fumée qui emplissait l’escalier, l’aveuglant, le suffoquant, il courut jusqu’à l’entrée du sous-sol où le feu faisait rage.

Un gémissement lui parvint, tandis qu’il buttait sur un corps. À ses pieds, Louis Comte, revenu de son évanouissement pour sentir aussitôt les affres de l’asphyxie, se traînait péniblement, tentant d’appeler au secours.

Hector saisit le malheureux et, bien qu’il sentît lui-même ses forces l’abandonner, il parvint à le hisser jusqu’au rez-de-chaussée, au moment où les flammes commençaient à se montrer, léchant les murs.

Quelques pas seulement les séparaient de la rue ; ils touchaient au salut, mais l’asphyxie commençait à gagner le jeune héros et il tomba avec sa charge. Bien qu’il eût eu plus de chances de se sauver s’il se fût libéré de son fardeau, il n’y songea même pas ; il saisit le bras de l’homme inconscient et le remorqua à sa suite, se traînant vers la porte libératrice.

Quand l’alarme fut donnée et que les secours arrivèrent, les plus hardis trouvèrent, sur le seuil de la maison en flammes, deux corps inanimés. Cependant, on parvint à les ramener à la vie, grâce à la pratique de la respiration artificielle et sauveteur et sauvé furent hébergés dans une maison voisine où chacun, doté d’un bon lit, devait se remettre promptement ; si promptement que quelques heures plus tard, Louis Comte avait disparu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, le docteur vint examiner Hector et déclara qu’il ne se ressentirait en aucune façon de son accident.

Alors, un autre personnage vint lui annoncer, qu’en sa qualité de shérif, il se voyait dans l’obligation de l’emmener pour être retenu comme « témoin principal ». Et voilà comment un acte de bravoure lui valut la prison.

On avait retiré des décombres fumants un cadavre carbonisé, mais l’autopsie avait révélé qu’on devait attribuer la mort à une balle de revolver. Les prospecteurs volés observèrent un prudent silence, préférant ne pas voir leurs noms mêlés à cette sinistre affaire, d’autant plus que personne, pas même Hector, ne les avait vus entrer au débit le soir du meurtre. D’ailleurs, ils se disaient qu’un jour ou l’autre, ils auraient sans doute l’occasion de retrouver l’assassin et de venger eux-mêmes leur camarade et… leur portefeuille.

Il répugne toujours aux gens de police ou de justice de relâcher le témoin principal sans tenir l’auteur avéré d’un crime. Aussi, Hector subit-il des interrogatoires serrés et constata avec indignation qu’on le soupçonnait d’être un assassin alors qu’il avait risqué sa vie pour sauver celle d’un étranger.

Toutefois, à l’enquête préliminaire, sa physionomie franche, son récit aux accents sincères, ébranlèrent les petits jurés qui déclarèrent que, faute de preuve suffisante, il n’y avait pas lieu à procès contre lui.

Malgré cette décision, il dut quitter le pays des mines d’or plus pauvre qu’il n’y était arrivé, et bien triste aussi de voir combien la Providence lui était défavorable. Mais sa Foi en Dieu l’empêcha de s’aigrir et de se décourager ; il se dit qu’après les épreuves, vaillamment supportées, viennent les récompenses et, le souvenir de sa fiancée au cœur, il reprit son élan vers la conquête du bonheur.

Il ne devait jamais savoir que l’homme qu’il avait sauvé d’une mort certaine était un voleur et un misérable, mais était aussi le père de celle qu’il aimait.

Comment aurait-il pu reconnaître Joseph Lespérance sous les traits transformés de Louis Comte, élève et complice du bandit Lorenzo.