L’art de la teinture du coton en rouge/Chapitre 1

Chapitre Ier

CHAPITRE PREMIER.

Du choix d’un Local propre à former un établissement de Teinture en coton.

Une fabrique quelconque ne peut prospérer qu’autant qu’elle est établie dans un local bien choisi.

C’est faute d’avoir constaté et calculé d’avance les avantages et les inconvéniens de telle ou telle position, qu’on voit tomber, chaque jour, des établissemens qui entraînent la ruine des entrepreneurs.

On peut lutter, à la vérité, pendant quelque temps, à force d’économie, d’intelligence et de bonne administration, contre les vices de la localité ; mais, comme les effets d’un mauvais emplacement se répètent, chaque jour, et à chaque instant, ils minent, peu à peu, l’établissement par sa base, et entraînent infailliblement sa chûte.

Je pourrois en appeler ici à ces malheureux entrepreneurs qui, chaque jour, ensevelissent leur fortune dans divers établissemens : ils vous diroient tous que, séduits par la disposition d’une belle maison, ou par le bas prix de la main-d’œuvre, ou par la beauté d’un cours d’eau, ou par l’abondance du combustible, ils se sont laissé entraîner à former des fabriques, et qu’ils ne se sont apperçus que l’emplacement ne présentoit qu’une des conditions nécessaires au succès, que lorsque leur ruine a été consommée.

Le premier soin qui doit occuper un entrepreneur qui a le projet de former un établissement de teinture en coton, c’est de s’assurer de la facilité des approvisionnemens, et de l’avantage que présente la localité pour la consommation et le transport des produits.

Les objets d’approvisionnement pour une teinture, sont le coton, la garance, la soude, l’huile, la noix de galle, le sang et le savon.

Ces objets d’approvisionnement se trouvent par-tout : mais ils ne sont pas par-tout au même prix ; et, conséquemment, les ateliers de teinture ne peuvent pas être placés, indistinctement, et comme au hasard, sur tous les points du globe.

Pendant plusieurs années, les fabricans en tissus de coton, de la ville de Montpellier, ont alimenté leurs fabriques en achetant à Marseille du coton en laine, qu’ils faisoient filer dans les montagnes du Gévaudan, et qu’ils envoyoient ensuite à Smirne pour y être teint en rouge. Ce long trajet, qu’on faisoit parcourir au coton, entraînoit, non-seulement des frais de transport considérables, mais il nécessitoit encore une énorme avance de capitaux de la part du fabricant : car, depuis le moment de l’achat du coton jusqu’à celui de son emploi dans la fabrique, il s’écouloit plus d’une année. Aujourd’hui, tout est rapproché : le coton est filé et teint en rouge dans le même lieu, où il est ensuite converti en tissu ; la filature, la teinture, le tissage, sont constamment sous l’œil de l’entrepreneur ; et ces diverses branches d’une même industrie, ainsi rapprochées et concentrées, s’aident, se prêtent des secours mutuels, et assurent leurs succès l’une par l’autre.

La garance est celui de tous les élémens de la teinture qui est employé à plus haute dose ; et c’est encore celui qui présente le plus d’embarras dans le transport.

La garance dont on se sert, le plus généralement, est celle qu’on récolte dans le Comtat Vénaissin, aujourd’hui département de Vaucluse. Il n’est donc pas douteux que les établissemens de teinture, qui sont formés dans le Midi de la France, ne jouissent d’un avantage considérable sur ceux du Nord : en temps de guerre, lorsque les transports par mer sont interrompus, cet avantage est quelquefois de 20 et 30 francs par 100 livres (50 kilogrammes) de garance, ce qui double le prix de cette substance.

La soude, l’huile, la noix de galle et le savon qui se tirent également du Midi, offrent, à la vérité, des différences moins sensibles, parce qu’on les emploie dans une proportion moins forte que la garance : cependant le poids de ces objets réunis équivaut à environ deux fois le poids du coton employé ; de manière que leur transport, du Midi au Nord, nous présente un désavantage égal à celui de la garance.

Il suit, de ce que nous venons d’établir, que, pour teindre une livre (demi-kilogramme) de coton dans le Nord de la France, il faut y transporter, au moins un poids triple, en matières tinctoriales du Midi. Il y auroit donc de l’avantage à teindre dans le Midi, et à porter les cotons teints, dans le Nord, pour y être employés aux fabriques : on économiseroit environ 3 sur 4, eu égard à la différence entre le poids du coton et celui des matières qu’on emploie à sa teinture. Cette différence, quoique très-réelle, a été peu sentie jusqu’aujourd’hui, parce que le désavantage de l’emplacement dans les teintures du Nord, y a été racheté par l’économie et la supériorité de la filature, qui s’y faisoit avec des mécaniques perfectionnées, tandis que, dans le Midi, elles y étoient inconnues. Du moment que ces mécaniques seront adoptées par-tout, l’avantage de la localité ressortira avec toute sa force.

Dans une teinture en coton, où les lavages à grande eau se répètent, au moins, six à sept fois, sur chaque partie, on a besoin d’une eau qui se renouvelle, pour bien nettoyer les cotons, pour en extraire toutes les matières étrangères, et ne laisser sur le fil que le mordant qui y adhère, ainsi que le principe colorant qu’on y dépose. Il faut donc une eau vive, courante et assez abondante pour qu’elle soit toujours propre.

Indépendamment de la quantité, l’eau doit encore réunir quelques qualités qui la rendent propre à la teinture : elle doit être pure et exempte de sels terreux ; car, outre qu’elle ne dissoudroit pas le savon, la noix de galle et la soude qu’on emploie dans la teinture en précipiteroient la partie terreuse sur le coton, et la couleur rouge en deviendroit terne et vineuse, sur-tout si le principe terreux étoit de la chaux, comme cela est ordinairement.

Une eau qui devient trouble et laiteuse par suite d’inondations, présente moins d’inconvéniens que celle qui est chargée de sels terreux. Il paroît que la terre suspendue dans l’eau n’est pas aussi susceptible de combinaison avec la noix de galle que celle qui est dissoute dans un acide : cependant il est prudent de suspendre tout lavage, lorsque l’eau charie, parce que les couleurs en seroient altérées, sur-tout dans les dernières opérations.

Il est encore à désirer qu’on ait à sa disposition une eau qui ne contracte pas un trop grand froid : les eaux qui sont exposées au midi, celles qui coulent sur un sol marneux, sont, en général, plus chaudes que celles qui sont exposées au nord ou qui coulent sur la pierre ou les cailloux : les ouvriers, obligés, chaque jour, de plonger dans l’eau les pieds et les mains, pour y laver les cotons, se refusent à ces opérations ou les exécutent mal, et contractent même souvent des maladies, lorsque les eaux sont glaciales.

L’eau qui ne se gèle point est encore préférable à celle qui se gèle : car les suspensions de travail dans les fabriques sont toujours ruineuses.

Lorsqu’on peut se procurer une chute d’eau, d’environ 7 pieds (2 mètres ) de hauteur, on peut donner une bien grande facilité à tous les travaux de l’atelier : le service des chaudières et des avivages, lorsqu’on le fait à bras, et le broiement de la garance, qu’on exécute par la force des chevaux, n’offrent ni l’économie, ni la perfection d’un service obtenu par un cours d’eau non interrompu et toujours égal.

Comme, en général, chacune des opérations, qu’on fait subir au coton, se termine par le lavage, et qu’on ne peut pas passer de l’une à l’autre sans avoir séché le coton, il s’ensuit que l’emplacement qu’on destine à former un atelier de teinture doit offrir une exposition favorable à la dessiccation. Cet emplacement doit recevoir le soleil de midi, et néanmoins être assez abrité pour que le vent ne tourmente pas les cotons à l’étendage : car, outre l’inconvénient de dessécher trop vite et inégalement, les fils se mêlent, les mateaux s’amoncèlent ou sont jetés sur les piquets, sur la surface desquels ils s’accrochent et se déchirent.

Indépendamment de ces premières dispositions du local, il faut encore que le sol de l’étendage soit sec : pour peu qu’il soit humide, la dessiccation y est lente, et presqu’impossible pendant les premiers jours qui succèdent à une pluie.

Il faut encore que le local, dans lequel on veut établir une teinture, présente un développement suffisant ; qu’il soit clos de murs ou entouré de fossés ; que les avenues en soient faciles, et qu’on puisse s’y procurer aisément le nombre d’ouvriers dont on a besoin.