L’empoisonneur/Sieur Lorenzo Lacroix

Éditions Édouard Garand (42 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 20-22).

IV

SIEUR LORENZO LACROIX


Il y avait huit jours qu’Hector Labelle travaillait au « Quick Lunch », quand il vit entrer un étrange petit homme d’une cinquantaine d’années, dont les yeux fureteurs se perdaient dans les rides d’un visage imberbe.

À cet heure tardive de l’après-midi, il ne se trouvait aucun client dans l’établissement ; pourtant, le nouveau venu alla droit au patron et lui demanda s’il pouvait causer avec lui privément. Le colosse regarda un peu surpris cet avorton qui parlait avec tant d’autorité, et, bien que la physionomie de son interlocuteur ne lui fut pas très sympathique, il lui fit signe de le suivre, mis en confiance par son apparence chétive. Tous deux montèrent un petit escalier en colimaçon situé derrière le comptoir et disparurent.

Ils revinrent au bout de quelques minutes, ayant tous deux l’air fort satisfait, comme des gens qui viennent de faire un marché avantageux pour les deux parties. L’inconnu examina avec une certaine impertinence, le jeune Hector, occupé à balayer le plancher, puis se tourna vers le patron en disant :

— Depuis combien de temps est-il à votre service ?

— Huit jours, répondit l’autre, mais c’est un bon homme, honnête et travaillant.

— C’est bien, je le garderai. À demain !

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Le surlendemain, le « Quick Lunch » était transformé en restaurant de liqueurs douces, à l’enseigne de « LORENZO LACROIX »

Pendant deux jours, Hector n’eut pour ainsi dire rien à faire, car les amateurs de liqueur douce semblaient plutôt rares dans la ville. Quant à son nouveau patron, il ne le voyait presque pas. Sorti de bonne heure, Lacroix ne rentrait guère qu’au moment de fermer. Cependant, le troisième soir, une automobile s’arrêta devant le petit magasin ; le patron en descendit, accompagné d’un autre homme, chacun portant quatre boîtes semblables à des bidons de gazoline, qu’ils allèrent déposer dans le sous-sol ; ils firent ainsi plusieurs voyages et repartirent avec l’auto. Quelques instants plus tard, Lorenzo Lacroix revint, accompagné de quatre hommes, vraisemblablement des prospecteurs.

— Tu peux fermer et aller te coucher, dit-il à Hector, ces messieurs restent à veiller avec moi.

Hector monta dans sa chambre et, n’entendant aucun bruit, fut bientôt couché et endormi.

Le lendemain, Lacroix, qui était sorti vers dix heures, revint peu après avec un volumineux paquet dont il sortit d’épaisses tentures.

— Viens m’aider, fit-il.

Hector le suivit dans le sous-sol et tous deux accrochèrent les tentures aux murs, obstruant complètement le soupirail par où filtrait le jour. Un peu après, des hommes apportèrent une grande table et une porte. Aidé de son commis, Lacroix installa la table au centre et plaça la porte, également garnie de tentures, au bas de l’escalier.

Ils étaient à peine remontés que deux hommes entrèrent et sur un signe du patron, le suivirent dans le sous-sol, ainsi qu’Hector, qui avait reçu l’ordre de descendre une bouteille d’eau et deux verres.

En bas, le patron déboucha une « canisse », jeta le tiers du contenu de la bouteille qu’il remplaça par le liquide de la « canisse », et les deux hommes dégustèrent le poison.

Au bout de huit jours, le sieur Lorenzo Lacroix faisait des affaires d’or ; si les clients étaient rares dans le magasin, ils devenaient de plus en plus nombreux dans le sous-sol.

Chaque soir, à dix heures, tout le monde sortait et les lumières s’éteignaient ; puis, peu après, quelques hommes revenaient silencieusement et gagnaient le sous-sol, tandis qu’Hector recevait l’ordre de fermer le magasin et de monter se coucher.

Le jeune homme, était perplexe ; travailler dans un « blind pig », un tripot, lui répugnait, non seulement à cause des ennuis que cela pouvait lui attirer, mais parce que ses principes honnêtes s’accommodaient mal d’une semblable besogne.

Cependant, quitter sa place sans être certain d’avoir de l’ouvrage ailleurs, c’était risquer de perdre le peu d’argent qu’il avait pu déjà économiser.

Il résolut donc de rester le temps d’augmenter son pécule et de se chercher un emploi moins équivoque.

Parmi les joueurs de cartes qui fréquentaient l’établissement clandestin, un homme avait attiré l’attention du jeune Labelle, par sa ressemblance étrange avec Joseph Lespérance, le père de sa fiancée. Comme Joseph, cet homme semblait approcher la quarantaine ; son profil énergique, mais flétri par les excès, était bien le même ; cependant ses cheveux étaient blonds, d’un blond terreux, ainsi que ses sourcils ; enfin, si son regard était celui de Lespérance, la forme des yeux était différente : fendus exagérément, ils avaient un « je ne sais quoi » d’oriental.

Hector avait tressailli en apercevant cet inconnu et, chose curieuse, le nouveau venu avait pâli, tandis qu’une expression de frayeur avait traversé son regard.

Pourtant, vite ressaisi, l’homme avait noué conversation avec le commis, et, par ses façons affables, il était devenu, au bout de quelques jours, familier avec lui.

Sur ces entrefaites, Hector reçut une lettre qui le combla de douleur, lettre par laquelle Jeannette lui rendait sa parole en lui avouant le crime de son père ; elle le félicitait d’avoir trouvé de suite de l’ouvrage, lui souhaitant une bonne réussite, ajoutant qu’elle et sa seconde mère avaient obtenu que la plainte fût retirée et qu’elles allaient travailler et rembourser le montant du vol. Enfin, elle affirmait qu’elle aurait attendu patiemment son fiancé, mais qu’étant la fille d’un voleur, elle se voyait dans l’obligation de le délier de son serment.

Il émanait une telle douleur de la lettre de la pauvre enfant, que tandis qu’il la lisait, Hector sentit de grosses larmes monter à ses yeux. Une voix le tira de sa mélancolie :

— Eh quoi ! l’ami, des mauvaises nouvelles !

Le sosie blond de Joseph Lespérance était devant lui, et, malgré le ton désinvolte qu’il affectait, il était aisé de voir qu’il était en proie à une émotion intense, qu’Hector, il est vrai, attribua à de la pure sympathie. Il en fut touché et, se sentant le besoin d’un confident, il tendit la lettre, disant simplement :

— Lisez !

Il était trop préoccupé lui-même pour remarquer le trouble qui s’emparait de l’homme, à mesure qu’il avançait dans sa lecture, sinon il eût été effrayé du spectacle qu’offrait ce visage exsangue, contracté par la douleur.

Quand il eut achevé, Louis Comte, — c’était là le nom sous lequel l’étranger s’était présenté — laissa retomber la lettre en murmurant :

— Oh ! Misérable !… Misérable ! Puis, la tête basse, les épaules affaissées, les jambes lourdes, il descendit au sous-sol, d’où il ne remonta que fort tard, complètement ivre, bousculé et rudoyé par Lacroix, qui semblait avoir sur lui une grande autorité.

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Décidément, il se passait des choses étranges dans le débit clandestin, mais Hector n’était pas encore un observateur très expérimenté et d’ailleurs il ne pensait qu’à sa malheureuse fiancée, à laquelle il venait de répondre que la faute commise par son père ne pouvait rejaillir sur elle-même et que rien ne saurait diminuer la profonde affection qu’il lui avait vouée. Il eût été certainement surpris et édifié s’il avait pu entendre cette conversation tenue le lendemain, entre le tenancier et Louis Comte :

— Ah ! te voilà, s’était écrié le premier en voyant arriver l’autre. Si tu veux arriver à quelque chose, il faudra pourtant que tu renonces à cette habitude de te saouler comme un porc !

— J’essaierai, répondait Louis Comte, mais j’ai des soucis !… J’ai bien du trouble, allez !

— Imbécile ! De quoi t’inquiètes-tu ?… Grâce à la recette que je t’ai enseignée, te voilà devenu blond ; deux légers coups de lame de rasoir ont complètement changé la forme de tes yeux !… Qui pourrait te reconnaître ?

— Ah ! c’est pas seulement ça !…

— Alors, quoi ?… Tu voudrais être riche ? … Patience !… Notre plan marche à merveille. Tu perds régulièrement à nos parties de cartes et je m’arrange pour gagner l’équivalent de tes pertes, de sorte que le jeu semble régulier ; cependant, petit à petit, tu as réussi à faire monter les enjeux sans éveiller les doutes. Les prospecteurs s’ambitionnent et ce soir, jour de paye, je te promets une grosse partie. Aussi, changement de tactique !… Ce soir, nous jouons la combinaison. Ils ne soupçonnent pas notre entente et nous allons les dépocher à fond !… « Cheer up, piece of cheese ! » nous allons commencer le travail sérieux !