L’empoisonneur/Un as du crime
VI
UN AS DU CRIME
Le lecteur n’a eu, jusqu’à présent, qu’un bien mince aperçu des talents et exploits de cet énigmatique vieillard qui, rencontrant Joseph Lespérance à La Tuque, avait deviné en lui la bête traquée, après le premier pas dans la voie du crime, l’instrument docile, qu’il pourrait faire agir à sa guise, en le tenant par le chantage.
Or, le tic dominant de ce maniaque du crime était de faire des émules, d’entraîner des esprits faibles à la sinistre vie de bandit, de les tenir ensuite sous ses ordres, les exposant de préférence à lui-même, mais récoltant toujours la majorité, sinon la totalité des profits.
Lespérance n’était pas sa première victime et plusieurs malheureux expiaient au bagne, ou dans la tombe, le triste avantage d’avoir fait sa connaissance.
Lui-même avait toujours réussi à déjouer la police. Doué de qualités intellectuelles remarquables, il avait malheureusement cédé au côté morbide de son caractère et, alors qu’il eût pu, en employant mieux son intelligence, rendre à la société de signalés services, il était devenu un véritable génie du mal.
Inutile de dire que son vrai nom n’était pas Lacroix, ni Lorenzo, ni aucun des autres pseudonymes sous lesquels il avait précédemment « travaillé » ; son genre d’occupation l’obligeant à changer d’état civil après chaque opération, il avait déjà épuisé une longue liste d’alias, dont quelques-uns ne sont pas encore oubliés aux quartiers généraux de la police.
Clerc de notaire et faussaire à Québec, il devint comptable et filou à Halifax, puis, dans une affaire criminelle qui fit sensation, il obtint des sommes importantes d’un personnage politique en vue contre lequel il détenait des indices compromettants. Ensuite, il fit « de l’assurance », c’est-à-dire que, par l’intermédiaire de complices stylés, il toucha plusieurs primes de gens morts de façon mystérieuse.
Grâce à la prohibition, il connut de véritables triomphes comme « bootlegger », et sous le nom de Napoléon Piémontais, il doit être encore présent à la mémoire de plusieurs agents du revenu et officiers de douane. Il osait leur dire tranquillement que s’il les trouvait sur son chemin quand il avait un « voyage », il les tuerait.
Un jour, des agents crurent le prendre en plaçant une automobile en travers de la route ; sans se démonter, il donna à son chauffeur l’ordre de foncer à toute allure sur l’arrière du véhicule qui tourbillonna, tandis que sa propre voiture faisait au-dessus du fossé un rétablissement sur deux roues et s’enfonçait dans la nuit.
D’autres fois, il avait recours à la ruse et plusieurs de ses mystifications sont devenues célèbres dans certains milieux. Contrefaisant sa voix, il signalait aux autorités que Napoléon Piémontais allait passer un « char de whiskey » et, tandis qu’on arrêtait son automobile chargée d’inoffensifs légumes, son chauffeur passait le vrai « chargement » à 70 milles à l’heure.
On n’a pas oublié, à Timmins, l’histoire du tonneau de cornichons. Un énorme baril fut un jour débarqué du train, portant la mention « PICKLES » et le nom d’un destinataire complètement inconnu. L’agent du revenu, mis en éveil, « pipa » le contenu qu’il reconnut être du whiskey en esprit. Décidé non seulement à confisquer l’envoi, mais encore à mettre le destinataire sous verrou, il fit laisser le baril bien en vue sur la plateforme de la station et plaça un guetteur en permanence, revolver au poing. Pendant huit jours, les guetteurs se succédèrent sans résultat ; personne ne s’était approché du baril. Cette situation se serait sans doute prolongée si, par hasard, un homme n’avait légèrement bousculé l’objet qui tomba et se mit à rouler.
Il était vide. On s’était glissé sous la plate-forme qu’on avait percée, ainsi que le tonneau, à l’aide d’une vrille et, par un tube de caoutchouc, le contenu avait été transversé et mis en lieu sûr. En lieu très sûr, car il n’y a aucun doute qu’il était déjà vendu, bu et… digéré quand fut découverte la supercherie.
Énumérer la liste d’affaires criminelles auxquelles ce démon de la nuit prit part pendant sa longue carrière, tiendrait trop de place et d’ailleurs, sur ce sujet malsain, mieux vaut ne pas trop insister. Il était toutefois nécessaire de présenter avec quelques détails le sinistre bandit, qui joue un rôle important dans la suite de ce récit véridique, pour faire comprendre en quelles mains redoutables était tombé Joseph Lespérance et la funeste influence que put avoir cette rencontre sur sa triste destinée.
Lorenzo, après son exploit, n’avait pas fait la bêtise de s’enfuir par la porte. Poursuivi par quatre gaillards plus jeunes et plus vigoureux que lui, il eut été vite rejoint et « lynché ».
Une des fenêtres de son établissement, au rez-de-chaussée, donnait sur un terrain inculte, par lequel on pouvait rejoindre l’église ; c’est cette direction qu’il prit, tandis que ses poursuivants se ruaient d’instinct vers la porte.
Arrivé à l’église, il modéra sa course, de crainte de se faire remarquer, et frappa à une maison d’aspect misérable, dont une fenêtre s’ouvrit presqu’aussitôt.
— Descends ! fit Lorenzo.
— Ah ! c’est vous, boss. Ça va prendre une minute.
Peu de temps après, en effet, l’homme, en manches de chemise et nu-pieds, ouvrait la porte, que Lorenzo referma après être entré.
— Habille-toi et fais ton plein d’essence, fit Lorenzo de son ton de commandement.
— Pourquoi faire ?
— Ça ne te regarde pas ! Est-ce que je t’ai toujours bien payé tes voyages ?
— Ah ! çà, oui, boss, j’ai pas à « kicker » sur la paye !
— Eh bien ! double tarif pour cette nuit, mais fais vite !
— Ah ! ça prendra pas de temps ! La machine est toute prête. Je devais partir demain matin « à bonne heure » !
— Fais vite !
Deux minutes plus tard, la machine démarrait :
— Où allons-nous ? s’informa le chauffeur.
— Porquis Junction !
— All right, boss !
Et l’auto s’enfonça dans la nuit.
L’homme était un fameux conducteur, comme le sont généralement ceux qu’emploient les « bootleggers » et, malgré le mauvais état des routes à cette époque, la voiture avançait à une vitesse folle. Mais, pendant un virage, un reflet frappa la vitre et l’homme, intrigué, ralentit.
— Qu’y-a-t-il ? s’exclama Lorenzo.
— Un feu ! répondit l’autre en stoppant. On dirait que c’est de votre bord !
Lorenzo regarda ; non loin de l’église, un foyer projetait ses lueurs fauves, éclairant le clocher. Malgré son flegme, il frissonna. Dans leur fureur, ses victimes avaient mis le feu, l’alarme devait être donnée et bientôt, on se lancerait à sa poursuite.
— Laisse brûler, s’écria-t-il, et file au plus vite !
L’homme hésita, se gratta la tête, puis se décida à dire :
— On croirait que c’est votre baraque qui brûle. On serait mieux d’aller voir.
— Es-tu fou ?… Avance, que je te dis
— Vous êtes bien pressé !… C’est pas clair, tout ça !
— Mais avance donc !
— Non, patron !… Quand il s’agit de contrebande, je suis votre homme, mais l’affaire de cette nuit… ça sent mauvais ! Moi, je « revire de bord » !
Une lueur de rage passa dans les yeux du terrible vieux. Il fit presque le geste de porter la main à sa poche, mais il se contint. Malgré sa position incommode, le chauffeur pouvait se défendre ; il fallait ruser.
— Eh bien ! revire donc, si tu as peur, mais c’est un voyage perdu… à double tarif !
— Tant pis, pour le voyage ! J’aime mieux de même !
L’homme desserra son frein… mais il ne remit pas la machine en marche, car il venait d’être frappé d’un coup de poignard entre les deux épaules.
Avec une vigueur surprenante chez un homme de son âge, le bandit tira sa victime hors de la voiture et la traîna jusqu’au fossé, assez profond en cet endroit, en prenant bien garde de ne pas tacher ses vêtements. D’ailleurs l’arme était restée enfoncée jusqu’à la garde dans la plaie, d’où ne s’écoulait qu’un mince filet de sang. Ayant dissimulé le cadavre de son mieux, Lorenzo le fouilla, prit sa licence de chauffeur, son maigre rouleau d’argent (il ne faut rien laisser perdre !) et son mouchoir. Avec ce dernier, il essuya soigneusement les coussins de l’auto, puis, retournant à sa victime, il sortit le poignard de la blessure, évitant le jet de sang ; très calme, il essuya l’arme qu’il remit en poche, jeta le mouchoir sur le corps et « s’embarqua ».
Avant minuit, il longeait le lac Témiscamingue, où il choisit un endroit désert pour se laver soigneusement les mains. Au petit jour, il approchait d’Halibury.
La situation devint alors assez critique, car sa réserve de gazoline était presqu’épuisée ; il eût bien pu se rendre jusqu’au prochain garage et se réapprovisionner, mais c’était laisser une trace de son passage, une piste dangereuse. Il savait que chaque matin des mineurs partaient à pied de Timmins pour la fosse de South Porcupine ; il y avait de grosses chances pour que le cadavre fut bientôt découvert. L’alerte serait donnée et la possession de l’automobile volée deviendrait une épée de Damoclès.
Lorenzo, examinant les rives du lac, trouva bientôt ce qu’il cherchait : une falaise surplombant un gouffre ; il mit la machine en marche, la dirigea vers l’abîme, en sauta prestement, la laissant tomber dans le vide et disparaître sous les flots.
Il ne restait plus nul indice de sa culpabilité dans son second crime de la nuit. Mais il ne lui fallait pas moins continuer sa fuite, car on devait actuellement le rechercher à Timmins et dans les environs pour son meurtre précédent.
Il gagna Halibury à pied et déjeuna, puis s’informa des heures des trains. Il n’y en avait pas pour North Bay ce jour-là, mais le bateau de Ville-Marie devait partir vers neuf heures, ce qui permettait de faire la connexion sur l’autre rive, dans la province de Québec, avec le train de Mattawa.
Il adopta ce parti et, le soir même, confortablement installé dans une couchette de wagon-lits, il roulait vers Ottawa, fort satisfait de n’avoir laissé aucune piste derrière lui.